Le Mécanisme pour le Myanmar toque à la porte de Naypyidaw

Le nouvel organe de collecte de preuves des Nations unies sur les crimes internationaux au Myanmar, lancé il y a un an, a annoncé qu'il a commencé à partager des informations dans l’affaire du génocide des Rohingyas devant la Cour internationale de justice, y compris avec le gouvernement du Myanmar, dans l'espoir d'ouvrir une nouvelle porte.

Le Mécanisme pour le Myanmar toque à la porte de Naypyidaw
Aung San Suu Kyi devant la Cour internationale de justice (CIJ), en décembre 2019. Le Mécanisme d'enquête indépendant pour le Myanmar annonce qu'il a partagé des informations avec les deux parties à l'affaire portée devant la CIJ, dont le gouvernement de Naypyidaw, la capitale du Myanmar. © Koen Van Weel / ANP / AFP
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En l'absence de justice, le Mécanisme d'enquête indépendant pour le Myanmar (IIMM ou Mécanisme pour le Myanmar) a été mis en place pour recueillir et conserver des preuves en vue d'éventuels procès internationaux ou nationaux. Cependant, la Gambie, petit État d'Afrique de l'Ouest qui sort lui-même d’une dictature marquée par des violations des droits humains, a posé un acte historique en saisissant la Cour internationale de justice (CIJ) d'une plainte contre le Myanmar pour violation de la Convention sur le génocide de 1948. Cette Cour a ordonné au Myanmar de prendre "toutes les mesures" en son pouvoir pour mettre fin aux graves violences contre la communauté Rohingya, ce que Human Rights Watch dit qu’il n'a pas fait. L'affaire impliquant les deux États (mais pas des individus) est en cours.

En attente de réponses de Naypyidaw

Rencontrée à Genève, Kaoru Okoizumi, l’adjointe en chef du Mécanisme, a déclaré à Justice Info que ce dernier a "partagé des informations" avec les deux parties à cette affaire, à leur demande. Ce pourrait être un premier pas, dit-elle, vers une plus grande collaboration avec Naypyidaw, la capitale du Myanmar : "En ce qui concerne notre demande de visite au Myanmar et nos demandes d'informations, nous attendons toujours des réponses du gouvernement. Jusqu'à présent, nous n'avons pas réussi. Mais nous avons cette ligne de communication avec le Myanmar en ce qui concerne la procédure devant la CIJ. C'est, nous l'espérons, un premier pas vers un engagement plus large, une relation de coopération". De son côté, la Cour pénale internationale (CPI), dont le mandat est de poursuivre les individus présumés responsables de crimes internationaux, a également ouvert une affaire sur les crimes perpétrés contre les Rohingyas. Selon Okuizumi, le mécanisme s'est également "engagé auprès de la CPI". Elle n'a pas donné de détails.

Focus sur les violences sexuelles 

En 2017, des militants du groupe ethnique musulman Rohingya ont attaqué des postes de police du Myanmar, provoquant une vaste répression de l'armée, qui a poussé près d'un million de Rohingyas à s'exiler au Bangladesh voisin. Selon les rapports de l'Onu, l'armée, parfois aidée par les milices bouddhistes locales, a incendié des villages, commis des massacres, des viols et des violences sexuelles. Un rapport de l'Onu a déclaré que le chef de l'armée du pays et cinq autres hauts responsables militaires devraient être poursuivis pour "génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre".

Le dernier rapport annuel du Mécanisme, présenté à la session en cours du Conseil des droits de l'homme des Nations unies à Genève, a été généralement bien accueilli par les ONG. Mais elles l'ont exhorté à accorder une attention particulière aux violences sexuelles. "Nous savons, d'après tous les rapports et les informations dont nous disposons, que les violences sexuelles faisaient partie intégrante du conflit et continuent de caractériser la situation sur le terrain au Myanmar", répond Okuizumi, par ailleurs avocate japonaise et experte en matière de violences sexuelles. "C'est donc un domaine sur lequel nous nous concentrons beaucoup. Notre intention est de faire en sorte que la violence sexuelle et sexiste soit intégrée dans tous les aspects de notre travail, qu'elle ne soit pas seulement le fait de spécialistes, mais qu'elle soit vraiment au cœur de notre stratégie d'enquête".

Première année de fonctionnement

Dans son rapport, le Mécanisme indique que "au cours de sa première année de fonctionnement, le Mécanisme s'est attaché à accélérer ses opérations et ses activités sur différents fronts, notamment ses processus opérationnels et administratifs, son engagement auprès des entités et des parties prenantes concernées et la mise en œuvre de son mandat de fond". La pandémie de Covid-19, dit-il, a mis un frein important aux travaux. L'équipe du Mécanisme n'a pu se rendre dans la région depuis décembre et les nouveaux membres du personnel ont dû commencer à travailler en ligne. Du fait également de la lenteur du processus de recrutement à l'Onu, explique Okuizumi, le nouvel organe de collecte de preuves a à peine plus de la moitié de son personnel en place. Sa pleine capacité serait d'environ 60 personnes, dit-elle.

Le Mécanisme est basé à Genève, en Suisse, loin du lieu des crimes présumés sur lesquels il enquête, perpétrés notamment contre la minorité ethnique musulmane Rohingya du Myanmar. "Nous aimerions avoir une petite équipe basée dans la région", a déclaré Okuizumi à Justice Info. "C'est l'une des raisons pour lesquelles nous sommes allés en Asie en décembre pour rencontrer les gouvernements afin de voir s'il serait possible d'avoir une présence dans la région. Malheureusement, il n'y a pas eu autant d'intérêt que nous l'avions espéré à ce moment-là". Les discussions sont toujours en cours, affirme-t-elle.

"Du coup, il est beaucoup plus coûteux de voyager. Nous perdons du temps", poursuit-elle. "En même temps, nous ne sous-estimons pas ce que nous pouvons faire à distance, car il y a d'énormes quantités de matériel, d'informations, de ressources sur Internet, disponibles en sources ouvertes. Nous pouvons communiquer avec divers partenaires et interlocuteurs par des moyens virtuels. Cela ne nous a pas nécessairement gênés dans notre capacité à collecter des informations, d'autant plus que nous n'en sommes qu'au tout début de notre vie".

Trop lent ?

Pourtant, la justice est loin d'être à portée de main. "Je comprends que les victimes pensent que le Mécanisme fonctionne trop lentement", admet Okuizumi. "Mais la justice pénale internationale n'est pas un processus rapide. Nous enquêtons sur des affaires très complexes, impliquant des situations très complexes, des hiérarchies complexes et des structures organisationnelles complexes. Je ne pense pas que quiconque devrait s'attendre à ce que nous ayons bientôt des affaires à part entière".

Le Mécanisme veut prendre le temps de faire les choses "correctement", ajoute-t-elle. "Il faut du temps pour identifier les personnes appropriées à interroger et pour s'assurer qu'elles bénéficient du soutien approprié en termes de besoins psychosociaux et médicaux ainsi que de besoins de sécurité immédiats et à long terme", poursuit-elle. "Cela inclut la protection de leur identité et la protection des informations qu'elles fournissent".

Bombardements et frappes aériennes aveugles

Okuizumi souligne que le Mécanisme ne s'intéresse pas qu’aux crimes contre les Rohingyas : "Nous examinons tous les crimes et violations graves commis au Myanmar depuis 2011, et nous espérons que notre existence même aura un impact dissuasif sur ces violations."

Dans une communication distincte au Conseil des droits de l'homme la semaine dernière, le rapporteur spécial des Nations unies sur le Myanmar, Thomas Andrews, des États-Unis, a exprimé son inquiétude face à la violence perpétrée de façon continue contre les civils au Myanmar, y compris les enfants, et aux installations récentes de militaires sur les anciens villages Rohingya dans l'État de Rakhine. "Où est la justice pour ceux qui sont bloqués dans les camps de réfugiés au Bangladesh alors que des installations sont construites sur leur territoire par les mêmes militaires qui sont accusés devant la Cour internationale de justice d'avoir commis un génocide à leur encontre ? », a-t-il interpellé. Suite à sa déclaration, Amnesty International ajoute : "Dans les États de Rakhine et de Chin, où les combats entre l'armée du Myanmar et l’armée [insurgée] d’Arakan s'intensifient depuis le début de l'année 2019, nous sommes alarmés par les informations persistantes faisant état de civils - dont des enfants - blessés et tués par des bombardements et des frappes aériennes aveugles de l'armée du Myanmar. Des dizaines de milliers de personnes ont été déplacées."

Forum Asia, qui compte des ONG membres dans toute l'Asie, y compris au Myanmar, avertit que "les atrocités commises par l'armée du Myanmar continueront si la communauté internationale ne prend pas des mesures urgentes pour obliger les auteurs de génocide, de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité contre les Rohingyas et les autres minorités ethniques à rendre des comptes". "Nous réitérons nos appels au Conseil de sécurité des Nations unies pour qu'il renvoie le Myanmar devant la CPI ou qu'il établisse un tribunal ad hoc", poursuit l’ONG.

Un budget en baisse

Le Mécanisme continue de bénéficier du soutien des ONG. Forum Asia, ainsi, a salué ses "efforts pour renforcer la sensibilisation du public et l'engagement de toutes les parties prenantes concernées" et a déclaré que "la communauté internationale devrait assurer la viabilité à long terme du Mécanisme en lui fournissant des ressources adéquates pour qu'il puisse poursuivre son mandat". Le Mécanisme dispose d'un budget annuel de quelque 14 millions de dollars provenant du budget ordinaire de l'Onu, mais il est confronté à un déficit de financement car de nombreux États membres n'y ont pas contribué. Il a dû réduire son budget 2021 et lance un appel aux dons bilatéraux. À cet égard et pour son travail de collecte de preuves, pouvoir annoncer une collaboration effective avec le gouvernement du Myanmar pourrait être clé.