Des traîtres parmi nous ? Comment les partisans de l'agression russe sont (à moitié) punis en Ukraine

Une part importante des procès liés à la guerre en Ukraine concerne les crimes contre la sécurité nationale. On pense aux procès pour trahison de soldats séparatistes ukrainiens capturés. Ou contre certaines autorités civiles pour collaboration. Mais des citoyens ordinaires sont également poursuivis. Dans la région de Kirovohrad, dans le centre du pays, les tribunaux ont prononcé 12 verdicts contre des civils pour avoir exprimé en ligne leur soutien à l'agression de la Russie.

Un « Z » (symbole de l’invasion militaire russe en Ukraine) est peint en blanc sur le capot d’une voiture puis repeint aux couleurs du drapeau ukrainien (jaune et bleu).
Sur une voiture abandonnée à Kupiansk, dans la région de Kharkiv, le "Z" blanc qui marque les véhicules engagés dans l'invasion russe a été repeint du drapeau bleu et jaune de l'Ukraine. © Yasuyoshi Chiba / AFP
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Contrairement aux régions voisines ou aux tribunaux de la capitale ukrainienne, où sont entendues des affaires contre des ajusteurs [personne ayant aidé à diriger le feu de l'ennemi], des collaborateurs ou des militaires russes accusés de crimes de guerre, actuellement, dans la région centrale de Kirovohrad, la plupart des procédures concernent le soutien sur Internet aux actions de la Russie - c'est-à-dire la diffusion de divers appels et messages pro-russes sur les réseaux sociaux qui violent la législation ukrainienne. Et dans 100% des cas que nous avons analysés, elles se sont terminées par des condamnations avec sursis.

Entre mars et juillet, les tribunaux de la région de Kirovohrad ont prononcé des condamnations dans 12 dossiers de soutien à l'attaque russe, la plupart en vertu de l'article 436-2 du code pénal ukrainien (justification de l'agression armée de la Fédération de Russie contre l'Ukraine, glorification de ses participants) qui est entré en vigueur le 16 mars 2022. Tous les accusés ont signé des accords de plaidoyer de culpabilité et ont été condamnés à des peines avec sursis, sans confiscation de biens. Dans deux cas seulement - qui, soit dit en passant, ont été entendus par le même juge du tribunal du district Kirovsky de Kropyvnytskyi - les accusés se sont vu imposer des obligations "créatives" supplémentaires, telles que la lecture de la Constitution de l'Ukraine et de la littérature ukrainienne à caractère national-patriotique.

En conséquence, deux personnes ont été condamnées à 5 ans de prison (avec sursis) avec une période probatoire de 3 ans ; les autres ont reçu une peine de 2 à 4 ans de prison (avec sursis) avec une période probatoire de 1 à 3 ans.

La plupart des accusés sont des personnes en âge de prendre leur retraite qui utilisaient les réseaux sociaux "Odnoklassniki" et "VKontakte", qui sont interdits en Ukraine, et qui étaient abonnés à des groupes de propagande pro-russes. Certains d'entre eux sont également des citoyens russes. Dans la plupart des cas, ils ont agi de leur propre gré, guidés par leurs convictions. En tout cas, rien dans les dossiers ne prouve qu'ils ont agi sur ordre d'agents russes ou autres.

Des crimes mineurs

C'est par exemple le cas d'un homme qui a été reconnu coupable du crime de justification de l'agression russe dans un jugement rendu le 28 juin par le tribunal de district de Vilshany. Selon le dossier, l'homme a la nationalité russe et est originaire du village de Masly, district de Kilmez, région de Kirov, Russie. L'enquête a révélé qu'il diffusait systématiquement, depuis octobre 2021, des récits de propagande russe sur sa page Odnoklassniki. Par exemple, en octobre, il a posté une photo accompagnée du texte suivant : "La Crimée a réussi à revenir à la Russie 6 mois avant le début de la mise en œuvre des accords secrets entre l'Ukraine et les États-Unis sur le déploiement permanent de 3 bases militaires américaines en Crimée - navale, aérienne et terrestre. D'où la réaction furieuse des États-Unis et de l'OTAN, et les sanctions. La Crimée n'est pas devenue américaine."

Selon l'expert mandaté par le tribunal, ce post justifie l'occupation d'une partie du territoire de l'Ukraine. En février-mars, l'homme a partagé à plusieurs reprises des posts qui, selon l'expert, justifiaient l'agression russe. En particulier, en mars, il a posté une photo d'un soldat en uniforme des forces armées russes et la lettre latine "Z" aux couleurs du "ruban de Saint-Georges" [Le ruban géorgien rayé noir et orange est associé en Ukraine au nationalisme et au militarisme russe] et du drapeau russe interdit en Ukraine avec la signature "1945-2022" accompagné du texte : "Le soldat russe libère à nouveau l'Europe du fascisme".

Dans son jugement, le tribunal a approuvé l'accord de plaidoyer et l'a condamné à une peine d'emprisonnement de quatre ans sans confiscation de biens. Mais l'accusé a été libéré de l'exécution de la peine, avec une période de probation d'un an.

Plaidoyer de culpabilité

Le tribunal a précisé que la violation commise par l'accusé relève des délits mineurs. Il n'y a pas de victime dans le dossier, et le dommage n'a été causé qu'à l'intérêt public. Comme indiqué dans l'accord de plaidoyer de culpabilité et pendant le procès, les parties ont conclu l'accord en tenant compte de l'intérêt public à garantir un procès rapide, ainsi que de l'aide active de l'accusé dans la divulgation des faits et dans l'enquête sur l'infraction pénale. Le tribunal a également pris en compte le repentir sincère de l'accusé et le fait qu'il n'avait pas de passé criminel.

Un ressortissant du Kazakhstan, qui n'avait pas été condamné auparavant et qui a la citoyenneté ukrainienne, a été puni en vertu du même article sur la glorification. Selon le jugement du 17 juin du tribunal de district de Kropyvnytskyi, au cours des mois de mars et d'avril, l'accusé a posté les publications suivantes sur sa page Odnoklassniki : "Je soutiens la décision du président ! Je suis pour la lutte contre le nazisme en Ukraine ! #save Donbass", "Les soldats russes libèrent à nouveau l'Europe du fascisme", "24.02.2022. Opération militaire spéciale. Nous le soutiendrons dans sa lutte contre la peste brune en Ukraine", "La Russie libère l'Ukraine". Les experts du tribunal ont confirmé que ces déclarations contiennent une justification de l'agression russe.

Le dossier comprend un examen positif de l'accusé. Le tribunal a également pris en compte le repentir et l'aide apportée à la résolution du crime et a approuvé l'accord sur le plaidoyer. En conséquence, l'homme a été condamné à une peine d'emprisonnement de quatre ans (avec sursis) sans confiscation des biens, avec une période probatoire de deux ans. Le jugement stipule aussi que les preuves matérielles, notamment une carte de visite portant l'inscription "Ministère de la défense de la Fédération de Russie", doivent être restituées à l'accusé.

Repentante ?

Le 14 juillet, le tribunal de district de la ville de Svitlovodsk a approuvé un accord de plaidoyer de culpabilité avec une résidente local pour glorification de l'agression armée de la Fédération de Russie. Comme indiqué dans le dossier, la femme s'est abonnée à de nombreux groupes pro-russes dans Odnoklassniki, d'où elle a fait circuler sur sa page des documents justifiant l'attaque de la Russie. Bon nombre des documents qu'elle a fait circuler concernaient les condoléances aux soldats russes morts dans la guerre contre l'Ukraine, la glorification des soi-disant "héros" et de leurs "exploits" de libération des "nazis", comme la propagande russe appelle les Ukrainiens.

Le tribunal a déclaré la femme coupable et l'a condamnée à 4 ans d'emprisonnement (avec sursis) avec une période probatoire de 2 ans. Là encore, le tribunal a tenu compte de son repentir et de son aide dans la résolution du crime.

Le dossier contient un lien vers son profil dans "Odnoklassniki" où, selon l'enquête, elle a posté les documents mentionnés. D'après ce profil, il apparaît qu'en août-septembre, elle a "liké" les posts de la propagandiste russe Margarita Simonyan, du patriarche Kirill et des posts félicitant l'acteur russe Fyodor Dobronravov, connu pour sa visite en Crimée annexée.

De la mauvaise histoire

Le 16 juin, un retraité du village de Buznykuvate, dans l'ancien district de Vilshany, a été condamné pour atteinte à l'intégrité territoriale. Le dossier mentionne que l'homme a fait des études supérieures, mais il a sa propre interprétation de l'histoire. En février-mars, il a publié sur sa page Facebook un certain nombre de messages contenant des slogans de propagande russe. L'une des vidéos qu'il a publiées affirmait que les villes ukrainiennes avaient été fondées par des personnalités russes et que l'Ukraine n'existait pas. Des déclarations telles que "Les villes russes en Ukraine. La vérité que vous devez savoir. Kharkiv est une ville russe. Elle a été fondée dans les années 1630. Des petits Russes fuyant les Polonais de la rive droite du fleuve Dnipro s'y sont installés..." Les experts du tribunal ont estimé que ces revendications historiques attentaient à l'intégrité territoriale de l'Ukraine.

L'homme a également distribué des symboles de groupes terroristes illégaux tels que "LDPR" [les membres séparatistes et les autorités de la République populaire de Louhansk et de la République populaire de Donetsk dans l'est de l'Ukraine] soutenus par la Russie, ainsi que des affiches appelant à l'arrivée de troupes russes dans la région de Kharkiv.

Le tribunal a approuvé l'accord sur le plaidoyer de culpabilité et l'a condamné à trois ans d'emprisonnement (avec sursis) sans confiscation des biens - à l'exception du téléphone portable de l'accusé - avec une période probatoire de deux ans.

Plus d’avantages que d’inconvénients

Comme le montrent les verdicts, le repentir comme circonstance atténuante sous la forme d'une peine avec sursis est un acquis assez général, même si la sincérité de l'accusé est difficile à vérifier.

"L'objectif de l'accord [de plaidoyer] et de cet instrument en général, [fonctionne] comme un compromis, qui s'exprime par l'atténuation de la peine de l'accusé s'il plaide coupable, [tout en] assurant l'économie de procédure [en] réduisant la procédure du procès et de l'enquête préalable au procès", explique Yevhen Vorobiov, avocat pénaliste de l'ONG Human Rights Platform.

En Ukraine, l'enquête et le procès peuvent durer des années. Une résolution rapide permet de réduire la perte de temps, de travail et de ressources du budget de l'État. Et la législation autorise la négociation de plaidoyers de culpabilité dans les cas de crimes mineurs. "L'accord lui-même peut comporter des risques de corruption. Pendant les négociations, les parties mènent en fait déjà un procès informel, s'accordant sur la question de savoir pourquoi elles ont besoin de cet accord et en quoi il est plus rentable qu'une instruction et un procès complets", explique Vorobiov. "Toutefois, il y a plus d'avantages que d'inconvénients. Le procureur qui estime ne pas disposer d'une base de preuves suffisante peut, grâce à cet outil, obtenir la punition de la personne concernée ; et l'accusé est également intéressé car il n'a pas besoin de jouer avec le destin : quelle décision sera prise par le tribunal ? Ainsi, on économise du temps, de l'argent, des ressources humaines, et on répond aux objectifs de l’État - la punition de la personne."


Ce reportage fait partie d’une série sur les crimes de guerre, réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Gre4ka.info ».