Ukraine : chronique du procès d’un citoyen ordinaire trahi par son téléphone

Un Ukrainien de 48 ans, Roman Shmarev, échangeait avec sa fille sur son téléphone des cartes permettant de localiser les Forces armées de l’Ukraine. Est-ce un crime ? En temps de guerre oui, ont considéré les services de sécurité qui l’ont repéré, poursuivi, et ont négocié ensuite avec lui un accord de plaidoyer de culpabilité. Pour l’exemple.

Procès de Roman Serhiyovych Zhmarev à Kropyvnytskyi en Ukraine.
Tribunal de Kropyvnytski (Centre de l'Ukraine), lundi 17 octobre. De gauche à droite : l'accusé Roman Zhmarev, son avocat Bohdan Ursalenko, la juge Olena Lukyanova, une greffière, et le procureur Volodymyr Leshchenko. © Lilia Kocherga. © Lilia Kocherga
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La semaine précédente, l’audience avait été reportée en raison d'une alerte aérienne. Ce lundi 17 octobre, bien qu'interrompu par une autre alerte, le tribunal du district de Leninsky à Kropyvnytskyi, capitale de la région de Kirovohrad (Centre de l’Ukraine) a statué sur cette affaire qui relève de l’ordinaire des crimes contre la sécurité nationale depuis l’instauration de la loi martiale le 24 février, le jour où la Fédération de Russie a tenté d’envahir le pays.

Le citoyen ukrainien assis sur le banc des accusés, Roman Serhiyovych Zhmarev, est originaire de la région voisine de Dnipropetrovsk. Né en 1974, marié, père de deux enfants majeurs, diplômé de l’enseignement secondaire, chômeur, il a une résidence permanente, et n’est pas enregistré dans un établissement de soin psychiatrique ou narcologique. Dans les années 1990, il a été condamné à deux reprises et a purgé une peine de prison pour des affaires liées à des trafics de drogue.

Captures d'écran des positions des Forces armées

Selon le dossier d’accusation, le 12 juillet dernier, alors qu'il se trouvait à son domicile de Kropyvnytskyi, l'accusé a envoyé via la messagerie Telegram à sa fille une capture d'écran d'une carte, sur laquelle était indiqué l'emplacement où se trouvait l'armée ukrainienne dans la ville de Slovyansk, dans la région de Donetsk (Est).

Plus tard dans la journée, Zhmarev a envoyé à sa fille une autre capture d'écran, d'une carte situant l'emplacement des forces armées près de la ville d'Avdiyivka, toujours dans la région de Donetsk. Les cartes partagées contenaient des données de géolocalisation. Les organes de l'État autorisés ne diffusent pas publiquement ces informations.

Lors de sa lecture de l’acte d’accusation, le procureur Volodymyr Leshchenko n'explique pas comment les services de sécurité ont découvert la correspondance entre le père et sa fille. Il précise qu’il n'y a pas de victimes dans la procédure et qu’aucun dommage matériel n'a été causé. Zhmarev est accusé, explique-t-il, en vertu de la loi martiale et du code de procédure pénal, du crime de diffusion non autorisée d'informations sur les mouvements armés et de fournitures militaires des Forces armées ukrainiennes ou d'autres formations militaires.

Le procureur ajoute que, le 12 septembre, un accord de plaidoyer de culpabilité a été conclu entre les services de sécurité de l'Ukraine d’une part, et l'accusé d’autre part. Les parties ont convenu d'une peine de privation de liberté de 5 ans avec sursis, assortie d’une période probatoire de 3 ans.

Un exemple pour tout le monde

Selon l’avocat de l'accusé, Bohdan Ursalenko, personne n'a fait pression sur son client et c'était son choix personnel d'approuver l'accord de plaidoyer. « Mon client, ne connaissant pas l'évolution de la législation, a envoyé ces images à sa fille. L'enquête a établi qu'il n'avait aucune intention de causer des dommages (aux) forces armées », déclare-t-il.

Me Ursalenko s’adresse alors aux journalistes présents à l’audience. Il tient à souligner que son client est un citoyen ukrainien ordinaire, qu’il n’avait pas l'intention de nuire à son pays. « L'intérêt public de cette affaire est de pointer du doigt le comportement de notre société gâtée où tout le monde a un téléphone portable, à l'aide duquel tout le monde peut prendre des photos et des vidéos, afin que les gens, sans même le vouloir, n’interfèrent pas avec les forces armées et les autres unités. »

Zhmarev, souligne-t-il, se repent et promet de ne plus rien faire de tel. « Puisque les journalistes vont l’exposer dans les médias, ils feront en sorte, si l’on me permet cette analogie, qu’il soit crucifié aujourd'hui pour que d'autres personnes sachent qu'il est interdit de prendre des photos contenant les géo-données des forces armées, parce que l'ennemi peut les utiliser et envoyer des drones à ces coordonnées ou guider ses missiles afin de nuire à notre victoire », ajoute Me Ursalenko.

« Je ne savais pas que c’était illégal »

L'accusé explique à la Cour qu'il est temporairement sans travail, qu’il travaillait auparavant en Pologne et qu’il a récemment reçu une convocation à rejoindre l’armée. « J'ai reçu une convocation du Commissariat militaire, et alors que je passais les visites médicales, on m'a diagnostiqué une hépatite C. Je dois aller dans les hôpitaux, on m'a prescrit un traitement, c'est pourquoi je ne travaille pas maintenant », dit-il.

Il poursuit : « C'était des captures d'écran de sources publiques, venant de Google Maps, je ne savais pas que c'était illégal. Je communiquais avec ma fille, j'ai seulement porté cette information à son attention. Maintenant, et comme on me l'a expliqué, oui, je suis coupable. »

A l’issue de l’audience, la juge du tribunal du district de Leninsky, Olena Lukyanova, approuve l'accord de plaidoyer et déclare l’accusé coupable. Elle le condamne à 5 ans d'emprisonnement avec sursis, avec une période probatoire de 2 ans. Zhmarev s'engage à se présenter périodiquement au commissaire de probation, pour l’informer de ses changements de lieu de résidence et de travail. Son téléphone portable, qui avait été saisi comme élément de preuve matérielle, lui sera restitué.


Ce reportage fait partie d’une série sur les crimes de guerre, réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Sudovyi Reporter »