Toussaint Muntazini : « S’ils prolongent le mandat de la CPS, c’est qu’il y a une plus-value attendue »

Le mandat de la Cour pénale spéciale (CPS) a été renouvelé pour cinq ans, le 28 décembre, par l’Assemblée nationale de Centrafrique. Après une arrivée très médiatisée le 25 mai 2017 à l’aéroport de Bangui, son procureur le Congolais Toussaint Muntazini s’est fait de plus en plus discret. Jusqu’à devenir presque invisible. Dans cet entretien exclusif, il dresse un bilan de ce tribunal marqué par les retards et les maigres résultats.

Toussaint Muntazini pose à son bureau de la Cour pénale spéciale (CPS) en Centrafrique
Le Congolais Toussaint Muntazini, procureur spécial de la Cour pénale spéciale (CPS). Avant d'arriver en Centrafrique en 2017, le colonel Muntazini avait occupé en tant que magistrat militaire, durant quatorze années, le poste de directeur de cabinet de l’Auditeur général des Forces armées de la République démocratique du Congo. © Cour pénale spéciale
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JUSTICE INFO : Avec un seul procès depuis sa création en 2015 avec le soutien de l’Onu, la Cour pénale spéciale (CPS) de Centrafrique est passée sous les radars de la justice internationale. Pourtant, le gouvernement centrafricain vient de décider de prolonger son mandat pour cinq ans, et la CPS a annoncé depuis juillet une série de nouvelles arrestations, après celles effectuées en 2020. Qu’y a-t-il de vraiment nouveau ?

TOUSSAINT MUNTAZINI : La nouveauté, c’est le nombre. Il y a un nombre beaucoup plus élevé d’interpellations. Ce que je peux vous dire, c’est que pour l’instant, nous comptons quatorze dossiers en instruction. Et que certains d’entre eux ont donné lieu à des interpellations. Une vingtaine de mandats d’arrêt ont été émis, cinq sont déjà exécutés, certains ne le sont pas encore. On est en train d’attendre l’opportunité pour les exécuter.

Il y a un an, l’affaire de l’arrestation d’Hassan Bouba a marqué les esprits. Cet ancien rebelle devenu ministre, bien que poursuivi pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité par la CPS, avait été libéré avec le soutien manifeste de la présidence de la République et, dit-on, de ses « alliés » russes. Qu’est-ce qui a changé depuis ?

C’est un incident qui, à mon avis, appartient au passé. On a eu à déplorer cette histoire de Bouba mais on a engagé un dialogue responsable avec les autorités. L’instruction de ce dossier continue et, le moment venu, les juges aviseront de la meilleure décision à prendre.

Quelle est la raison de ce qui est apparu comme une « libération » illégale ?

Il n’y a que ceux qui ont procédé à cette libération qui peuvent l’expliquer. A notre niveau, nous avons considéré que c’était une entrave à l’action de la justice. Le monsieur avait été arrêté et déposé à la prison du Camp de Roux. Le jour où on devait le sortir pour qu’il puisse être entendu en présence de son avocat, il y a eu un incident qui a fait que nos agents n’ont pas pu accéder à la prison et, entre temps, le monsieur a été évacué [NDLR : Hassan Bouba est toujours aujourd’hui ministre de l’Élevage et de la santé animale]. C’est un incident malheureux mais qui, à mon avis, appartient au passé, puisque nous avons résolument tourné la page.

Avez-vous reçu des garanties, des promesses des autorités ?

Oui. Toutes les autorités que nous avons rencontrées nous ont dit qu’elles appuyaient l’action de la Cour, qu’elles ne sont pas là pour entraver son action, mais que peut-être il fallait organiser une meilleure communication entre la Cour et elles chaque fois qu’il y a des opérations sensibles à mener.

Donc que c’était dû à un manque de coordination ?

C’est une perception. C’est une perception qui est celle des autorités qui auraient souhaité peut-être mieux se coordonner, pour qu’elles ne soient pas surprises.

Cela veut-il dire qu’une limite a été fixée sur le niveau de responsabilité de ceux que la CPS peut arrêter ?

Formellement, on ne nous a pas notifié qu’il y a des limites. Et donc, dans la mesure où les personnes que nous entendons poursuivre ont commis des crimes qui relèvent de la compétence de la Cour selon la loi et que ces crimes-là sont conformes à notre stratégie de poursuite et d’enquête, nous allons continuer à faire notre travail. Évidemment, il y a peut-être un besoin d’une meilleure communication et on verra dans quelle mesure, chaque fois qu’il y a des opérations qui peuvent prêter à difficulté, comment mieux l’organiser.

Le premier mandat de la CPS s’achève officiellement le 22 octobre 2023. Sa prolongation paraît assurée [l’entretien a eu lieu deux semaines avant la prolongation de ce mandat pour cinq ans]. Quelles sont les perspectives de voir d’autres procès ?

Tout dépendra des juges d’instruction mais il y a des dossiers qui sont assez avancés. Nous avons trois cabinets d’instruction, si chaque cabinet pouvait activer les choses pour sortir deux dossiers au courant de l’année 2023, on pourrait facilement avoir six procès. Il y a des facteurs qui font que les choses sont parfois retardées, contre la volonté des magistrats.

Six procès donc, dans les deux années à venir ?

C’est fort possible par rapport au nombre de dossiers à l’instruction.

Les enquêtes et, en partie, les arrestations reposent sur la vingtaine de policiers et de gendarmes centrafricains de l’Unité spéciale de la police judiciaire (USPJ) de la CPS. Sont-ils en capacité de rassembler les preuves et d’amener les suspects dans tous ces dossiers ?

Oui, je le crois. Il y a eu une amélioration qualitative et quantitative du travail de l’USPJ. L’USPJ est encadrée par deux conseillers [internationaux] aux enquêtes et elle est appuyée également par des UNPOL [la police des Nations unies]. Elle est constituée de quatre équipes d’enquêteurs. C’est un travail de qualité que l’USPJ est en train de rendre même si on peut déplorer la charge de travail qui lui incombe, car ils sont utilisés aussi bien au niveau des enquêtes préliminaires qu’au niveau des instructions en cours.

Au parquet, nous avons trois enquêtes préliminaires pour le moment. Il y a aussi douze dossiers « sous analyse » : avant d’ouvrir une enquête, nous analysons si elle est effectivement faisable, s’il y a suffisamment d’éléments, si les témoins, les éléments de preuves sont disponibles et si les conditions de sécurité sont réunies. Il faut tenir compte du fait que nous avons six mois pour boucler une enquête. Il ne s’agit pas d’en ouvrir une dont on n’est pas sûr de l’aboutissement dans les six mois, sinon cela serait du temps perdu.

Un magistrat de la CPS nous a confié que deux commissions rogatoires transmises en octobre 2021 à la Cour pénale internationale (CPI) sont restées sans réponse depuis, et déplore la quasi absence de collaboration de la CPI. Le procureur de la CPI vient pourtant d’indiquer son intention de « consolider la coopération avec la CPS ». Qu’en attendez-vous ?

Nous avions déjà signé un mémorandum d’entente avec la CPI. Le problème, c’est que lorsque l’on fait des demandes de coopération, la CPI doit parfois se référer à ses sources, et donc cela prend un peu de temps. La nouvelle équipe dirigeante de la CPI, à travers le procureur, a effectivement manifesté l’intention de mieux coopérer. Nous espérons que les retards que l’on a eu à déplorer dans le passé pourront être résolus avec la nouvelle politique.

L’argument de la CPI serait que vous ne protégez pas bien les témoins…

Bon, peut-être que notre unité de protection des témoins n’a pas autant de moyens que celle de la CPI, mais nous avons cette préoccupation de protéger les témoins, nous avons des mesures de délocalisation, de protection physique, une psychologue qui prend en charge les victimes vulnérables. Et depuis que nous avons commencé, nous n’avons jamais eu à déplorer un incident quelconque par rapport à un témoin protégé.

La CPS détient 18 personnes, dont 3 condamnés, mais le quartier spécial prévu de longue date à la prison de Ngaragba n’est toujours pas construit. Quelle en est la raison ?

Je ne saurais pas le dire. Des annonces ont été faites mais je crois que c’est une question de disponibilisation des fonds.

Les détenus de la CPS restent donc avec les autres détenus, au camp de Roux ?

Oui.

Cela pose-t-il des problèmes ?

Oui, bien sûr. Parce que il y a des standards que l’on voudrait respecter et qui ne sont pas respectés pour le moment, en ce qui concerne les droits des personnes en détention. Par exemple la promiscuité, l’alimentation, les conditions sanitaires.

Quelles sont les défis de la CPS en 2023 ?

Les défis ne changent pas tellement. En termes de sécurité, le pays est toujours en guerre. En termes de logistique, nous dépendons essentiellement de la Minusca [Mission des Nations unies en Centrafrique] pour les enquêtes dans l’arrière-pays. Aujourd’hui, si par exemple on veut mener une enquête en province il faut s’adresser à la Minusca, établir un plan de vol et s’aligner sur ce plan de vol. Or, nous avons des limites de durée des enquêtes. Cela peut nous poser quelques problèmes. Et puis évidemment, il y a les moyens financiers de la Cour.

Par rapport à votre arrivée en 2017, qu’est-ce qui a changé ?

Des choses ont quand même évolué. Maintenant nous pouvons nous appuyer sur les FSI [Forces de sécurité intérieures centrafricaines], ce qui n’était pas le cas il y a quelque temps. Ils sont mieux formés, mieux équipés et il y a une plus grande collaboration de la part des autorités militaires et policières.

Est-ce dû à l’arrivée des Russes ?

Non, je ne pense pas. Les forces de sécurité intérieure ont été prises en charge par l’EUTM [Mission de formation de l’Union européenne, depuis 2016]. C’est la suite. Nous fonctionnons avec les autorités centrafricaines, nous ne traitons pas avec les « alliés ». L’exécution sur le terrain, c’est toujours avec les forces centrafricaines.  

Selon vous, à quoi sert la CPS en Centrafrique ?

Je crois que, dès le départ, le gouvernement avait indiqué sa volonté de lutter contre l’impunité et donc, si aujourd’hui il a pris la décision de renouveler le mandat de la CPS [le projet de loi de renouvellement du mandat a été adopté avant cet entretien, en conseil des ministres, le 23 novembre] c’est qu’il est toujours sur cette ligne de lutte contre l’impunité et de construire un État démocratique où une paix durable puisse régner grâce à la justice.

Vous pensez que le gouvernement est vraiment sur cette ligne, en général ?

Je n’ai pas à faire de procès d’intention. Dès l’instant où la Cour a été créée, c’était l’idée de départ. C’est Mme Samba Panza [présidente de Centrafrique entre 2014 et 2016] qui a signé le texte de loi portant création de la Cour, et c’est l’actuel président qui l’a mise en œuvre. Donc il y a eu une continuité de la volonté de l’État centrafricain de soutenir le fonctionnement de la CPS. Je pense qu’ils n’étaient pas obligés d’adopter le projet de loi, au niveau du conseil des ministres. S’ils l’ont fait, c’est qu’il y a une plus-value qu’ils attendent de la Cour.

A votre arrivée en Centrafrique en 2017, vous aviez néanmoins espéré que les choses avancent plus vite. Comment expliquez-vous que cela ne s’est pas déroulé ainsi ?

Effectivement, j’étais de ceux qui pensaient que les choses pouvaient aller très rapidement. Mais la difficulté est venue de la nature même de la Cour. C’est une Cour qui est hybride, la composition du personnel ne dépend pas nécessairement de la Cour elle-même. Les procédures de recrutement [des Nations unies, qui appuient la CPS] sont lourdes, coûteuses, lentes, et elle a eu beaucoup de mal à démarrer. Il y a ce problème de recrutement qui a beaucoup traîné. Et puis la mise à disposition des bâtiments. Vous vous rappelez la première fois quand on s’est rencontré, c’était dans un appartement qui servait de bureau ; après, on est allés au commissariat central et, finalement, on est venus ici [dans les locaux de la Cour, inaugurés en novembre 2020]. Tout ceci nous a pris à peu près deux ans. Cela a eu un impact. Mais je pense que l’essentiel est fait. Si le deuxième mandat de la Cour est acquis, les choses pourront aller beaucoup plus rapidement.

Finalement, la difficulté n’a pas tant été le contexte centrafricain que le modèle de la Cour ?

Le contexte a eu son impact aussi : je parlais de conditions sécuritaires qui ne sont pas toujours réalisées là où l’on veut organiser les enquêtes. Mais je pense que la nature même de la Cour a eu un impact sérieux sur son développement. Cela aurait été une cour nationale, je crois que le premier jour où l’on nommait les magistrats, les choses commençaient. Ici, il faut attendre que les partenaires, les États contributeurs puissent agir et cela prend beaucoup de temps. Mais le fait qu’elle existe, qu’elle fonctionne et qu’elle puisse donner espoir aux victimes centrafricaines, c’est son meilleur résultat. Je pense que la CPS a toute sa place.

Comptez-vous rester au poste de procureur ?

Nous attendons d’arriver vers la fin de mon mandat. En principe, c’est vers le mois de mars/avril que devrait se décider le renouvellement. A ce moment-là, on avisera.

La question est-elle vraiment sur la table ?

Oui, bien sûr. Parce que j’ai fait [plus de] cinq ans ici. Je pense qu’il est temps que je me mette à réfléchir sur ce qui va se passer.

Cela signifierait que vous resteriez jusqu’à la fin du premier mandat de la CPS, et que quelqu’un vous remplacerait pour le deuxième mandat ?

Je n’ai pas encore pris de décision. Je vais jusqu’à la fin de mon mandat, qui court jusqu’à la fin du premier mandat de la CPS, et à la fin je vais aviser.

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