Des policiers de Kherson condamnés pour collaboration : "Je pensais que j'aidais les gens"

Deux Ukrainiens qui avaient accepté un emploi dans la police pendant les neuf mois d'occupation russe de Kherson ont été condamnés à 12 ans de prison, pour collaboration, par un tribunal de Kiev. Le système judiciaire ukrainien juge de plus en plus de citoyens qui ont servi dans l'administration sous l'occupation. Malgré leur plaidoyer de culpabilité, les deux policiers n'ont pas bénéficié de la clémence qu'ils espéraient.

Procès pour collaboration en Ukraine - Procès de Viktor Kyrylov
Viktor Kyrylov a travaillé pour la police sous l’occupant russe à Kherson avant d’être jugé pour collaboration après la libération de la ville. © Iryna Salii
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Les preuves contre les collaborateurs de la police de Kherson ont commencé à être rassemblées en mai 2022. Les dossiers comptent plus de 20 suspects. Les informations proviennent de diverses sources - publications sur Internet, y compris le réseau Telegram du "Bureau principal du ministère de l'intérieur dans la région de Kherson", et témoignages oculaires.

Le 11 novembre 2022, les forces ukrainiennes ont libéré Kherson et ses habitants sont devenus passibles de poursuites. De nombreux collaborateurs ont fui avec les Russes, certains par crainte de devoir rendre des comptes, d'autres probablement par conviction idéologique. Mais certains ne sont pas partis.

En janvier dernier, Viktor Kyrylov, 58 ans, s'est rendu à Mykolaiv à la demande d'un enquêteur. Après vérification dans les bases de données, il s'est avéré que l'homme travaillait comme chauffeur dans la police de Kherson sous l'occupant. Quelques semaines plus tard, les enquêteurs ont également identifié Viktor Kozodoy. Lorsque celui-ci a rencontré les forces de l'ordre, il a rédigé une déclaration de reddition volontaire.

Si le code pénal ukrainien n'avait pas été modifié en temps de guerre, des personnes comme Kyrylov et Kozodoy auraient pu être jugées pour trahison, ce qui, sous la loi martiale, entraîne une peine de 15 ans d'emprisonnement, voire une condamnation à perpétuité. Mais en mars 2022, dans les premiers jours de l'invasion russe, le parlement ukrainien a approuvé un nouvel article du code pénal sur la collaboration, établissant diverses formes de coopération avec l'ennemi avec des peines moins sévères dans certains cas, parfois même sans peine d'emprisonnement. (Depuis l'invasion russe en février 2022, le code pénal ukrainien a été modifié 18 fois et le code de procédure pénale 20 fois, soit plus qu'à n'importe quel moment avant la guerre.) Mais la clémence n'affecte pas de manière significative les cas d'employés dans une agence déclarée illégale de maintien de l'ordre dans les territoires occupés. Ces actes sont passibles de 12 à 15 ans de prison.

"Ce n'est pas comme si je me battais contre l'Ukraine"

Les 29 et 30 mars, les affaires Kyrylov et Kozodoy ont été entendues par le tribunal du district de Shevchenkivskyi, à Kyiv. Les deux hommes ont reconnu avoir travaillé pendant l'occupation, ont admis qu'ils étaient coupables de quelque chose, mais ont finalement été choqués par la sévérité de la sanction. Selon eux, ils n'étaient que des chauffeurs dans la police.

Selon le procureur, les forces de l'ordre créées illégalement ont aidé les autorités d'occupation. Elles étaient entièrement contrôlées par la Fédération de Russie et ont aidé les forces armées russes à commettre des crimes et à mener une guerre contre l'Ukraine.

De 1995 à 2010, Viktor Kyrylov a travaillé dans la police ukrainienne en tant qu'inspecteur de patrouille, avant de prendre sa retraite. Après l'invasion russe, il a déclaré qu'une de ses connaissances travaillait dans la police sous l'autorité de l’occupant et lui avait proposé un poste de chauffeur. Le 16 juin 2022, dans Kherson occupée par les Russes, il a pris un emploi de chauffeur dans la police, dans "l'unité de gardiens du département de police de la ville de Korabelnyi", un département de maintien de l'ordre créé par l’occupant et considéré comme illégal par les autorités ukrainiennes.

"Je travaillais comme chauffeur, je conduisais une équipe d'enquêteurs, je réparais des voitures. La situation était difficile. Il n'y avait pas de travail. Il y avait du banditisme et du maraudage. Je pensais que j'aidais les habitants de Kherson à protéger l'ordre public", déclare Kyrylov. "Nous assurions la protection de la communauté, nous n'avions pas de relations avec la Russie. Nous répondions aux disputes familiales, aux vols et aux maraudes. Nous ne poursuivions pas les guérilleros. Le bureau du commandant militaire et le FSB [les services de renseignement russes] s'en chargeaient, nous n'avions rien à voir avec cela. Ce n'est pas comme si je me battais contre l'Ukraine. Je n'étais qu'un chauffeur... Je ne suis pas un enquêteur, je ne suis pas un agent."

500 dollars par mois

- "Ils auraient pu transporter des détenus, des personnes torturées ou tuées. Nous ne le savons pas, nous ne les accusons pas de cela. Mais il s'agissait d'un mécanisme. Le chauffeur fait également partie de ce mécanisme. Vous n'avez pas participé aux appels de l'équipe d'enquête uniquement en tant que chauffeur. Vous le savez, parce que vous avez travaillé [dans la police], dit le procureur à l’adresse de Kyrylov.

- Je n'ai pas passé la certification en raison de mon âge. Je ne suis pas certifié. Je ne peux pas être officier de police, tente d'argumenter l'accusé.

- Quelle certification ? Il s'agit d'une fausse autorité illégale !", répond le procureur.

Interrogé par le procureur, Kyrylov dit qu'il n'a reçu une arme qu'à la fin de son service. "Ils m'ont obligé à prendre une arme", déclare-t-il.

L'homme était payé 40 000 roubles (environ 500 dollars américains) par mois. Il ne recevait pas sa pension ukrainienne car les distributeurs automatiques de billets ne fonctionnaient pas. Après la libération de la ville, Kyrylov est resté, il n'a pas fui vers les territoires occupés ou vers la Russie, il n'est pas passé de "l'autre côté" car il ne se considérait pas comme un collaborateur. Il a été interrogé une première fois en novembre 2022, puis relâché. Un avis de suspicion lui a été signifié seulement deux mois plus tard.

Kyrylov a aidé l'enquête en identifiant trois autres personnes qui, comme lui, avaient été employées par l’occupant. Mais il affirme que pendant l'occupation de Kherson, il n'avait aucune idée qu'il enfreignait la loi. Sa voiture de service portait encore des plaques d'immatriculation ukrainiennes. Il n'a pas reçu de passeport russe. Des Ukrainiens locaux travaillaient à ses côtés. Toutefois, dans l'espoir d'obtenir une peine plus légère, l'homme a dû admettre que son "service" était subordonné à la police russe.

En quête d'une peine plus légère

Kyrylov ne s'est pas opposé à un procès simplifié, sans examen de toutes les preuves. Il lui a été expliqué qu'il ne pourrait pas faire appel du verdict sur les circonstances factuelles qui n'ont pas été examinées lors de l'audience. Ayant plaidé coupable, Kyrylov a encore essayé de se justifier et a parfois contredit ses propres déclarations. S'il dit qu'il ne savait pas qu'il n'était pas un simple chauffeur mais un agent des forces de l'ordre, il insiste également sur le fait qu'il participait à la protection de l'ordre public dans la ville occupée.

-"J'ai servi à protéger l'ordre public dans la ville de Kherson contre ces bandits, explique Kyrylov.

- Quels bandits ? demande le juge.

- Il n'y avait pas d'autorité là-bas. Les occupants ne se souciaient pas de cela. Ils s'occupaient de leurs propres affaires.

- Combien d'entre eux ont été arrêtés ?

- Ils ont été réprimés, oui. Mais les tribunaux ne fonctionnaient évidemment pas. Les vols - oui... (propos indistincts)

- Au sujet de l’usage illégal d'armes - quelqu'un a-t-il été arrêté ?

- Ce n'était pas nous...

- Quelle était l'efficacité de votre unité ?

- On recevait un appel du service de permanence : "Grand-mère est décédée". Nous allions faire un rapport. Quelqu'un s'était battu - nous allions faire un rapport."

Kyrylov a sollicité une peine d'emprisonnement plus courte que celle prévue par la loi.

"Compte tenu de mon âge, je ne sortirai jamais de prison. J'aurai déjà plus de 70 ans. Mais j'ai beaucoup de remords", déclare-t-il.

"Une situation sans issue"

Avant l'invasion russe, Viktor Kozodoy travaillait dans un atelier de réparation automobile. Mais il est aussi un ancien policier du service de patrouille de Kherson. En décembre 2008, il a été condamné à trois ans de prison pour "abus de pouvoir par un agent de la force publique". Il a bénéficié d’une libération conditionnelle après avoir passé un peu plus de 10 mois derrière les barreaux.

À partir du 2 août 2022, sous l'occupation, Kozodoy a pris un poste de chauffeur de police dans la même unité que Kyrylov. Il aurait continué à y travailler jusqu'au 11 novembre, jour de la libération officielle de Kherson.

- "Pendant l'occupation, j'ai pris un emploi. [C'était] une situation sans issue, déclare-t-il à la cour.

- Reconnaissez-vous que vous étiez policier ? demande le juge.

- Je n'avais pas de documents, je n'avais rien en tant que policier.

- Vous ne reconnaissez donc pas que vous occupiez un poste de policier ?

- Ce qui est coupable est d’avoir pris un emploi.

- A quel poste ?

- Chauffeur de police."

Kozodoy explique qu'il n'a pas pu évacuer pendant l'occupation, ni emmener sa mère malade avec lui. Les Russes tiraient sur les voitures et il était dangereux de partir. Sa femme et lui ont perdu leur emploi, et sa mère ne recevait pas sa pension parce que le bureau de poste ne fonctionnait pas. C'est Kyrylov qui l'a approché pour qu'il rejoigne la police sous l'occupation. Il travaillait par roulement - un jour et deux jours de repos - et conduisait les enquêteurs en réponse aux appels. Il raconte qu'ils se rendaient souvent dans des endroits où des personnes étaient mortes de causes naturelles et étaient restées ainsi dans leur appartement pendant plusieurs mois. Les officiers de police signalaient l'incident et appelaient les pompes funèbres.

Procès pour collaboration en Ukraine - Procès de Viktor Kozodoy
Viktor Kozodoy, condamné à douze ans de prison pour collaboration avec l’ennemi. © Iryna Salii

Identifier les collaborateurs

Kozodoy raconte que, la première fois, il a été payé 37 000 roubles, puis 50 000 pour deux mois, et qu'ensuite l'administration de l’occupant a commencé à "évacuer" Kherson.

- "Avez-vous réalisé que vous aviez rejoint l'agence d'un pays ennemi ? lui demande le juge.

- [C’était] une situation sans issue, répète l'accusé.

- Combien de personnes travaillaient dans ce service ?

- Environ 20 personnes.

- Combien de personnes sont restées à Kherson pendant l'occupation ?

- Pendant l'occupation ? Aux dernières nouvelles, il y en avait 60 000.

- Et 20 étaient dans la situation la plus désespérée [pour accepter de travailler pour la police] ?

- À l'époque, beaucoup sont allés travailler comme agents de sécurité, dans les chemins de fer et dans la police."

Kozodoy raconte que dès que la ville a été libérée, il a immédiatement abordé des hommes en uniforme militaire et leur a demandé ce qu'il devait faire. Le 29 janvier 2023, des agents du SBU [service d'enquête ukrainien] sont venus chez lui lors d'un contrôle en ville. Au cours de cette rencontre, l'homme a rédigé une confession de six pages. Tout comme Kyrylov, il a désigné aux enquêteurs plusieurs habitants de la région qui ont également collaboré avec l’occupant.

Kozodoy vivait à Kherson en union civile avec une femme et ses deux enfants, et s'occupait également de sa mère handicapée. Il a reçu une évaluation personnelle positive de la part des membres du syndic de copropriété. La compagne de l'accusé s'est adressée au tribunal et a déclaré qu'il était un père et un fils attentionné. "Il a suggéré que nous partions. Mais j'ai un chien, un chat. Sa mère ne marche pas, nous n'aurions pas pu la prendre. Et lorsque nous nous sommes décidés et que nous étions prêts à partir, c'était déjà trop dangereux. Il ne dressait personne contre l'Ukraine. Nous attendions qu'ils nous libèrent », déclare sa compagne.

Le choc des condamnés

Lorsque Kozodoy apprend que le procureur demande une peine de 12 ans et six mois de prison, il ne sait plus où donner de la tête. Son avocat, évoquant des circonstances difficiles et la coopération de son client à l'enquête, tente de demander une mise à l'épreuve de cinq ans.

Après que le juge se soit retiré pour délibérer, l'avocat de la défense n'a pas caché sa déception : Kozodoy aurait dû se montrer plus convaincant à l'audience, exprimer des regrets pour ce qu'il avait fait et ne pas rester silencieux.

Kyrylov a été condamné à 12 ans et six mois de prison, et Kozodoy à 12 ans. Ils ont le droit de faire appel de la sévérité de la peine. Lorsque l'avocat de Kozodoy a demandé s'il fallait faire appel du verdict, Kozodoy a soupiré et a déclaré que c'était inutile et qu'il devrait plutôt être envoyé à la prison 90 de Kherson, où les hostilités sont toujours en cours. Le procureur a indiqué que cet établissement ne fonctionnait pas actuellement.


Ce reportage fait partie d’une couverture de la justice sur les crimes de guerre réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Sudovyi Reporter ».

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