Domansky : un avocat « de principe » en temps de guerre

Avant la guerre, il portait la défense dans des procès très médiatisés - le cambriolage d'une banque, la Révolution de Maïdan, et avait même représenté les intérêts de Joseph Staline dans une affaire concernant la déportation des Tatars de Crimée. Maintenant, il défend des militaires russes et des citoyens ukrainiens incriminés de collaboration et de trahison. Portrait d'un avocat ukrainien qui défend avant tout des principes, Andriy Domansky.

Andriy Domansky, avocat ukrainien travaillant sur des affaires sensibles en Ukraine.
"Un avocat est comme un médecin, il devrait fournir assistance à toute personne dans le besoin, affirme Andriy Domansky. Aucun crime ne doit rester impuni et tout suspect doit se voir offrir une aide légale - ce sont les principes de l'État de droit." © Andryi Domansky
5 min 37Temps de lecture approximatif

Entre le 24 février et le 5 avril 2022, lorsque l'invasion à grande échelle lancée par la Fédération de Russie a commencé, Andriy Domansky était chez lui, dans la ville occupée de Vorzel, près de Kyiv, la capitale de l'Ukraine. Des chars ennemis étaient positionnés juste devant sa porte. « Pendant les premiers jours de l'occupation, Domansky et moi livrions de la nourriture à un orphelinat local. Nous écoutions tous Andriy, car il était avocat », raconte Mykhailo Neymet, voisin de Domansky. « Nous venions le voir, montions au grenier, demandions à ses amis, journalistes et militants des droits humains, ce qu'il en était de la situation en Ukraine. »

La grand-mère de Domansky, une survivante de l'Holodomor [la grande famine qui a tué des millions d'Ukrainiens en 1933-1934, NDLR], avait appris à la famille à conserver des réserves de nourriture à la maison. Après l'arrivée des occupants à Vorzel, lui et sa famille ont essayé de ne pas quitter leur maison inutilement. Certains voisins qui se rendaient au centre du village pour acheter de la nourriture ont disparu sans laisser de traces. Cependant, les soldats russes n'allaient pas tarder à se rendre au domicile de l'avocat.


"Ils sont venus chez moi, m'ont dit d'attendre leur chef, puis cinq soldats sont entrés avec le commandant", a déclaré l'avocat dans une interview accordée à Zlochyn.dp.ua ["Crime et châtiment"]. Il s'est avéré par la suite que des voisins ont dit que de soi-disant "nazis" se cachaient dans ma maison, et que les occupants les recherchaient. C'est un sentiment désagréable d’avoir une arme pointée sur vous, tandis que vos proches se tiennent derrière vous. L'officier russe s'est assuré que je n'avais pas de cave dans ma maison et heureusement, je ne cachais personne".

"Si les occupants avaient lu ma page Wikipedia ukrainienne, je ne serais pas en vie. Après tout, bien que je n'aie caché aucun "nazi" dans ma maison, j'ai défendu à plusieurs reprises devant les tribunaux les intérêts de patriotes ukrainiens [incluant des membres de l'extrême droite, NDLR]. Je fais référence, en particulier, aux affaires des manifestants de Maïdan. En outre, parmi mes clients figurent Bohdan Tytskyi, un chef des bataillons de volontaires ukrainiens ‘OUN’, et d'autres personnes identifiées comme terroristes en Russie."

L'avocat de Joseph Staline

Quand les Russes sont venus chez lui, raconte-t-il, il s’est présenté comme "l'avocat Domansky". Ceux qui sont entrés ont contrôlé leurs dossiers, ont entré son nom sur une tablette. Ils sont tombés sur un article concernant le "défenseur de Staline" et ont demandé si c'était vrai, puis ils en ont référé à leur commandement. Domansky est persuadé que c'est grâce à cela qu'il ne lui est rien arrivé de grave. Cela aurait impressionné les occupants, qui n'ont donc pas touché à Domansky et à sa famille. "Cette affaire [initiée par le bureau du procureur de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol] est toujours en cours, explique l'avocat ukrainien. En 2020, j'ai été impliqué pour accomplir les tâches de la procédure pénale et protéger les intérêts des suspects. Mon client est Joseph V. Stalin, confirme l’avocat. L'Ukraine étant un État de droit, nous fournissons une assistance juridique même aux suspects d'un crime grave, et même s'ils sont absents ou décédés."

Domansky est également connu pour avoir défendu l'ancien patron en Ukraine de l'agence russe RIA Novosti, Kirill Vyshinsky, qui a passé plus d'un an en détention préventive pour suspicion de trahison avant d’être libéré en 2019 dans le cadre d'un échange de prisonniers et de détenus entre la Russie et l'Ukraine.

Selon Domansky, lorsqu'elles sont arrivées en 2022, les forces russes n'étaient pas seulement à la recherche de "nazis", elles cherchaient également à éradiquer toute trace de l'héritage et de la mémoire du peuple ukrainien : "Ce que je ne peux pas pardonner, ce sont mes albums de photos de famille. Les occupants ont détruit des photos que je n'avais pas numérisées et que j'avais mises de côté pour le faire plus tard. Ma grand-mère y figurait avec ses amies portant des chemises brodées et des couronnes de fleurs. N'est-ce pas exactement ce que faisait en son temps le régime soviétique ? Détruire la mémoire, le code génétique", interpelle Domansky.

"Un jour que je préparais un barbecue, un soldat s'est approché de ma clôture, étonné de la qualité de vie à Vorzel. Il ne croyait pas que des Ukrainiens ordinaires puissent vivre dans les maisons qu'ils voyaient. Je me suis rendu compte d'une chose : les occupants étaient très envieux. J'ai lu dans ses yeux ce qu’il pensait : ‘Qui vous a permis de vivre ainsi ?’ »

Domansky, qui s’est occupé d’animaux domestiques toute sa vie, se dit profondément choqué par la façon dont les occupants traitaient les chats et les chiens. Les militaires russes les mangeaient, tout simplement, si bien que les animaux effrayés se réfugiaient chez les habitants de Vorzel. "Personnellement, j'avais 10 chiens et 7 chats cachés dans ma maison. Un rottweiler, un danois et trois chats mangeaient dans la même gamelle."

Défendre l'État de droit

À la mi-avril 2022, dès le repli des Russes, Domansky a repris son activité d'avocat. La justice manquait de spécialistes et les besoins d'assistance juridiques étaient criants. Depuis lors, Domansky représente devant les tribunaux, par contumace, les intérêts d’individus faisant l'objet d'enquêtes spéciales, judiciaires et préjudicielles. Aujourd'hui, Domansky a une cinquantaine de dossiers "russes" à son actif. Il défend non seulement des militaires russes, mais aussi des sénateurs et même le président de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie, Valery Zorkin. La grande majorité des affaires concerne des violations des règles de la guerre, des pillages, des viols et des meurtres de civils dans la région de Kyiv.

"Je connais Andriy depuis dix ans, c'est un homme de principe. Il défend l'État de droit et peu lui importe qui il doit défendre", explique Viktor Ovsyannikov, ancien avocat et aujourd'hui officier dans les forces de défense territoriale. « Mais il y a une opinion négative sur les avocats qui défendent l'ennemi au tribunal, ajoute-t-il. Pourquoi ? Le principal problème est que l'avocat de la défense est souvent assimilé à son client. »

Domansky souligne que l'Ukraine, en tant qu'État de droit, garantit l’aide juridictionnelle à toute personne, ce qui surprend parfois les accusés. "Il m'est arrivé que certains de mes clients m'appellent pour me demander si j'étais vraiment leur avocat. Malheureusement, une partie de la société ukrainienne ne comprend pas qu'un avocat est comme un médecin, il devrait fournir assistance à toute personne dans le besoin. Aucun crime ne doit rester impuni et tout suspect doit se voir offrir une aide légale - ce sont les principes de l'État de droit. Rappelons qu'il y avait des avocats aux procès de Nuremberg", ajoute-t-il.

Un barreau fort signifie un État fort

Domansky souligne également que la défense des personnes ayant commis des crimes pendant la guerre est l’essence même d'un pays démocratique. À l'avenir, dit-il, nombre de ces affaires seront transférées à la Cour pénale internationale (CPI), ce qui permettra de mieux réparer les dommages causés à l'Ukraine par la Fédération de Russie. « Je citerai un classique, poursuit l’avocat : ‘Apprenez des autres et n'ayez pas honte des vôtres’. Un barreau qui fonctionne est la confirmation que les lois fonctionnent en Ukraine. Un barreau fort signifie un État fort. Et la façon dont nous nous positionnons fera de nous une nation pour laquelle les valeurs européennes comptent ou non. Nous devons donner la priorité à notre souhait, non pas de rechercher des traîtres, mais d'abord et avant tout de gagner. »


Ce reportage fait partie d’une couverture de la justice sur les crimes de guerre réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Zlochyn ».