Hategekimana, procès témoin

L’ancien gendarme rwandais Philippe Hategekimana a été condamné à la prison à perpétuité, le 28 juin, par la justice française, pour génocide et crimes contre l’humanité. Au cours des derniers jours de ce procès où les témoignages auront été centraux, l’accusation et la défense se sont affrontées sur la crédibilité des récits et des personnes venues témoigner. Une confrontation caractéristique des procès sur le génocide au Rwanda, près de trente ans après les faits.

La crédibilité des témoins était au coeur du procès Hategekimana. Accusé de génocide au Rwanda, il était jugé en France. Verdict : prison à perpétuité.
106 témoins et parties civiles ont été filmés et enregistrés au cours de 288 heures de débats que le procès de Philippe Hategekimana à comptées, devant la justice française. © Benoît Peyrucq
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Trente-et-un jours d’audience, 106 témoins et parties civiles entendus, 288 heures de débat : jugé à Paris depuis le 10 mai pour « génocide », « crimes contre l’humanité », « complicité de crimes contre l’humanité » et « entente en vue de participer à la commission » de ces crimes, Philippe Hategekimana a été reconnu coupable, le 28 juin, de la quasi-totalité des charges qui pesaient contre lui.

L’ancien gendarme rwandais – naturalisé français en 2005 sous le nom de Philippe Manier – était accusé de multiples meurtres et massacres commis sur le territoire de la compagnie de gendarmes de Nyanza, où il était adjudant-chef, dans la province de Butare, au sud du pays.

Jusqu’au bout, l’accusé aura plaidé son innocence, assurant avoir, à l’époque des massacres, quitté la région et, par ailleurs, aidé plusieurs familles tutsies à s’échapper. « Le génocide a bien eu lieu, j’en ai été le témoin. Mais je n’ai rien à me reprocher », déclarait-il encore le 20 juin. S’il a pu être, au début du procès, disert sur son parcours avant et après le génocide, Hategekimana aura, tout au long des audiences, refusé de commenter les faits dont on l’accuse, se bornant à affirmer qu’il n’était pas présent.

« Que savons-nous de Philippe Hategekimana ? », interroge l’avocate générale Céline Viguier, le 26 juin. « “Aucun commentaire” aura sans doute été la phrase qu’il aura le plus prononcée avec “Ce témoin, je ne le connais pas”. » Rappelant que nul membre de la famille de l’accusé n’est venu témoigner, elle poursuit : « Le sentiment que l’on a, c’est que M. Philippe Manier ne veut surtout pas que l’on en sache trop sur lui, afin sans doute que l’on s’en tienne à la version de lui-même qu’il veut bien donner. » Et c’est cette version que les deux avocates générales se sont attachées à démonter, pièce par pièce, lors d’un exposé de près de cinq heures au terme duquel elles ont requis une condamnation à perpétuité.

Les tergiversations de « Biguma »

À commencer par la question de sa présence dans la région de Nyanza lors de ces sanglantes journées de massacre, du 23 avril à courant mai. Hategekimana affirme qu’il était alors en partance ou parti, muté à Kigali. « Doit-on le croire ? », fait mine de s’interroger Céline Viguier. « Ses déclarations ont tellement varié, s’adaptant à son interlocuteur. » L’ancien gendarme, rappelle-t-elle, a, au fil du temps, donné des dates de départ différentes, déclarant être peu sûr du jour précis - « c’était il y a si longtemps », avait-il dit à la juge d’instruction. Tandis que plusieurs « témoignages concordants » placent ce départ « à la mi-mai » au plus tôt, souligne la procureure. Hategekimana « entretient un rapport particulier à la vérité », assène-t-elle, rappelant que l’homme s’est inventé un passé lors de sa demande d’asile, mais aussi dans les curriculum vitae produits dans le cadre de sa recherche d’emploi, et qu’il a changé plusieurs fois de noms. Quant à ce surnom de « Biguma », sous lequel victimes et témoins l’ont désigné tout au long des débats, l’accusé ne l’a nié qu’aux derniers jours de ce procès, lors de son interrogatoire final, appuie sa collègue Louisa Ait Hamou. « Philippe Hategekimana est “Biguma”, affirme-t-elle, et c’est ainsi que nous le désignerons. »

L’avocate générale s’attache à démontrer les incohérences du récit de l’accusé – du peu de noms de collègues dont celui-ci se souvient, tout en se prétendant le « DRH » de la compagnie de Nyanza, à ses contradictions quand il dit n’avoir entendu parler ni de la colline de Nyabubare, pourtant dans la zone de sa compagnie, ni du bourgmestre Narcisse Nyagasaza, qu’il est accusé d’avoir tué. « Comment pouvait-il ne pas le connaître ? s’exclame Louisa Ait Hamou, Même en temps normal, les gendarmes avaient affaire aux autorités civiles de leur secteur. Et Narcisse Nyagasaza était l’un des rares élus tutsis de la région. »

Mensonges ou inexactitudes ?

Au contraire de celui de l’accusé, le récit de témoins comme Israël Dusingizimana – condamné pour génocide au Rwanda et qui a notamment raconté la coordination entre les miliciens interahamwe et l’accusé avec ses gendarmes lors du massacre de la colline de Nyabubare – n’a pas varié, remarquent les avocates générales. « Il y a tant de récits concordants », affirme Céline Viguier, prenant l’exemple de ces deux témoins « qui ne se connaissent absolument pas » mais décrivent une même scène où l’adjudant-chef tire sur une femme en train d’accoucher sur la colline de Nyamure. « Si aujourd’hui, les crimes contre l’humanité et les crimes de génocide peuvent être documentés en temps réel, ce n’était pas le cas à l’époque des faits, plaide-t-elle. Ce qui nous reste, ce sont les récits des victimes, des survivants. Et ces rescapés sont peu nombreux, tant les Tutsis ont été massacrés. Personne ne devait pouvoir témoigner de ce qui s’est passé au Rwanda à cette période. »

Ces récits sont « rares et précieux », insiste-t-elle. « Nous ne disons pas que tout récit doit être pris au sérieux, reprend l’avocate générale, mais différencions bien les mensonges des inexactitudes. Chaque témoignage doit être apprécié à l’aune du temps qui passe. Peut-on reprocher à une personne qui a perdu toute sa famille de ne pas se souvenir exactement du jour, de l’heure ? De l’endroit où elle se trouvait ? De la marque ou de la couleur d’une voiture ? »

A ces victimes, Hategekimana n’a opposé qu’un manque flagrant d’empathie, assène Céline Viguier. Lors de sa dernière déclaration, l’accusé « a dit compatir sincèrement à la souffrance des victimes, mais il les traite de menteuses », dénonce-t-elle. Au contraire, lors de ses expertises psychologiques, « M. Manier s’est épanché sur sa propre souffrance, ses propres disparus », notamment lors de l’attaque par le Front Patriotique Rwandais (FPR, opposition armée ayant pris le pouvoir au Rwanda en juillet 1994) du camp où il s’était réfugié, en République démocratique du Congo. « Nul ne conteste les crimes du FPR, mais personne ne saurait les qualifier de génocide et ils n’effacent en rien ce qui s’est passé auparavant, tranche l’avocate générale. Mais ces crimes permettent aux génocidaires de renverser le narratif. De bourreaux, ils deviennent victimes. Et c’est exactement le discours qu’a tenu M. Manier. »

« Nous avons un accusé qui conteste toute l’accusation, qui au contraire se présente comme victime, qui n’exprime aucune empathie, qui n’hésite pas à mentir pour arriver à ses fins et qui n’a jamais permis à la cour de savoir qui il était vraiment », ajoute-t-elle. Or, loin d’un simple exécutant, Hategekimana « a impulsé le génocide » dans la région de Nyanza, affirment les procureures, qui concluent : « la France ne peut pas être une terre d’asile pour les génocidaires. »

« On a un vrai problème de crédibilité »

La France ne peut prendre la responsabilité d’une condamnation inique, réplique la défense. Le 27 juin, dans une plaidoirie à quatre voix, les avocats de Hategekimana ont demandé à la cour un acquittement sur toutes les charges. Et aux avocates générales qui, la veille, dénonçaient les incohérences et variations du récit de l’accusé, la défense a opposé sa critique des contradictions et des lacunes des témoignages qui se sont succédés au fil des deux derniers mois.

Alors que Me Margarita Duque, durant plus de quarante minutes, s’attache à détricoter de nombreux témoignages sur les crimes commis aux barrières érigées à travers la région - « des témoignages par ouï-dire » -, son confrère, Me Fabio Lhote, s’attaque à ceux portant sur le massacre de la colline de Nyamure. « Faisons un peu d’arithmétique, propose-t-il. Sur les 18 personnes auditionnées, quatre n’ont jamais entendu parler de Biguma, dix répètent ce qu’on leur a dit et les quatre témoignages restant prêtent à caution, étant confus, mensongers et portés par des personnes condamnées pour génocide. Sur les évènements de l’Isar Songa, c’est encore plus flagrant, douze personnes ont été entendues, neuf d’entre elles n’ont jamais entendu parler de Biguma et pas un témoin oculaire ne peut attester de la présence de Philippe Hategekimana sur place ! »

Nombre de témoins ont varié dans leurs récits entre les interrogatoires des enquêteurs et les audiences, assure-t-il, déclarant tour à tour avoir vu l’accusé sur les lieux des faits, ou avoir entendu quelqu’un dire que Biguma était arrivé, avant de finalement déclarer avoir appris après coup que ledit Biguma était impliqué. « On a un vrai problème de crédibilité. Est-ce que vous l’avez vu ? Pas vu ? Entendu ? Pas entendu ? Les gens ne savent pas vous dire, s’emporte l’avocat avec force moulinets de bras. Ça vous donne une idée du pouvoir de la rumeur et ce dossier, c’est ça. »

Contrairement aux simples témoins, les parties civiles, si nombreuses dans ce dossier, ne prêtent pas le serment de dire « toute la vérité », insiste l’avocat. « Leur parole vaut celle de l’accusé, il faut le rappeler. »

Pas de négation du génocide

Or cette parole n’a cessé d’être niée, proteste Me Duque, l’accusé étant présenté de telle manière que chacun de ses actes prêterait à caution. « M. Manier a décidé d’exercer son droit au silence ; des parties civiles ont estimé qu’il s’agissait d’un aveu. En quoi exercer un droit peut-il être considéré comme un aveu ? », s’indigne l’avocate. Elle dit à quel point les victimes ont pu la toucher « personnellement » mais qu’il « faut également comprendre que la majorité d’entre elles ne connaissaient pas M. Manier et elles ont simplement entendu dire qu’il suffisait de venir témoigner ici pour obtenir des réponses ». Quant aux accusations de négationnisme dont, selon elle, la défense a pu faire l’objet au cours de ce procès, elle les balaye : « M. Manier lui-même ne nie pas le génocide. Et pour reprendre ses mots : reconnaître son innocence, ce n’est pas nier la souffrance des victimes. »

Les témoignages forment bien « la colonne vertébrale » de ce dossier, souligne Me Alexis Guedj. Or, quand un dossier repose « uniquement sur des preuves testimoniales, la moindre des choses c’est que ces témoignages soient inattaquables ». Sur le massacre de la colline de Nyabubare, « on a entendu une vingtaine de témoins, et tout cela pour arriver à quoi ? Quoi de sûr, quoi d’intangible, quoi qui soit véritablement dans le domaine de la preuve, une preuve parfaite qui fasse que, juriste ou non, nous pouvons y croire ? »

Condamner la preuve des condamnés

Mais c’est à la parole des anciens génocidaires de la région de Nyanza, condamnés au Rwanda et comparaissant détenus, que la défense s’attaque tout particulièrement. Une parole très incriminante pour l’accusé, qui le place au cœur des faits. « M. Philippe Hategekimana est présumé innocent, rappelle Me Guedj, Et on met sa parole en balance avec celle de personnes condamnées pour des crimes horribles, auxquelles on donne davantage de crédit ? Et vous, jurés, vous vous dites : c’est ça, la justice que je dois rendre ? »

Me Emmanuel Altit reprend de volée : « Est-il possible de juger sans se poser la question des faux témoins-détenus ? Tous ceux qui suivent les procès sur le Rwanda savent que la question de la crédibilité des témoins emprisonnés se pose. Comment pourrait-il en être autrement dans un pays qui n’est pas un Etat de droit ? »

La veille, les avocates générales ont fustigé toute notion de complot de Kigali insinuée par la défense, consacrant près d’une demi-heure au sujet. « Pour la défense, dès lors qu’ils mettent directement en cause l’accusé, les témoins seraient des menteurs et des manipulateurs. Pour beaucoup il s’agit d’assaillants et il faut dire ce qu’ils ont été : des assassins. Mais quel serait leur intérêt à témoigner ? » lance Céline Viguier. L’avocate générale rappelle certes que, dans le cadre de la justice rwandaise, les condamnés qui ont reconnu les faits et demandé pardon aux victimes ont, en effet, bénéficié de remises de peine. Mais que ceux qui n’ont pas plaidé coupable n’ont jamais obtenu quoi que ce soit et « certainement pas » en échange de témoignages. Et au-delà, « pour quelle raison le Rwanda mettrait-il tout en œuvre pour faire condamner un gendarme innocent, un “petit poisson” pour citer son épouse ? », questionne la procureure. 

« C’est simple : parce qu’il est là, exposé du fait de la dénonciation dont il a fait l’objet, » réplique Me Altit. « Le régime rwandais est un régime dictatorial. Un tel régime a besoin de légitimité. Et quelle meilleure légitimité que de se placer en défenseur des victimes du génocide ? D’autant que cela permet de mettre en accusation la France, accusée d’avoir soutenu les génocidaires. » Pour son avocat, Hategekimana n’est rien de moins qu’un « bouc-émissaire », entraîné dans un « rapport de force politique qui le dépasse ».

Au bout du doute

Pourtant, assure-t-il aux jurés, vous n’avez même pas besoin d’entrer dans ce débat. « C’est sur l’accusation que repose la charge de la preuve, rappelle-t-il. La défense n’a rien à prouver. La défense doit montrer la faiblesse, les lacunes béantes du dossier. Elle doit souligner les doutes. » Et ces doutes sont si nombreux qu’ils forment « un océan », assure l’avocat. Le problème majeur, reprend Me Guedj, « c’est la preuve ». « On vous pousse à désigner un coupable sur la base d’un dossier bâti sur du sable. La France aurait-elle un complexe de culpabilité si fort parce qu’elle a laissé faire ce génocide ? Et on vous demande à vous, cour d’Assises, d’endosser cette responsabilité ? Il n’y a rien de pire que de condamner un homme sur des ouï-dire, sur des ragots. Cela devrait nous renvoyer, nous Français à notre histoire », plaide-t-il. Et, relisant le serment des jurés, il rappelle, comme chacun de ses confrères avant lui, que « le doute doit profiter à l’accusé ».

Au bout d’un long délibéré, la cour a décidé que ce doute n’existait pas.