Dossier spécial « L'humanité à l'heure du crime colonial »

Passé colonial : une commission d'historiens peut-elle réconcilier le Cameroun ?

Il y a un an, le 26 juillet 2022, le président français Emmanuel Macron annonçait la création d'une commission d'historiens pour faire la lumière sur le passé colonial de la France au Cameroun. Un an plus tard, elle peine à démarrer et si les attentes sont fortes, les résultats concrets sont incertains, expliquent plusieurs experts à Justice Info.

France-Cameroun – Une commission d’historiens peut-elle aider les deux pays vers le chemin de la réconciliation ? Emmanuel Macron et Paul Biya, les deux présidents, s’expriment lors d’une conférence de presse au Cameroun.
Les présidents français Emmanuel Macron et camerounais Paul Biya donnent une conférence de presse à Yaoundé, le 26 juillet 2022. C'est lors de cette conférence que le président français annonce la création d'une commission d'historiens pour faire la lumière sur le passé colonial de la France au Cameroun. © Ludovic Marin / AFP
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Lors d'une conférence de presse à Yaoundé avec le président camerounais Paul Biya le 26 juillet 2022, le président français Emmanuel Macron a déclaré qu'il souhaitait que les historiens des deux pays travaillent ensemble pour enquêter sur le passé et établir des « responsabilités » sur le passé colonial sanglant de la France au Cameroun. Il a promis que les archives de la France sur sa domination coloniale seraient ouvertes « en totalité ».

Initiée par la présidence française et coordonnée par des universitaires français avec leurs partenaires camerounais, cette commission a été officiellement lancée en mars 2023. Selon sa co-présidente l'historienne française Karine Ramondy, l'impulsion est venue de la société civile française et camerounaise et a été soutenue par les présidents des deux pays. Malgré nos questions à ses membres, il n’a pas été possible de clarifier le statut ou l’acte juridique fondateur de cette commission ni la façon dont ses membres ont été nommés.

Hugo Jombwe, avocat camerounais spécialisé dans les droits humains et basé en Afrique pour l'ONG belge RCN Justice & Démocratie, a accueilli la nouvelle avec un optimisme prudent. « Nous savons que l'histoire entre le Cameroun et la France est assez complexe, trouble, donc c'est une revendication très ancienne [notamment de la part des chercheurs et des militants des droits humains] de faire en sorte qu’il y ait de la lumière sur ce qui s'est passé », a-t-il déclaré à Justice Info. « Mais on sait aussi que les autorités camerounaises depuis l’indépendance n’ont pas montré beaucoup de volonté pour ce travail. Du côté de la France aussi, il y a eu presque 50 ans sans volonté de revenir sur ce sujet-là. Ça fait qu’il y a quand même une certaine prudence, parce qu’on se demande si après 50 ans les États ont véritablement changé. »

Côté français, cette commission est présentée comme faisant partie de la volonté exprimée par Macron d'une "nouvelle relation" avec l'Afrique. Elle intervient après des initiatives similaires sous sa présidence, notamment la commission Vincent Duclert sur le rôle de la France dans le génocide rwandais (2021) et le rapport Benjamin Stora sur la colonisation et la guerre de la France en Algérie (2021). 

Richard Joseph, professeur de sciences politiques à l'université Northwestern aux États-Unis, qui a consacré des recherches et écrit des ouvrages à l'histoire coloniale du Cameroun, s'est également félicité de la création de la commission. Mais il se pose des questions : « Les travaux de la commission se traduiront-ils par des débats ouverts au Cameroun ? Les chercheurs pourront-ils mener des études et livrer leurs conclusions sans crainte de représailles ? Les victimes de la répression et leurs familles seront-elles indemnisées ? » Joseph espère également que les travaux de la commission puissent déboucher sur une plus grande liberté politique au Cameroun.

Répression sanglante des indépendantistes

Après avoir été colonisé par l'Allemagne au XIXe siècle, le Cameroun a été partagé entre la France (80 %) et la Grande-Bretagne (20 %) en 1919, après la défaite de l'Allemagne lors de la Première Guerre mondiale. Pendant les années qui ont précédé l'indépendance du Cameroun français en 1960, les autorités françaises ont mené une campagne de répression sanglante contre les indépendantistes de l'UPC (Union des populations du Cameroun), un parti nationaliste engagé dans la lutte armée. Des dizaines de milliers de militants de l'UPC ont été massacrés d'abord par l'armée française, puis, après l'indépendance, par l'armée camerounaise d'Ahmadou Ahidjo, le premier président du pays indépendant qui a collaboré avec les Français. Biya, âgé de 90 ans et président depuis plus de 40 ans du Cameroun, a été Premier ministre sous Ahidjo.

Parmi les éminents militants de l'UPC assassinés par les Français figurent le leader anticolonialiste Ruben Um Nyobè et Félix Roland Moumié, dont on pense généralement qu'il a été empoisonné à Genève en 1960 par un agent des services secrets français, bien que l'affaire ait été rejetée par un tribunal suisse pour manque de preuves.

La commission est chargée d'examiner le "rôle de la France au Cameroun dans la lutte contre les mouvements indépendantistes et d’opposition entre 1945 et 1971". Elle devrait présenter un rapport d'ici la fin de l'année 2024. Jombwe estime que la période historique est bonne, mais qu'elle devrait également inclure 1972, l'année du référendum national qui a conduit à la transformation des anciennes parties britannique et française du Cameroun en un État unitaire. Le pays reste divisé, note-t-il, le régime de Biya ayant mené une violente répression contre les séparatistes dans les régions anglophones marginalisées du pays.

Quinze historiens et un musicien

La commission est coprésidée par l'historienne française Karine Ramondy et le musicien camerounais Blick Bassy, qui a dédié l'un de ses albums, "1958", au leader anticolonialiste assassiné Ruben Um Nyobè. Bassy est chargé de l'aspect culturel des travaux de la commission. Le reste de la commission est composé de 14 historiens (plus Ramondy), à parité entre le Cameroun et la France. Il y a cinq femmes et dix hommes (11 avec Bassy).

La décolonisation du Cameroun et la répression sanglante menée par la France, que certains historiens ont qualifiée de guerre, "a très peu de visibilité, notamment en France, où elle n'est pas enseignée dans les écoles, contrairement à la guerre d'Algérie", a déclaré Ramondy à l'agence de presse AFP en mars. « Ce sera l'un des enjeux de cette commission, dit-elle, de rendre visible » ce pan de l'histoire.

Bassy, qui recueillera des témoignages oraux au Cameroun, a déclaré lors de la conférence de presse de lancement qu'il ne travaillerait pas avec les historiens mais plutôt avec les associations et les gens sur le terrain. Il a souligné « l'aspect inédit de ce volet patrimoine et culture » du travail de la commission. La coprésidence de la commission par Bassy a été vivement critiquée lors de son annonce, notamment par la Société d'histoire du Cameroun qui a déclaré que c'était "plus qu'une insulte" pour elle qu'un artiste ait été choisi plutôt qu'un historien camerounais aux côtés de Ramondy.

Jombwe n'est pas d'accord. Il estime que Bassy a toujours montré un intérêt pour ce chapitre de l'histoire et qu'il n'est pas trop préoccupé par le politiquement correct. Il peut donc jouer un rôle pour s'assurer que "rien n'est mis de côté" dans le travail de la commission. Contactés par Justice Info, les membres de la commission n'ont pas souhaité faire d'autres commentaires. « Nous sommes actuellement au travail avec nos équipes et nous ne manquerons pas de vous répondre/solliciter quand nous aurons bien avancé sur nos travaux », nous a répondu Ramondy par courriel.

La continuité du pouvoir colonial

Selon Jombwe, il ne s'agit pas seulement de réconcilier la France et le Cameroun avec leur histoire commune, mais aussi de réconcilier les Camerounais. « Les attentes sont immenses », explique-t-il, car au Cameroun, les autorités « ont mauvaise conscience par rapport à ce chapitre » et n'ont jamais voulu rechercher la vérité. « Cette histoire de la période de la décolonisation n’est même pas enseigné au Cameroun, dit-il, parce qu’il y a eu un tabou, il y a eu une grande déchirure du pays notamment entre ceux qui se sont levés pour la fin de la décolonisation et l’indépendance, et ceux qui ont collaboré avec la puissance coloniale qui ont hérité le pouvoir. »

Il pense que le travail de la commission est important non seulement pour réconcilier le Cameroun francophone, mais aussi pour l'unité entre les parties francophone et anglophone. Le conflit actuel entre les séparatistes anglophones et les autorités camerounaises « puise ses sources » dans la lutte pour l'indépendance, dit-il. « Au moment du rattachement des deux territoires sous mandat français et sous mandat britannique [à la suite d'un référendum en 1972], il y avait des membres de la partie anglophone qui y étaient opposés, non parce qu’ils ne voulaient pas l’unité, mais parce qu’ils se disaient que la partie francophone est sous la mainmise de la France », note Jombwe. « Et cette déchirure, malheureusement, s’est aggravé par la gestion du pouvoir politique depuis l’indépendance, avec le sentiment de marginalisation des anglophones. »

« Le Cameroun n'a pas été à la hauteur dans de nombreux domaines de la vie publique et n'a reçu qu'une attention minimale au niveau mondial », déclare Joseph à Justice Info. « C'est le mouvement indépendantiste qui a œuvré pour la réunification des anciens Cameroun français et britannique. Ces aspirations n'ont jamais été véritablement satisfaites. Une lutte armée tragique en est l'une des conséquences. Alors que le silence profond est levé, une lumière réparatrice peut être jetée sur le passé de cette nation. »

Il reste à voir ce que cette commission produira d'ici la fin de l'année prochaine, et quel suivi il pourrait y avoir en termes de recommandations et de réparations pour les familles des victimes assassinées.

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