Dossier spécial « L’Église face à ses crimes sexuels »

Crimes sexuels dans l’Église : la pression s’étend

Il y a trois ans, Justice Info publiait une carte mondiale sur les enquêtes engagées dans de nombreux pays du monde sur les crimes sexuels commis au sein de l’Église catholique. L’année 2023 a été marquée par de nouvelles informations retentissantes, en Amérique latine et en Europe notamment. Elles confirment l’ampleur des crimes et la difficulté des réponses de justice. Le point sur les situations les plus notoires.

Dans le Monde entier, la justice pour les crimes sexuels de l’Église prend de l'ampleur. Photo : prêtre.
Les enquêtes et révélations sur les crimes sexuels dans l'Eglise catholique gagnent de plus en plus de pays, même si les associations de victimes déplorent souvent leur lenteur ou leur manque de développements judiciaires ou parajudiciaires concrets. © Patricia de Melo Moreira / AFP
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En 2019 un rapport de l’ONG britannique Child Rights International souligne que l’Amérique latine est l’objet d’une « troisième vague » de révélations sur les abus sur mineurs au sein de l’Église catholique, après la première provoquée par les révélations du Boston Globe, aux États-Unis, en 2002 et celle ayant déferlé sur plusieurs pays européens, en commençant par l’Irlande en 2009. Dans cette étude, qui documente les abus sexuels de l’Église catholique sur le continent latino-américain, l’ONG propose de s’inspirer « des commissions vérité mises en place au sortir de périodes de dictatures afin d’enquêter sur les violations des droits humains » pour traiter de crimes qui s’avèrent généralisés et systémiques.

Alors qu’aucune commission de ce genre n’existe encore sur le continent, l’ONG Ending Clerical Abuse (ECA) - première organisation transnationale axée sur la justice internationale et la responsabilité pour abus sexuels dans l'Église catholique – formule le même vœu depuis 2017. « L'un des problèmes liés aux abus du clergé est que, et c'est très courant en Amérique latine, l'Église déplace ses prêtres dans d'autres pays pour les protéger. Il nous faut impérativement des commissions indépendantes, composées d’experts, qui comprennent le fonctionnement de l’Église », explique dans un entretien à Justice Info l’avocat mexicain Adalberto Méndez López, fondateur et coordinateur des questions juridiques au sein de ECA. Pour lui, le Chili et l’Argentine – où de nombre scandales impliquant l’Église ont éclaté – symbolisent à ce titre deux espoirs déçus du continent. Les cas les plus accablants concernent le Pérou et le Mexique. Tandis qu’un espoir relatif est venu de Bolivie.

En Europe, ce scandale systémique et planétaire a connu ses révélations les plus spectaculaires au Portugal, en Espagne et en Suisse.

Chili

Sur notre carte mondiale publiée en septembre 2020, il est noté que le Parquet national chilien avait annoncé que le nombre d’enquêtes sur des abus sexuels commis ou dissimulés par des membres de l’Église était passé de 38 à 119 au cours de l’été 2018. Cette année-là, les 32 évêques chiliens avaient remis leur démission au Pape François, lors de leur convocation à Rome. Le Chili est alors le premier pays d’Amérique latine à mettre en place une Commission d’investigation indépendante de l’Église. Au total, 158 personnes – évêques, prêtres ou laïcs liés à l'Église – sont ou ont été visées au Chili par une enquête pour sévices sexuels depuis les années 1960.

Depuis, rien ne semble avoir avancé et la confiance en l’Église serait en perte de vitesse dans ce pays, « d’autant que les révélations de cas de violences sexuelles se sont multipliées après 2018. La parole s’est libérée : plus de la moitié des plaintes enregistrées par l’Église l’ont été entre 2018 et 2019 », selon un témoignage paru dans le quotidien français La Croix.

Argentine

En novembre 2019, deux religieux qui œuvraient en Argentine dans un institut spécialisé avaient été condamnés à 42 et 45 ans de prison pour abus sexuels sur des enfants sourds et malentendants. En février 2020, des victimes s’étaient rendues à Rome pour demander un entretien avec le pape, leur concitoyen.

En 2022, le prêtre Gustavo Oscar Zanchetta, évêque du diocèse d’Oràn entre 2013 et 2017, a été condamné à quatre ans et demi de prison, reconnu coupable d'abus sexuels sur deux séminaristes mineurs dans la paroisse de Puerto Santa Cruz, entre 2009 et 2012.

Pérou

En janvier 2018, le Vatican avait placé sous sa tutelle le mouvement catholique péruvien formé de laïcs, Sodalitium Christianae Vitae, dont le fondateur Luis Fernando Figari, réfugié à Rome, avait été accusé d’abus sexuels sur mineurs. Quatre autres membres étaient soupçonnés d’abus sexuels et de séquestration de 19 mineurs entre 1975 et 2002.

L’affaire Sodalitium Christianae Vitae est le plus grand scandale d’abus sexuels du pays : entre 1970 et le début des années 2000, des dizaines de personnes, dont des mineurs, ont été abusées au sein de cette institution. Pourtant, ce n’est qu’en juillet 2023 que le Vatican a mandaté une commission d’experts à Lima, la capitale, pour enquêter sur ces abus. L’archevêque de Malte, Charles Scicluna, et le prêtre espagnol Jordi Bertomeu, reconnus parmi les meilleurs investigateurs du clergé sur les faits de pédocriminalité dans l’Église, ont été chargés de l’enquête.

Mexique

En 2006, le pays avait été ébranlé par l’affaire Marcial Maciel, fondateur de la congrégation des légionnaires du Christ, accusé publiquement de sévices sexuels et maltraitance sur mineurs entre 1956 et 1997. En 2021, suite à des enquêtes menées en interne par l’Église catholique, douze évêques ont été mis en cause pour leur gestion de cas d’abus sexuels. « Au Mexique, en 2020, il y a eu une tentative de créer une commission vérité pour enquêter sur tous les crimes commis par le clergé, je suis l’avocat qui avait proposé l’initiative aux sénateurs », relate Adalberto Méndez López. « Que s’est-il passé ? Le gouvernement a littéralement tout fait pour arrêter ces commissions. L’Église et la politique sont trop intriquées dans nos pays ; l’institution entretient des relations très puissantes avec les gouvernements. » Cela va même plus loin, souligne l’avocat : « L'ancien président mexicain [Andrès Manuel López Obrador] a exprimé publiquement qu’il n’irait pas combattre l’Église car il ne le souhaitait pas. »

Bolivie

Le seul espoir de voir apparaître une telle commission est né du côté de la Bolivie. En mai 2023, dans une lettre adressée au Pape François, le président bolivien a demandé de transmettre à la justice de son pays « tous les dossiers, registres et informations concernant les allégations ou faits d’abus sexuels » commis en Bolivie. « Rien de tel n’avait jamais été entrepris sur le continent », précise Méndez López.
Cette demande officielle intervient après les révélations d’abus dans l’Église bolivienne par le quotidien espagnol El Pais, en avril 2023. Le prêtre jésuite espagnol Alfonso Pedrajas, décédé en 2009, aurait abusé plus de 80 mineurs lorsqu'il dirigeait l'école Jean-XXIII, à Cochambamba, au centre-ouest du pays. Suite à ces révélations, 35 membres de l’Église catholique ont été signalés à la justice bolivienne par 17 victimes présumées d’agressions sexuelles et font l’objet d’une enquête.

Le 24 mai 2023, une commission nationale d’écoute et une commission nationale d’enquête sont mises en place par les évêques boliviens pour faire la lumière sur les cas allégués. « Nous avons vraiment pensé que la Bolivie serait le changement dont nous avions besoin dans la région », explique Méndez López. Sauf que, selon ses informations, ces commissions resteraient partielles : « Ce que j’ai appris dernièrement est que l’État bolivien ne veut pas que les victimes fassent partie des commissions. C’est inacceptable, donc elles ne verront sûrement pas le jour. »

Du côté du Vatican, comme au Pérou, le pape a envoyé Mgr Bertomeu pour faire un point sur l’avancée des programmes de prévention contre les abus sexuels. 

Brésil 

En mai 2019, le Pape François avait accepté la démission de l’évêque brésilien de Limeira, Mgr Vilson Dias de Oliveira, qui faisait l’objet d’une enquête de la justice civile brésilienne pour soupçons de couverture d’abus sexuels.

Fin mai 2023, c’est un livre de deux journalistes brésiliens sur la pédophilie dans l’Église qui révèle que 108 prêtres et dirigeants catholiques ont fait face à des poursuites judiciaires au Brésil depuis l’an 2000. Un rapport interne du Vatican datant de 2005 estimait qu’un prêtre brésilien sur dix était impliqué dans des cas d’abus, soit quelque 1700 religieux.

États-Unis

En avril 2023, un rapport du procureur de l’État du Maryland révèle qu’au moins 600 enfants ont été agressés par au moins 150 membres du clergé catholique entre 1940 et 2002. La justice américaine dénonce la « complicité de l’Église ». Cette investigation sur l’archidiocèse de Baltimore a été ouverte en 2018 suite aux révélations du procureur de Pennsylvanie qui avait révélé qu’au moins 1000 enfants avaient été victimes d’actes de pédophilie par plus de 300 prêtres, couverts par l’Église.

Portugal

Le 13 février 2023, la Commission indépendante portugaise, commanditée par la Conférence des évêques et composée de six experts, a rendu son rapport : 4815 victimes ont été abusées sexuellement par des membres de l’Église catholique portugaise au cours des 70 dernières années. Sur les 500 témoignages recueillis par la Commission, 25 ont été transmis au ministère public pour enquête. Les experts recommandent notamment un changement législatif pour étendre le délai de prescription à 30 ans après les faits. A la sortie de ce rapport, le président de la Conférence épiscopale a confirmé la création d’un organisme de soutien aux victimes et de possibles compensations financières.

Espagne

Le 27 octobre 2023, la première Commission d’enquête indépendante sur la pédocriminalité dans l’Église catholique espagnole, mandaté par le Parlement espagnol, révèle dans son rapport que plus de 440 000 personnes - dont 200 000 mineurs - auraient été victimes d’agressions par des membres du clergé entre 1970 et aujourd’hui. Ce rapport se base sur un sondage effectué auprès de 8000 personnes dont il ressort que 0,6 % des Espagnols âgés de 18 à 90 ans disent avoir été agressés par un membre du clergé quand ils étaient mineurs. Si la conférence épiscopale espagnole a demandé pardon aux victimes, elle a toutefois qualifié de « surprenante (…) l’extrapolation des données obtenues (…) qui ne correspondent pas à la vérité et ne représentent pas non plus l’ensemble des prêtres et des religieux qui travaillent loyalement et avec dévouement au service du Royaume ».

Belgique

Le 19 octobre 2023, une nouvelle commission d’enquête sur les violences sexuelles commises dans l’Église de Belgique est créée, réclamée à l’unanimité par les partis politiques flamands. Treize ans après l’instauration de la première commission parlementaire qui avait enquêté sur les abus sexuels dans l’institution, elle a pour objectif d’évaluer l’attitude de la hiérarchie catholique face à de potentielles victimes signalées depuis et d’évaluer les résultats obtenus par les victimes suite au premier rapport. Cette commission intervient après la diffusion, sur une chaîne publique flamande, d’une émission de télévision révélant l’ampleur des violences sexuelles sur mineurs à travers des dizaines de témoignages.

Suisse

Le 12 septembre dernier, un rapport rendu public a Zurich dévoile le chiffre de 1002 cas d’abus sexuels commis par des membres de l’Église suisse depuis 1950. Commanditée par l’Église, cette étude pilote inédite a été confiée à des chercheurs de l’Université de Zurich. A l’appui d’archives principalement, l’étude recense 921 victimes d’abus sexuels perpétrés par 510 auteurs, en grande majorité des prêtres. 74 % des abus ont été commis sur des mineurs et 14 % sur des adultes. L’Église a annoncé la création d’une instance nationale d’accueil et d’écoute des victimes et d’un tribunal ecclésial pénal et disciplinaire. Cette première étude devrait être étendue dans les trois prochaines années.

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