Dossier spécial « L’Église face à ses crimes sexuels »

Quelle suite au rapport sur les abus sexuels dans l'Église suisse ?

Depuis sa publication en septembre, un rapport fait vaciller l’édifice du secret qui entoure les abus sexuels dans l’Église suisse depuis le milieu du XXe siècle. Un travail encore timide, mais qui affiche l’intention de tendre vers une commission plus systémique, à la française.

Commission sur les abus sexuels dans l’Église Suisse. Photo : des activistes de l'association Ending Clergy Abuse posent avec des portraits de membres du Clergé.
Dès 2018, victimes et militants membres de l'association Ending Clergy Abuse manifestaient à Genève pour dénoncer les crimes sexuels dans l’Église catholique. Cinq ans plus tard, un premier rapport est sorti sur l’Église suisse mais les victimes attendent beaucoup plus. © Fabrice Coffini / AFP
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Il dresse un état des lieux provisoire de 1 002 victimes d’abus sexuels commis par des prêtres catholiques et des membres de l’Église suisse depuis 1950. Rendu public le 12 septembre à Zurich, le « Rapport sur le projet pilote pour l’histoire des abus sexuels dans le contexte de l’Église catholique romaine en Suisse depuis le milieu du XXe siècle » a déclenché une série de réactions aux conséquences encore inconnues. 

« La Suisse a fait les choses dans un ordre différent de la France : des commissions de réparation pour les victimes existaient déjà. Finalement, différentes instances ecclésiales se sont mises d’accord pour financer une telle étude », relate Astrid Kaptijn, professeure de droit canonique à la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg. Confiée à l’Université de Zurich, l’étude a été commanditée le 4 avril 2022 par la Conférence des évêques suisses, la Conférence des Unions des Ordres et des communautés de vie consacrée en Suisse ainsi que la Conférence centrale catholique romaine (qui regroupe les organisations cantonales), encadrée par un conseil de six scientifiques nommés par la Société suisse d’histoire « pour garantir le caractère indépendant, et conseiller les chercheurs qui pouvaient avoir des questions très précises concernant l’accès aux archives, par exemple, ou sur les procédures de l’Église », explique la canoniste, qui en était membre.

Pendant une année, les universitaires se sont penchés sur les archives de l’Église catholique. Un travail inédit et qui annonce dans son rapport l’étendue des dégâts : l’étude a recensé, entre 1950 et 2022, 1 002 cas d’abus sexuels sur 921 victimes - 56 % de garçons, 39 % de filles (dans 5 % des cas le sexe n’est pas spécifié) -  perpétrés par 510 auteurs, en grande majorité des prêtres. 74 % des abus ont été commis sur des mineurs et 14 % sur des adultes. L’étude devrait reprendre à partir de janvier 2024 et d’autres rapports sont attendus dans les trois prochaines années.

Témoins contraints au silence

Ce chiffre d’un millier pourrait bien venir ouvrir la boîte de pandore. En effet le rapport révèle des failles sévères. Les historiens y indiquent que des sources ecclésiales n’ont pu être correctement étudiées faute de certains documents, qui avaient été détruits, et qu’une demande d’accès aux archives a été refusée par l’ambassade du Saint-Siège et par le Vatican lui-même, concernant l’ouverture de dossiers diplomatiques. Selon les conclusions du rapport, « il est apparu clairement que les responsables de l’Église ignoraient, dissimulaient ou minimisaient la plupart des cas d’abus sexuels analysés jusqu’aux années 2000. Dans de nombreux cas, les abus sexuels ont été ‘mis de côté’, les accusés ont été transférés et les personnes concernées de même que les témoins contraints au silence. Les responsables de l’Église ont ainsi accepté que d’autres situations d’abus sexuels se produisent. »

« Il était grand temps que cette étude soit menée, réagit Jacques Nuoffer, président du Groupe Sapec, association suisse de soutien aux personnes abusées ‘dans une relation d’autorité religieuse’. Elle confirme ce que nous avons observé voire vécu pendant des décennies. Les autorités de cette Église ont étouffé leurs crimes, soutenu les agresseurs, protégé la réputation de leur institution au détriment des victimes réduites au silence », explique celui qui lutte depuis 2009 pour faire entendre les victimes, dont il fait partie, et qu’il estime à au moins une dizaine de milliers en Suisse. En France, le nombre de victimes a été estimé à plus de 330 000.

« Certes c’est un petit nombre mais cela donne une idée de l’ampleur du phénomène des abus en Suisse », analyse Kaptijn. « L’impact psychologique de cette étude sur les victimes va être à mon avis très important, voire fondamental, abonde quant à elle l’avocate en droit pénal Joëlle de Rham-Rudloff. La médiatisation de ce rapport va envoyer le message aux victimes qu’elles ne sont pas seules, ce qui peut leur donner le courage de dénoncer les abus et rendre les autorités encore plus attentives à leur dénonciation ou signalement, même s’il est déjà possible en Suisse de s’adresser au Centre d’aide aux victimes d’infractions à ce sujet. »

En effet contrairement à la France, où ce sont les recommandations d’une commission, la Ciase, qui ont mené à la création d’instances de réparation (l’INIRR et la CRR) - la Suisse a vu naître dès 2016 une Commission d’écoute, de conciliation, d'arbitrage et de réparation, la Cecar, à l’initiative du Groupe Sapec, d’institutions catholique suisses et de parlementaires. Un an avant, une commission d'indemnisation avait été mise en place par la Conférence des évêques suisses. Selon le rapport, « jusqu’au début de l’année 2023, une indemnisation a été versée dans 168 cas, pour un montant total de 2,5 millions de francs suisses issus du fonds d’indemnisation prévu à cet effet ». Un fonds alimenté par différents organes de l’Église suisse. La présidente de la Cecar, Liliane Gross, précise que 14 personnes ont été indemnisées en 2022 pour un montant moyen de 15 000 CHF (environ 15 650 EUR).

Réactions immédiates de l’Église

À la parution du rapport, les institutions catholiques suisses ont réagi, et annoncé plusieurs mesures dont la création d’une instance nationale d’accueil et d’écoute des victimes d’abus sexuels dans l’Église. « Il n’est pas nécessaire de créer une énième commission spéciale. La victime peut réellement s’y perdre et il semble illusoire que la personne abusée souhaite s’adresser à une commission créée par une institution qui a précisément couvert les abus subis », estime aussi Me de Rham-Rudloff.

L’avocate milite pour faire connaître aux victimes un dispositif étatique existant : depuis 1997, dit-elle, « les 26 cantons suisses ont l'obligation d’ouvrir des ‘centres Lavi’ dans lesquels des psychologues, formés à cet effet et rémunérés par l’État, reçoivent des victimes de toute atteinte physique, psychique ou sexuelle, proposent de couvrir financièrement un certain nombre d’heures d’avocats, accompagnent les victimes en audience pour qu’elles fassent valoir leurs droits et demandes de réparations en justice. Tout est gratuit. Dès qu'une victime dépose plainte, la police et les autorités pénales ont l’obligation de lui indiquer l’existence de ces centres. Il existe en outre, ajoute-t-elle, une ‘Instance d’indemnisation Lavi’ qui permet aux victimes d’obtenir une réparation financière - partielle - des abus subis (tort moral et certains autres dommages) dans le cas d’abuseurs insolvables. »

Pour la pénaliste, ce dispositif peut aider une victime à se reconstruire : « La reconnaissance du statut de victime pour faire valoir ses droits et une indemnisation existe, même si elle est partielle. Il arrive aussi que l’abuseur arrêté et interrogé dans la procédure reconnaisse finalement les faits et présente ses excuses, ce qui peut aussi grandement aider les victimes dans leur processus de guérison. »

Sanctionner ceux qui savaient ?

Me de Rham-Rudloff estime que le rapport invite le droit suisse à évoluer sur la réponse judiciaire à apporter : « Comment sanctionner les responsables non pas des abus directs, déjà punissables au regard du droit suisse, mais ceux qui savaient et qui n’ont rien dit ou ceux qui ont déplacé les abuseurs dans d’autres structures ? Il va falloir une réponse uniforme et à grande échelle des tribunaux sur cette question-là. » D’autant que le droit suisse n’édicte aucune obligation de dénoncer les agissements criminels de personnes privées. « Peut-on attaquer l’Église ? Mais quelle entité ? » questionne-t-elle, pointant la complexité du paysage religieux, très morcelé, mêlant quatre langues et une multiplicité de confessions et d’institutions, parfois au sein d’un même canton.

L’État a par ailleurs délégué certaines tâches d’enseignement à des institutions religieuses, ce qui pose de fait la question de sa responsabilité à l’égard des violations commises en leur sein. Pour la pénaliste, la publication de cette étude crée un précédent : « C’est la fin de l’impunité au sein de l’Église. Les abuseurs potentiels vont devoir se tenir à carreau et l’Église va devoir mettre en place des protocoles pour dénoncer, traiter les cas. Elle n’a plus le choix si elle veut restaurer un lien de confiance envers l’institution. »

L’Église suisse n’aurait pas, selon le rapport, appliqué le droit pénal canonique de manière cohérente et aurait mené peu d’enquêtes et de procès. À la publication du rapport la Conférence des évêques a annoncé vouloir créer un tribunal ecclésial pénal et disciplinaire pour l’Église de Suisse. C’est une décision importante, estime la professeure Kaptijn, mais « il n’est pas question de soustraire les prêtres et clercs à la juridiction étatique […] la justice canonique apporte d’autres choses : elle peut renvoyer de l’état clérical le prêtre coupable par exemple ». En revanche, un tel tribunal ne peut exister sans une autorisation de Rome, précise-t-elle.

Vers une commission « à la française » ?

« Les conclusions du rapport suisse rejoignent dans les grandes lignes celles du rapport de la Ciase »,  analyse Kaptijn, qui a aussi été membre de la commission française dirigée par un haut fonctionnaire, Jean-Marc Sauvé. « Les mécanismes qu’il dénonce sont les mêmes : envoyer les prêtres à l’étranger, ne pas croire aux accusations, l’importance du poids de l’Église dans les familles, etc. Mais le format diffère : les historiens [suisses] n’ont pas tellement eu de contact avec les victimes. Il s’agissait surtout de sonder les archives pour avoir une idée de l’ampleur des abus ».  

En effet, une commission à la française, initialement, ce « n’est pas ce que les évêques ont choisi, explique Nuoffer, du Groupe Sapec. Ils voulaient une étude pilote menées par des universitaires. Nous, associations de victimes, avons bien expliqué que nous souhaitions une enquête quantitative par la suite ». Et les auteurs du rapport soulignent aussi que cette étude est un pilote, qui vise « à servir de base pour des recherches futures sur les abus sexuels commis par des membres du clergé catholique et par des employés de l’Église ». Ils recommandent de « commanditer une enquête quantitative et sociologique de grande ampleur des abus sexuels dans le contexte de l’Église catholique suisse, à l'image de la Ciase menée en France ».

Pour le professeur de droit public à l’Université de Pau et président de l’Institut francophone pour la justice et la démocratie, Jean-Pierre Massias, « le pilotage par l’Université de Zurich est intéressant car ces enquêtes sont des indices montrant qu’il y a des abus. Mais évidemment le modèle [français, de la commission] Sauvé est idéal du fait d’avoir inclus l’audition des victimes. C’est un modèle qui fait peur car plus personne ne peut fermer les yeux aujourd’hui sur l’ampleur des abus. »

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