Israël-Palestine : la bataille juridique a commencé

Les 11 et 12 janvier, les avocats de l'Afrique du Sud et d'Israël ont présenté leurs arguments devant la Cour internationale de justice. L'Afrique du Sud affirme qu'Israël commet un génocide à l'encontre du peuple palestinien. Elle demande des mesures provisoires urgentes pour mettre fin au massacre. Pour Israël, ces mesures sont "injustifiées et préjudiciables". Et ce n'est que le début de la bataille juridique devant la Cour mondiale.

Conflit Israël / Palestine - Habitants de Gaza au milieu des ruines.
Des habitants de Gaza au milieu des ruines de leurs immeubles détruits par les bombardements israéliens. En trois mois, la guerre à Gaza aurait coûté la vie à 25 000 civils, dont une majorité de femmes et d'enfants. © Mahmud Hams / AFP
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Une vidéo d'un groupe de soldats israéliens chantant et scandant "il n'y a pas de civils non impliqués" résonne autour de la Grande Salle de Justice du Palais de la Paix, à La Haye, le 11 janvier. L'Afrique du Sud utilise ces images pour appuyer son argument selon lequel Israël commet un génocide à l'encontre du peuple palestinien. Elle poursuit Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ) pour qu'il réponde à un certain nombre d'allégations : non seulement Israël commettrait un génocide contre la population de Gaza, mais il ne l’aurait pas empêché, échouant à punir les propos génocidaires et normalisant une rhétorique génocidaire. La vidéo fait référence à un certain nombre de déclarations de responsables israéliens, dont le Premier ministre, sur la destruction et l'"extirpation" de l'ennemi.

Afin d'éviter que les habitants de Gaza ne subissent d'autres préjudices, Pretoria demande d’abord à la Cour d’ordonner des mesures provisoires - une forme de contrainte juridique internationale d'urgence - visant à empêcher d'autres morts et blessés dans la bande de Gaza assiégée.

Lors d'une séance de deux jours à La Haye, les avocats des deux parties ont débattu des réalités sur le terrain et de l'interprétation des aspects juridiques de la plainte. Il n'y aura pas de constat sur le génocide, car il faudra plusieurs années pour que l'affaire soit plaidée dans son intégralité. Cette session d'urgence, la première de l'année 2024 pour la Cour de l'Onu, est un moyen de contourner le droit de veto exercé par le plus proche allié d'Israël, les États-Unis, au sein du Conseil de sécurité de l'Onu, et de demander aux juges d'exiger un cessez-le-feu à Gaza. "L'Afrique du Sud n'a qu'à démontrer que ses revendications sont plausibles et qu'il existe un risque réel de génocide si la Cour ne prend pas de mesures d'urgence", commente Adil Haque, professeur de droit à l'université Rutgers, dans le New Jersey (États-Unis).

"Rien de moins que la destruction de la vie des Palestiniens"

Les frappes israéliennes ont commencé après que le Hamas et d'autres milices palestiniennes ont attaqué des villes et des villages israéliens depuis Gaza, le 7 octobre dernier, tuant quelque 1 200 personnes et en prenant plusieurs centaines en otage. Israël a assiégé le territoire palestinien et empêché l'entrée de nourriture et d'autres fournitures. Il a mené une campagne de bombardements massifs visant, selon lui, à détruire les dirigeants du Hamas. Il a demandé à la plupart des deux millions d'habitants de partir de chez eux pendant que ses forces terrestres entraient et tentaient de détruire les vastes réseaux de tunnels que le Hamas a construits sous la bande de Gaza.

Les experts de l'Onu ont décrit une situation humanitaire choquante : la plupart des hôpitaux de Gaza sont incapables de fonctionner, les infrastructures civiles sont gravement endommagées et la nourriture pouvant être distribuée en sécurité n'est pas suffisante pour éviter la famine. Le ministère de la Santé, dirigé par le Hamas, estime que près de 25 000 personnes sont mortes au cours de cette campagne de trois mois.

Les arguments de l'Afrique du Sud devant les 17 juges saisis de l'affaire ont commencé par situer les actes génocidaires présumés "dans le cadre de 75 années d'occupation et de siège par l'apartheid" et de décennies d'impunité pour des violations généralisées des droits de l'homme. Puis l'avocate Adila Hassim cite le secrétaire général des Nations unies, qui a déclaré que "nul endroit n'est sûr" à Gaza. Elle décrit les bombardements incessants, les personnes non dénombrées sous les décombres, le nombre de bombes larguées dans des zones qu'Israël avait déclarées sûres pour les civils. "Cette tuerie n'est rien de moins que la destruction de la vie palestinienne. Personne n'est épargné, pas même les nouveau-nés", plaide-t-elle.

"Quelle que soit l'horreur d'une attaque, le génocide n'est jamais autorisé"

L'avocate irlandaise Blinne Ní Ghrálaigh, membre de l'équipe juridique de l'Afrique du Sud, met l'accent sur les effets de la campagne israélienne sur les plus vulnérables. Elle souligne le "préjudice irréparable" subi par les habitants de Gaza en l'absence d'intervention, car des familles entières et multigénérationnelles seront anéanties. Elle cite les propres dossiers de la CIJ - par exemple, en novembre dernier dans l'affaire Arménie contre Azerbaïdjan, où la CIJ est intervenue parce que les enfants ne pouvaient pas aller à l'école et que les gens étaient forcés de quitter leur maison.

"C'était efficace", commente Mike Becker, professeur adjoint de droit international humanitaire au Trinity College de Dublin. "Franchement, c'était une présentation poignante", poursuit-il, soulignant la partie où l'avocate a expliqué l'acronyme "WCNSF" utilisé pour la première fois au monde par les médecins de Gaza - Wounded Child No Surviving Family (enfant blessé sans famille survivante).

"La réputation même du droit international est en jeu", plaide Ní Ghrálaigh à la cour. "Gaza représente un échec moral" et le monde "devrait être absolument horrifié qu'il n'y ait pas d'espace sûr à Gaza. Le monde devrait avoir honte". Vaughan Lowe, un autre membre de l'équipe juridique de l'Afrique du Sud, attire l'attention sur l'utilisation de bombes anti-bunkers dans des zones civiles. Ce n'est "pas seulement une question d'échelle, c'est aussi une question d'intention". Lowe veut ainsi devancer les arguments israéliens sur la légitime défense. "Quelle que soit l'horreur d'une attaque, le génocide n'est jamais autorisé. Et cela comprend l'obligation de prévenir le génocide", plaide-t-il.

Amichai Cohen, professeur de droit international à l'Ono Academic College, en Israël, explique à Justice Info que, pour lui, c’est "la partie la plus problématique de l'argument sud-africain", que si peu ait été dit sur la guerre elle-même et le contexte du conflit armé avec le Hamas.

Le droit d'Israël à se défendre

Le deuxième jour, Israël présente sa version des faits. Tal Becker dit aux juges que l'Afrique du Sud n'offre pas une loupe, mais plutôt un bandeau. A ses yeux, les Sud-Africains n'ont pas compris la nature d'un conflit armé urbain intensif et la manière dont les autorités du Hamas à Gaza se sont implantées au cœur des zones civiles et sous elles. Elles ont "transformé des pans entiers d'infrastructures civiles" en "territoire terroriste". Il s'agit d'une "demande de cessez-le-feu inadmissible", conclut-il, "car elle entrave la capacité d'Israël à se défendre".

Les avocats d'Israël contestent également l'image "déformée" présentée par l'Afrique du Sud et montrent des photos d'armes tirées depuis des écoles par des militants palestiniens et retrouvées dans le lit d'un enfant. Omri Sender donne de nombreux détails sur les quantités de farine et d'eau autorisées à entrer dans Gaza et sur la manière dont Israël travaille avec le nouveau coordinateur humanitaire de l’Onu. Il réaffirme qu'Israël "reste lié par ses obligations juridiques internationales, y compris la convention sur le génocide". Et il récuse la suggestion du requérant selon laquelle "on ne peut pas se fier à la parole de l'État".

Le professeur Mike Becker pense que "la Cour sera sensible aux problèmes de sécurité auxquels Israël est confronté", en partie parce que "les deux parties à ce conflit armé ne sont pas devant la Cour".

Discours de haine

L'Afrique du Sud a soumis un certain nombre de déclarations de responsables israéliens, afin de répondre à un élément essentiel de la convention sur le génocide : prouver l'intention particulière de détruire un groupe en tout ou en partie. Le jour des attaques du Hamas, le Premier ministre Netanyahou a ainsi prévenu du "prix sans précédent" que l'ennemi devra payer. Le vice-président de la Knesset, le parlement israélien, a appelé à l'effacement de la bande de Gaza de la surface de la terre. Le ministre de la Défense, Yoav Gallant, a déclaré aux troupes qu'il avait "levé toutes les contraintes" et que "Gaza ne redeviendra pas ce qu'elle était avant. Nous allons tout éliminer".

Le professeur Cohen, de l'Ono Academic College, estime que la rhétorique haineuse qui émane d'Israël est le "point faible" de la position israélienne, malgré "l'aide humanitaire qui arrive, les évacuations, les avertissements et la coopération avec l'Onu". Le professeur Becker relève bien quelques mentions par l'équipe israélienne d'une enquête sur les discours de haine. "Mais l'Afrique du Sud a anticipé en disant que c'était bien beau, mais que ces enquêtes semblaient avoir commencé au cours des dernières 36 heures ou quelque chose comme ça, en réponse aux plaintes déposées auprès de la CIJ."

Pour la partie israélienne, Christopher Staker plaide que cette demande de mesures conservatoires est utilisée comme une épée visant à obtenir un avantage militaire. Les avocats d'Israël affirment que le cadre légal de référence pour examiner la situation à Gaza devrait être le droit international humanitaire, et qu'Israël le respecte. Les mesures conservatoires sont "injustifiées et préjudiciables", déclare-t-il aux juges.

Et nous serons tous de retour au tribunal le mois prochain

"Le tribunal ne peut pas ordonner au Hamas de se retirer ou de conclure un cessez-le-feu", commente le professeur Becker. Mais "je ne pense pas que le tribunal laissera la question en suspens. Je pense qu'il essaiera de trouver une formulation qui exhorte ou ordonne à Israël d'agir avec plus de retenue."

Le professeur Haque partage cet avis. "L'Afrique du Sud a grosso modo copié et collé cette demande [de mesures conservatoires] à partir de l'ordonnance rendue dans le dossier ukrainien", explique-t-il en faisant référence à l'affaire portée devant la CIJ par l'Ukraine contre la Russie, en 2022. "Je pense que la différence réside dans le fait que, dans cette affaire, l'Ukraine pouvait raisonnablement dire que si la Russie cessait de se battre, ils cesseraient de se battre. Mais ici, l'Afrique du Sud ne peut pas garantir que si Israël cesse de se battre, le Hamas cessera de se battre."

Voici les juges face à la tâche ardue de trouver un équilibre entre les perspectives très différentes qui leur sont présentées. Haque estime probable qu'ils se prononcent en faveur d'une mesure quelconque, en particulier pour répondre à la crise humanitaire, car "si le risque de mort massive par famine et maladie ne pouvait être évité sans une suspension des opérations militaires par Israël, cela suffirait à justifier cette demande, car quels que soient les intérêts légitimes d'Israël, ils seraient tout simplement soumis à la nécessité d'éviter un résultat génocidaire, et d'empêcher que la conduite actuelle d'Israël n'aboutisse effectivement à la destruction d'un groupe en tout ou en partie".

Becker pense que, malgré les arguments d'Israël selon lesquels il faut lui faire confiance, "l'ampleur et la gravité de la situation humanitaire pourraient bien signifier que ce n'est pas suffisant". Il prévoit qu'"au minimum, un nombre suffisant de juges seront convaincus que 'nous sommes heureux d'entendre qu'Israël fait tout ce qu'il peut pour faciliter l'assistance humanitaire, mais il n'y a pas de mal à ce que nous indiquions des mesures provisoires pour obliger Israël à tenir sa promesse'."

En février, les juges de la CIJ entameront les audiences sur un avis consultatif demandé par l'Assemblée générale des Nations unies sur l'occupation des territoires palestiniens. Quelle que soit la décision qu'ils prennent sur les mesures provisoires, nombre d’entre eux seront donc de retour le mois prochain pour, à nouveau, entendre parler du conflit israélo-palestinien.

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