Dans le Donetsk occupé d'avant 2022, l'enfer d'une prison

Denys Kulikovskyi était le directeur de la prison "Izolyatsiya" à Donetsk, déjà occupée entre 2014 et 2018, avant l'invasion totale de la Russie. Début janvier, il a été reconnu coupable d'avoir torturé des prisonniers de guerre et des civils. Le procès s'est déroulé à huis clos, mais le verdict a été rendu publiquement. L'accusé a écopé de 15 ans de prison. Mais cette condamnation suscite des réactions mitigées.

Procès en Ukraine de Denys Kulikovskyi pour des actes de torture commis dans la prison illégale
Denys Kulikovskyi, à l'intérieur de ce qu'on appelle "l'aquarium", le 3 janvier 2024, jour où sa peine a été prononcée par un tribunal ukrainien.
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3 janvier 2024, midi, tribunal du district de Shevchenkivskyi, à Kyiv. Une douzaine de journalistes et quelques personnes lambda sont déjà rassemblés dans le couloir. Ils seront les premiers à entendre le verdict pour l'homme que les enquêteurs ont décrit comme le tortionnaire en chef de la prison illégale "Izolyatsiya", à Donetsk, dans l'est de l'Ukraine.

Accompagné d'agents de sécurité, Denys Kulikovskyi entre dans la salle d'audience. Il dispose d'un siège réservé - le banc des accusés, à l'intérieur d'une boîte en verre (les barreaux ont été remplacés par ces parois transparentes pour que les personnes qui n'ont pas encore été condamnées se sentent plus à l'aise). Dans ce que l'on appelle l'"aquarium", l'accusé se tient la tête baissée et ne regarde pas les journalistes qui essaient de prendre des photos de lui.

Au cours des trois dernières années, la plupart des audiences dans ce dossier se sont déroulées sans public. Mais celui-ci, et les journalistes, ont été autorisés à assister à sa condamnation. Le président du tribunal, Evhen Martynov, lit le jugement pendant six minutes, ne fournissant que des informations limitées sur l'accusé - les informations essentielles appuyant le verdict.

Témoignages sur l'enfer de la prison "Izolyatsiya"

Denys "Palych" Kulikovskyi est originaire du district de Maryinka, dans l'oblast de Donetsk, dans l'est de l'Ukraine. De 2014 à 2018, il aurait été responsable de la prison "Izolyatsiya", créée par les partisans de l'autoproclamée "République populaire de Donetsk" (RPD), après le début de la guerre en Ukraine en 2014, avec le soutien de la Russie.

Les crimes de guerre dont "Palych" est accusé ont été révélés pour la première fois par des prisonniers d'"Izolyatsiya" libérés en décembre 2019. Ils racontent alors que Kulikovskyi ne se contentait pas de diriger les gardiens, mais qu'il battait personnellement les prisonniers ukrainiens, les torturait à l'aide de décharges électriques, les violait de manière non naturelle et pratiquait d'autres agressions à leur encontre. Des témoins oculaires ajoutent : "Kulikovskyi buvait souvent, il infligeait aussi des tortures en état d'ébriété."

"Il y avait des tortures. Il y avait des chocs électriques. Il y avait des coups réguliers. Ils me versaient de l'eau bouillante sur la tête. Savez-vous ce qu'est un "karcher" ?" demande l'ancien prisonnier Stanislav Pechonkin, dans un entretien accordé à Free Radio. "C'est une pompe, un appareil pour laver les voitures, qui envoie un jet d'eau à haute pression. Ils l'ont utilisé pour m'asperger à l'extérieur. Dans le froid. C'était une sensation très désagréable, je dois dire. Voilà un peu ce qui se passait là-bas."

"J'ai été torturé avec des décharges électriques. Ensuite, pour une raison quelconque, ils ont inséré un cathéter dans la zone de ma carotide, ont connecté un fil à mes parties génitales, l'ont branché puis éteint, je ne sais pas pourquoi - peut-être qu'ils ne m'envoyaient pas assez de volts. J'ai perdu connaissance et je me souviens d'avoir été traîné dans les escaliers. Quatre fois, je suis ainsi allé ‘chercher du tapik, boire du café’", raconte Valeriy Sokolov, un autre ancien prisonnier d'"Izolyatsiya" ayant passé près de deux ans en captivité, cité sur Suspilne, la société de radiodiffusion publique ukrainienne ("tapik" est un téléphone militaire de campagne, dont les fils étaient utilisés pour torturer par les doigts, les orteils ou les parties génitales des personnes. Kulikovskyi offrait d'abord une tasse de café avant que la torture ne commence).

Condamnation totale et dommages civils

En 2018, les occupants de la RPD renvoient Kulikovskyi du commandement de la prison. Plus tard, Kulikovskyi lui-même y aurait été soumis à la torture. En 2021, il est arrêté à Kyiv par le SBU, les services de sécurité ukrainiens. Selon Kulikovskyi, il vivait dans la capitale depuis 2019. Il est placé dans un centre de détention provisoire. Lors d'une audience à laquelle les journalistes avaient été autorisés à assister, il déclare : "J'ai tout fait, je suis coupable, je me repens."

Le 22 décembre 2023, la cour offre à Kulikovskyi la possibilité de dire un dernier mot avant la sentence, mais il refuse de dire quoi que ce soit. Il est reconnu coupable d'"acte terroriste", de "commission d'un crime par un groupe de personnes, un groupe de personnes par conspiration préalable, un groupe organisé ou une organisation criminelle" et de "violation des lois et coutumes de la guerre". Il est, en revanche, acquitté du chef de "trafic d'êtres humains".

"En substance, le tribunal le reconnaît coupable d'avoir commis tous les actes dont les autorités chargées de l'enquête préliminaire et le procureur l'ont accusé. Mais la cour conclut que l'une des charges était en fait couverte par une autre infraction pénale, de sorte qu'il n'a pas été condamné en vertu de cet article", explique Maryna Antoniuk, juge porte-parole du tribunal de district de Shevchenkivskyi. "Il y a 22 victimes dans cette procédure. Il s'agit de personnes qui ont été torturées et maltraitées au cours de leur détention illégale et de leur emprisonnement dans cette chambre de torture. Deux victimes ont intenté des actions civiles, qui ont été partiellement couronnées de succès", ajoute-t-elle. Kulikovskyi devra indemniser les deux rescapés à hauteur de 95 000 hryvnias (environ 2 300 euros) et 400 000 hryvnias (environ 9 700 euros) au titre du préjudice moral.

"Palych" est condamné à 15 ans de prison avec confiscation des biens. C'est exactement la peine demandée par le procureur. L'ancien directeur d'"Izolyatsiya" n'a montré aucune émotion.

- "Kulikovskyi, comprenez-vous le contenu du verdict ? demande le juge.

- Oui.

- La procédure d'appel est-elle claire ?

- Oui."

Le mécontentement du Prix Nobel Oleksandra Matviychuk

"Puisque les crimes ont été commis pendant la loi dite Savchenko, les dispositions de la loi s'appliquent à cette personne et le temps de détention est compté comme un jour de détention pour deux jours d'emprisonnement préventif", explique Antoniuk. En conséquence, il reste à "Palych" environ onze ans à purger.

Oleksandra Matviychuk, militante des droits de l'homme et lauréate du prix Nobel, qui a recueilli les témoignages de personnes ayant survécu à la torture en prison, est présente à l'annonce de la condamnation de Kulikovskyi. Selon elle, "Palych" aurait dû être condamné à une peine plus sévère. "Je ne comprends vraiment pas pourquoi le ministère public n'a requis que 15 ans. Le juge a accédé à cette demande dans son intégralité, mais l’alinéa 2 de l'article 138 du code pénal prévoit toujours la possibilité de demander l'emprisonnement à vie. Je m'entretiendrai avec les avocats des victimes et d'autres personnes sur ces nuances procédurales. J'ai recueilli des témoignages de personnes qui ont survécu à "Izolyatsiya". Pour moi, ces récits indiquent que, compte tenu de l'ensemble des crimes qu'il a commis, il devrait être emprisonné pour le restant de ses jours. Nous devons trouver une solution procédurale", commente-t-elle.

Oleksandra Matviychuk
"Ce procès aurait dû faire l'objet d'une grande publicité. Il ne s'agit pas d'un procès ordinaire", déclare Oleksandra Matviychuk, directrice de l'ONG Centre pour les libertés civiles, prix Nobel de la paix en 2022. © Free Radio

Oleg Gorbachev, avocat de l'un des prisonniers d'"Izolyatsiya", le journaliste Stanislav Aseyev, est d’un avis différent. "Le tribunal a accédé à l'intégralité de la demande du bureau du procureur général. Par conséquent, nous n'avons pas la possibilité de faire appel, car nous ne pouvons pas demander davantage. En d'autres termes, le verdict a été rendu en pleine conformité avec ce que le bureau du procureur avait soumis au tribunal. Examinons d'autres affaires très médiatisées : récemment, il y a eu l'affaire Pushilin, qui a également été condamné à 15 ans de prison par contumace. Par conséquent, nous devons reconnaître les circonstances actuelles. Pour moi, il est très important que ce verdict existe au moins sous une forme ou une autre", réagit l'avocat.

Un procès pas comme les autres

L'avocat commis d'office de Kulikovskyi n'était pas présent à l'audience. Selon Me Gorbatchev, il avait demandé que son client soit acquitté de tous les chefs d'accusation et il était présent à la plupart des audiences à huis clos. "Nous avons ces chambres de torture à Olenivka [en Crimée occupée par la Russie] et à Horlivka [dans la région de Donetsk]. Il est essentiel que les citoyens ukrainiens qui ont trahi leur serment d'allégeance à l'Ukraine [Kulikovskyi possède un passeport ukrainien] voient que la justice ukrainienne les atteindra tous, tôt ou tard. Et il est très important que d'autres individus reçoivent les notifications de soupçon à leur encontre. Ainsi, ces personnes ne se retrouveront pas dans des pays étrangers autres que l'État agresseur", poursuit Gorbatchev.

"Ce procès est très important pour moi", déclare Matviychuk. "Il aurait dû faire l'objet d'une grande publicité. Je comprends qu'il y ait beaucoup de douleur en ce moment, et qu'il n'y ait pas beaucoup de gens ici qui soient venus écouter [le jugement contre Kulikovskyi]. Mais il ne s'agit pas d'un procès ordinaire et je pense que l'Ukraine doit montrer que ceux qui torturent, violent et tuent [des Ukrainiens] seront poursuivis, retrouvés et punis."


Ce reportage fait partie d’une couverture de la justice sur les crimes de guerre réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Free Radio ».

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