La preuve est close dans le procès Sonko

Onze témoins ont déposé dans le procès d'Ousman Sonko, ancien ministre de l'Intérieur de la Gambie accusé de crimes contre l'humanité devant la justice suisse. Les preuves ont porté sur des violences sexuelles présumées, deux meurtres, la répression brutale des manifestations de l'opposition en 2016 et, enfin, celle d’une tentative de coup d'État en 2006. Au lieu d'enchaîner avec les plaidoiries finales, le tribunal a décidé de revenir en mars.

La mention
La police gambienne était sous l'autorité de l'ancien inspecteur général Ousmane Sonko, devenu ministre de l'Intérieur, mais celui-ci indique que le pouvoir était chez les militaires et à la Présidence. © Gambia Police Force
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En mars 2006, plusieurs membres de l'armée, des politiciens et des civils sont arrêtés pour leur implication présumée dans ce qui est communément appelé en Gambie le coup d'État de Ndure Cham. Une tentative ratée, menée par le colonel Ndure Cham, à l'époque chef d'état-major de la défense. Ndure Cham réussira à se cacher pendant plus de six ans, avant de manquer de chance et d'être tué en 2013 par les "Junglers", les sbires du président Yahya Jammeh. Quant aux personnes arrêtées, elles subissent des interrogatoires illégaux devant un panel de l'Agence nationale de renseignement (NIA) composé de représentants de la police, de l'armée et de la NIA. Ils sont torturés. Et 18 ans plus tard, cela fait partie du dossier contre Ousman Sonko, ancien ministre de l'Intérieur de la Gambie, qui est jugé pour crimes contre l'humanité devant un tribunal suisse : plusieurs témoins qui ont déposé devant la Commission gambienne pour la vérité, la réconciliation et les réparations (TRRC) il y a deux ans ont mentionné Sonko comme un membre du panel ayant mené leur interrogatoire. A l’époque, Sonko est inspecteur général de la police.

Le lieutenant-colonel Bunja Darboe, soldat de l'armée nationale gambienne, est le deuxième témoin à comparaître devant la Cour fédérale de Bellinzone. Darboe, un assistant de Ndure Cham, est arrêté le 21 mars 2006, soumis à de terribles tortures, détenu illégalement et forcé d'écrire et de lire une fausse déclaration à la télévision nationale concernant le coup d'État. "Ce sont les Junglers qui m'ont arrêté. Manlafi Corr, Nuha Badjie, tous ces individus faisaient partie des Junglers. Même Ousman Sonko le savait. Il savait qu'ils faisaient partie des Junglers. Ils m'ont arrêté et ont également pris Bora Colley [un autre Jungler] sur le chemin", déclare Darboe à la Cour.

Qui avait autorité sur les Junglers ?

Darboe a été emmené à plusieurs reprises de la prison de Mile 2 au comité d'interrogatoire. Il est ensuite présenté à un "témoin indépendant" pour signer une déclaration qu'il aurait été contraint de rédiger. Ce "témoin indépendant" était Babou Loum. Loum a témoigné devant la TRRC où il a eu un longue prise de bec avec l'avocat principal de la Commission pour expliquer son manque de coopération. Il est aussi apparu qu'il avait servi de "témoin indépendant" lors de l'interrogatoire d'autres personnes liées à ce coup d'État. "Monsieur le témoin, vous ne pouvez pas vous souvenir de toutes parce qu'elles étaient trop nombreuses !", lui lance alors l'avocat principal, l'accusant d'avoir conclu un accord avec l'État pour servir de témoin professionnel malhonnête.

Mais la partie du témoignage de Darboe qui intéresse le plus l'avocat de la défense est sa connaissance de l'existence des Junglers, sur laquelle il passe un certain temps à l'interroger. Il soumet à Darboe que lorsque la TRRC lui avait demandé si l'existence des Junglers était connue dans l'armée, il avait répondu "bien sûr, les Junglers étaient connus".

- "Je n'ai pas dit qu'ils n'étaient pas connus. Ils ont été formés en tant que commandos. Mais personnellement, je les ai rencontrés en 2006. C'est ce que j'ai dit, précise Darboe.

- En 2006, quelles mesures l'inspecteur général de la police (IGP) aurait-il pu prendre ? demande Philippe Currat, l'avocat de Sonko.

- L'IGP n'est pas responsable des Junglers, mais en tant que membre du panel, c'est lui qui donne des instructions au panel."

Tortures et viol

Demba Dem, un parlementaire du parti de Jammeh, a également été arrêté pour son implication présumée dans le coup d'État. Il est interpellé à l'Assemblée nationale. "Je dirais kidnappé à l'Assemblée nationale", corrige Dem à la Cour. "La raison pour laquelle je parle d'enlèvement est qu’une arrestation ne se fait pas de cette manière."

Après que Dem a raconté sa victimisation et les tortures, l'avocat de la défense lui demande quelles mesures il avait prises en tant que député pour mettre fin à cette pratique. "Sous l'ère Yahya Jammeh, on n'osait pas le dire. Vous n'êtes pas assez fou pour le dire au parlement", répond le témoin.

"Je n'avais jamais été arrêtée de ma vie. C'était la première fois", déclare une autre témoin avant de prendre une profonde inspiration. "Ils m'ont mis un sac en plastique sur la tête. Ils ont enlevé mes vêtements et ont commencé à me fouetter de toutes parts. Quand ils voient que votre main va comme ça [tombe], ils enlèvent [le sac en plastique] et vous donnent deux secondes avant de le remettre en place", ajoute-t-elle. Cette victime, dont l'identité est protégée, déclare également avoir été violée par un homme masqué, un Jungler qu'elle ne peut identifier. Sonko nie avoir vu ce témoin. "Lorsque je l'ai vu pour la première fois [l'accusé], il portait l'uniforme complet de l'inspecteur général de la police. Il ne fait aucun doute que je l'ai reconnu comme j'ai reconnu les autres parce qu'ils étaient tous en uniforme", appuie néanmoins la victime.

Lien entre la police et la NIA

Le directeur général Madi Ceesay et le rédacteur en chef Musa Saidykhan de The Independent, un journal bihebdomadaire, comparaissent à leur tout devant le tribunal. En mars 2006, ils sont arrêtés par l'Unité d'intervention de la police, puis remis à la NIA, où ils sont torturés. Leur détention de 22 jours aurait été liée à la publication de fausses informations sur l'implication de Samba Bah, un ancien directeur adjoint de la NIA, dans le coup d'État manqué. Tumbul Tamba et Musa Jammeh sont les soldats qui ont torturé les deux journalistes. "Ce sont des soldats de la Présidence. On les appelle les Junglers. Mais plus tard, nous avons réalisé que certains d'entre eux avaient été recrutés par l'Unité d'intervention de la police, ce qui montre bien qu'il y a une coordination", témoigne Saidykhan. "Je sais que ces deux-là étaient des soldats", déclare Ceesay. "Je ne sais pas vraiment sous quelle autorité ils agissaient. Mais pour moi, étant donné que je leur ai été remis par la police, je tiens la police pour responsable. Pourquoi m'ont-ils remis à eux ?"

En 2016, le fils de Ceesay, un journaliste, couvrait la manifestation du Parti démocratique unifié (UDP). Il est alors à son tour arrêté et détenu. "Ce qu'ils lui disaient pendant la torture, c'est ‘ton père était ici en 2006, nous te battrons à mort’. Il est mort quelques mois après sa détention. Je ne pense pas pouvoir m'étendre sur ce sujet", dit Ceesay à la Cour.

Saidykhan, lui, raconte son voyage risqué au Sénégal après sa détention, avec sa femme enceinte de six mois. "Je suis plus ou moins aveugle de l'œil gauche. J'ai fait des allers-retours à l'hôpital, surtout en 2014. Encore l'année dernière, j'ai fait des allers-retours aux urgences, principalement à cause des tortures que j'ai subies. Psychologiquement, c'est un problème parce que les cauchemars continuent."

Les journalistes Madi Ceesay et Musa Saidykhan ont témoigné au procès d'Ousman Sonko en Suisse
Les journalistes Madi Ceesay et Musa Saidykhan devant le tribunal à Bellinzone, en Suisse. Ils ont témoigné qu'Ousmane Sonko faisait partie du panel qui a supervisé leur interrogatoire et leur torture en 2006. © Mariam Sankanu / Justice Info

Sonko nie toute responsabilité

Sonko nie avoir dirigé le panel devant lequel ces témoins ont été interrogés et torturés. "Je confirme que Momodou Hydara était le chef du panel. Il a été entendu au cours des audiences préliminaires et il a confirmé qu'il dirigeait ce groupe." (Hydara n’a pas été appelé comme témoin au procès.) Sonko déclare avoir rejoint le panel le 21 mars 2006, mais n’avoir rien su de l'arrestation de Darboe parce qu'elle avait été effectuée par les forces armées gambiennes. "Je n'ai lu aucun document écrit par Bunja Darboe. Bunja Darboe », ajoute-t-il, bien que Darboe ait affirmé qu’il l’avait lu.

Lorsqu'on lui demande s'il a vu les blessures de Demba Dem, Sonko répond que Dem a déclaré devant la TRRC que le jour où il avait été torturé, il n'avait vu aucun des membres du panel. "S'il n'a vu aucun d'entre nous, je ne suis donc pas censé avoir vu ses blessures."

Ceesay et Saidykhan affirment tous deux que Sonko était présent lors de l'interrogatoire à la NIA. Bien que l'accusé ne le nie pas explicitement, il dit ne pas s’en souvenir : "C'est possible, mais je n'en ai aucun souvenir." Selon lui, les journalistes n'ont pas été arrêtés par la police. "Madi Ceesay a déclaré à la TRRC qu'il a été arrêté par des agents de l'Agence nationale de renseignement. Je voudrais faire cette distinction entre la police de Banjul et le quartier général de la police. Bien que la police de Banjul soit située au rez-de-chaussée du quartier général de la police, elle fonctionne indépendamment du quartier général", déclare-t-il étrangement. "Selon Musa Saidykhan", explique l'accusé, "lorsque l'inspecteur général adjoint de la police a appris qu'ils étaient détenus à la police de Banjul, il les a appelés à l'étage. Il leur a demandé pourquoi ils étaient là et leur a promis qu'il allait découvrir les raisons de leur présence". Il est alors rappelé à l'accusé que les journalistes ont déclaré que l'inspecteur général adjoint voulait les libérer, mais qu'il n'en avait pas le pouvoir. "Il a dit qu'il devait demander à la hiérarchie", précise le président du tribunal.

Réagissant à une déclaration de Ceesay sur la façon dont le gouvernement utilisait la police pour terroriser la population, l'accusé réplique : "Dire que le gouvernement a terrorisé la population n'est pas juste. Je pense que la police était la force la plus respectée en Gambie parce que la plupart des postes de police que nous avons ont été construits par des citoyens privés et non par le gouvernement." Il soutient que la presse était libre sous le régime de Jammeh. "S'il [Jammeh] n'était pas tolérant à l'égard de la presse, il n'aurait pas construit une école de journalisme", plaide Sonko.

Un procès court et qui ne finit pas

Onze témoins ont déposé dans le procès Sonko. Le 23 janvier, la défense a présenté une déclaration sous serment de l'ex-épouse de l’accusé, la journaliste Nyemeh Bah, qui assiste au procès depuis la deuxième semaine. Sa déclaration n’a pas été rendue publique. La cour devait ensuite commencer à entendre les plaidoiries finales. Mais elle a accédé à une demande de les reporter en mars.

"Nous avons déjà entendu toutes les personnes qui devaient être entendues au cours de cette session principale. Nous avons entendu beaucoup de choses au cours de ces deux semaines et demie et j'ai noté que certains des plaignants ont modifié leurs déclarations antérieures dans la procédure pour les diriger contre Sonko. En particulier [parmi ceux] qui ont été entendus très tôt, en 2017 - c'est-à-dire avant que la TRRC ne commence. Ce qui était clair pour tous, c’est que la torture a eu lieu à la NIA. La torture a été pratiquée par des agents de la NIA ou par les Junglers et, au tout début de la procédure, nous n'avions aucune idée de l'identité de ces personnes. Nous n'avions aucune idée de la façon dont la NIA était organisée et de qui était responsable de quoi. Mais les différents plaignants ont compris qu'il n'y avait pas de lien entre ce qu'ils avaient subi et Sonko. C'est pourquoi ils ont essayé de créer ce lien", déclare l'avocat de la défense lors d'un entretien à Justice Info après la dernière audience du 24 janvier.

Avant de lever l'audience, le président du tribunal a informé Sonko que s'il était reconnu coupable et condamné, il envisagerait de l'expulser vers la Gambie. L'accusé a répondu que son avocat aborderait cette question lors de la plaidoirie finale.

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