Le 3 décembre, il ne restait plus que 13 jours avant le 21e anniversaire de l'assassinat de Deyda Hydara, un journaliste gambien chevronné qui avait cofondé The Point, l'un des principaux quotidiens du pays. Hydara a été tué depuis une voiture par des membres d'un groupe de tueurs, appelé les Junglers, qui auraient agi sur ordre du président de l'époque, Yahya Jammeh, aujourd'hui en exil en Guinée équatoriale.
Alors que la famille de Hydara se préparait à lui rendre hommage, un cadeau plutôt inhabituel lui est parvenu. L'ancien lieutenant-colonel Sanna Manjang, décrit par la Commission vérité, réconciliation et réparation (TRRC) de Gambie comme l'un des deux Junglers « les plus redoutés », a été arrêté au cœur de la jungle de Casamance, dans le sud troublé du Sénégal. Il a ensuite été extradé vers la Gambie, où il a été accueilli par trois chefs d'accusation de meurtre, dont celui d'Hydara. Et ce 3 décembre, le fils du journaliste, Baba Hydara, s'est donc rendu au tribunal de première instance de Kanifing, dans la capitale gambienne, pour voir Manjang en face à face pour la première fois.
« J'avais été informé à l'avance qu'il venait au tribunal. Je me suis placé devant lui. Je me suis tenu sur son chemin vers la salle d'audience et je l'ai fixé du regard. Il se cachait le visage », raconte Hydara à Justice Info. « Je voulais dégager ses mains pour qu'il me regarde. Je suis sûr qu'il a dû voir mon visage quelque part. Je me suis promis de faire en sorte que toutes les personnes impliquées dans la mort de mon père soient traduites en justice et comparaissent devant un tribunal. »
« Un pas de plus vers le dictateur »
Manjang a été arrêté lors d'une opération conjointe des forces de sécurité gambiennes et sénégalaises. Si beaucoup avaient entendu parler de lui, seuls quelques-uns connaissaient son vrai visage, hormis une vieille photo de lui et de ses collègues prise dans les années 2000. Au lendemain de son arrestation, des sites en ligne partageaient même des photos erronées d'autres ressortissants qui se trouvaient à l'endroit où Manjang avait été arrêté, prétendant qu'il s'agissait de celui-ci. Jusqu'au 1er décembre, où une vidéo a été diffusée montrant Manjang avec un sourire narquois, tandis que les autorités sénégalaises vérifiaient la solidité de ses menottes avant de le remettre à la police militaire gambienne.
Devant le tribunal, Manjang a été inculpé du meurtre d'Hydara en 2004, ainsi que des meurtres de Ndongo Mboob et d'un cousin de Jammeh, Haruna Jammeh, en 2006. La police avait déjà convoqué plusieurs proches de ses victimes présumées pour qu'ils déposent dans le cadre de leur enquête. Son procès pour meurtre a été transféré à la Haute Cour de Banjul, où il sera présidé par le juge Sidi K. Jobarteh. Les audiences devaient débuter le 11 décembre, le dossier étant constitué en cours de route. Les preuves recueillies par la TRRC devraient jouer un rôle central, notamment les témoignages d'autres Junglers, qui pourraient être appelés à comparaître comme témoins à charge.
De nombreux experts estiment que Manjang est une boîte noire qui renferme le secret de la plupart des opérations et des meurtres commis par les Junglers. Madi Jobarteh, militant gambien des droits de l'homme, déclare que son arrestation ouvre la voie à un éventuel procès de Jammeh. « Grâce à son arrestation, nous disposerons d'informations sur le réseau des Junglers à l'extérieur. C'est un pas de plus vers le dictateur lui-même », dit-il. « C'est une avancée très importante. »
Une période politique tendue
Adama Barrow, président de la Gambie depuis la chute de Jammeh en janvier 2017, ne s'est pas montré très intéressé par la justice depuis la fin de la TRRC, en 2021. Mais il se soucie de la sécurité de son régime. Lorsque Manjang a été arrêté, la rumeur circulait que l'ancien Jungler était impliqué dans une tentative de coup d'État. Cela s'explique par le moment choisi pour l'opération : peu avant l'arrestation de Manjang, la Gambie était en état d'alerte sécuritaire renforcée, car le leader en exil Jammeh avait annoncé son retour à Banjul en novembre, sans mentionner de date exacte.
« Jammeh est enhardi parce qu'il sent que le gouvernement, et en particulier le président, a montré une certaine faiblesse, une certaine inclination à faire des compromis dans la mesure où ceux-ci lui rapportent des dividendes politiques sous la forme d'un soutien pour lui et son parti », explique Dr Baba Galleh Jallow, ancien directeur exécutif de la commission vérité. Selon lui, Jammeh aurait eu beaucoup moins d'importance sur l’échiquier politique gambien si le gouvernement avait été « sérieux, plus concentré et avait fait preuve d'une plus grande volonté politique » dans la mise en œuvre des recommandations de la TRRC. Un rapport publié cette année par la Commission nationale des droits de l'homme indique que le gouvernement n'a jusqu'à présent mis en œuvre que 16 des 192 recommandations formulées par la Commission.
L'annonce de Jammeh a été accueillie par les acclamations de ses partisans, qui ont commencé à hisser des drapeaux dans les rues de Banjul. L'administration Barrow est toujours protégée par les troupes sénégalaises faisant partie du contingent ECOMIG, une force ouest-africaine. Profondément méfiant quant aux motivations de Jammeh et de ses alliés potentiels dans l'armée, le gouvernement n'était guère enthousiaste à l'idée du retour de l'ancien dictateur. « Si et quand M. Jammeh revient, des procédures judiciaires rigoureuses seront engagées... notamment une enquête, une arrestation et des poursuites », a déclaré le gouvernement dans un communiqué publié le 28 octobre, réfutant les allégations selon lesquelles il aurait signé un accord avec la coalition de sept partis qui a soutenu Barrow lors des élections de 2016, les Nations unies et l'Union africaine, garantissant le retour et la liberté de Jammeh.
Peu après l'annonce du retour de Jammeh, Barrow a entamé une tournée nationale annuelle, organisant des réunions dans plusieurs villages et villes du pays. Il a profité de ces réunions pour critiquer le triste bilan de Jammeh en matière de droits humains, affirmant qu'il avait exilé nombre de ses détracteurs et avait même empêché le rapatriement des dépouilles de certains d'entre eux décédés à l'étranger afin qu'ils puissent être inhumés dans leur pays.
Depuis 2021, après avoir accepté les recommandations de la TRRC, les autorités gambiennes discutent de la mise en place d’un tribunal spécial internationalisé, avec l'aide du bloc économique régional de la Cédéao, afin de juger les crimes commis sous le régime de Jammeh. Mais ce processus ne s’est jamais concrétisé. On ne sait pas quand le tribunal sera créé, même si un procureur spécial chargé de traiter les crimes commis sous le régime de Jammeh devrait être nommé en janvier.






