Lancée en 2011, après un renvoi du Conseil de sécurité des Nations unies, l'enquête de la CPI en Libye n'a jusqu'à présent donné lieu à aucun procès. L'enquête a connu un certain élan au cours des premières années et a donné lieu à quelques mandats d'arrêt très médiatisés. Mais l'ancien dictateur Mouammar Kadhafi a été rapidement tué, son fils Saif Al-Islam Kadhafi est toujours hors d’atteinte, tandis que son beau-frère et chef des services de renseignement Abdullah Al-Senussi attend encore son procès en appel en Libye.
Le gouvernement libyen a contesté la recevabilité de ces deux dossiers. En 2013, la CPI a estimé que l'affaire Al-Senussi était irrecevable car une procédure était déjà en cours en Libye. Après une période de relatif statu quo, Karim Khan a annoncé, au début de son mandat de procureur, une nouvelle stratégie de la CPI, déclarant qu'il donnerait la priorité aux situations renvoyées par le Conseil de sécurité de l'Onu, comme la Libye. Depuis lors, sept nouveaux mandats d'arrêt publics ont été délivrés.
Le dernier mandat, délivré à l'encontre du chef présumé de la tristement célèbre prison de Mitiga, Osama Almasri Najim, est devenu à la fois un exemple du manque de coopération des États membres avec la CPI et de l'incapacité du système judiciaire libyen à garantir la justice.
L'Italie et l'extradition de Najim
Le 19 janvier 2025, Najim a été arrêté par la police dans la ville de Turin, sur la base d'un mandat de la CPI. Mais l'Italie a choisi de le renvoyer à Tripoli, plutôt qu'à La Haye. Depuis lors, selon Khan, Najim a perdu son poste de directeur de la prison mais aucune procédure nationale ne semble avoir été officiellement engagée en Libye.
Dans la mesure où la CPI ne peut pas contraindre l’exécution de ses mandats d'arrêt, « le seul espoir serait la coopération des États tiers lorsque ces individus voyagent à l'étranger. Dans l'affaire Najim, la Cour a fait un très bon travail, la position de l'Italie est donc très problématique », explique Chantal Meloni, professeure de droit pénal international à l'université de Milan et conseillère juridique principale du Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR). « La Libye est un État qui, jusqu'au mois dernier, n'avait jamais accepté la compétence de la Cour pénale internationale, et n'a donc jamais vraiment coopéré avec la Cour. Au contraire, dès le début, la Libye a tenté de contester la compétence de la CPI. »
Malgré le rapatriement rapide, le 15 mai, de Najim en Libye – un camouflet pour la CPI – Khan a commencé son discours en qualifiant la période récente de « six mois de dynamisme sans précédent » dans l'enquête sur la Libye. Il a souligné « l'étape importante franchie avec la délivrance du premier mandat d'arrêt public [à l'encontre de Najim] pour des crimes commis dans des centres de détention en Libye », qu'il a décrits comme « une boîte noire de souffrances sur la côte méditerranéenne, que personne n'a voulu ouvrir ». Il a ajouté que son bureau envisageait activement de nouveaux mandats et que des progrès avaient aussi été réalisés dans le partenariat avec les victimes et la société civile.
Mais le lendemain de son discours, Khan s'est retiré jusqu'au terme d’une enquête menée par le Bureau des services de contrôle interne (OIOS) des Nations unies sur des allégations d'inconduite sexuelle. Ses procureurs adjoints, dont Nazhat Shameem Khan, responsable du dossier libyen, assurent l'intérim.
L'effet domino de l'affaire Najim
La débâcle Najim a déclenché plusieurs réactions en chaîne, auxquelles la CPI va désormais devoir faire face. S'adressant au Conseil de sécurité des Nations unies, Khan a annoncé que la Cour avait répondu à une demande de l'Agence nationale contre le crime au Royaume-Uni pour l'aider dans son enquête sur les avoirs de Najim, ce qui a abouti à « des ordonnances de gel de comptes et de biens d'une valeur totale de 12 millions de livres sterling ».
Ali Omar, directeur de l'ONG Libya Crimes Watch (LCW), salue cette initiative. Les mesures financières peuvent être efficaces, « en particulier dans les affaires impliquant des chefs de milices qui ont détourné des fonds publics et les ont acheminés vers des réseaux personnels à l'étranger », dit-il à Justice info, ajoutant que la CPI devrait prendre des mesures similaires à l'encontre de toutes les personnes faisant l'objet d'un mandat d'arrêt.
Khan a déclaré dans son discours que le mandat d'arrêt contre Najim « a provoqué ce que l'on peut qualifier de choc parmi les milices » sur le terrain, ce qu'Omar confirme. Le directeur de LCW explique qu'à sa connaissance, « plusieurs membres de milices ont annulé leurs projets de voyage ou se sont cachés après l'annonce du mandat ». Mais il prévient que « le renvoi de Najim en Libye en lieu et place de son extradition constitue un revers majeur. Cela a envoyé le message contraire, à savoir que les suspects de la CPI restent intouchables tant qu'ils se trouvent sur le sol libyen ».
Dans sa réponse à la Cour pour expliquer pourquoi elle n'avait pas envoyé le suspect à La Haye mais à Tripoli, l'Italie a fait valoir qu'il existait une demande d'extradition concurrente de la Libye, qu'elle considérait comme prioritaire en vertu du principe de complémentarité.
Le faux argument de la complémentarité
Selon Meloni, cette justification n'est pas valable au regard des obligations de l'Italie comme État membre de la CPI. « S’il est de bonne foi, le pays aurait dû immédiatement signaler l’arrivée de cette demande des autorités libyennes, mais au lieu de cela, cet argument est sorti de nulle part », dit-elle. Omar ajoute que la référence de l'Italie à la complémentarité est « erronée et déconnectée de la réalité judiciaire libyenne ». « Le système manque d'indépendance, d'efficacité et de volonté de poursuivre les individus affiliés à de puissants groupes armés. »
Dans le dernier rapport du procureur au Conseil de sécurité de l’Onu, la complémentarité est souvent mentionnée, ainsi que la coopération avec les autorités libyennes, comme un facteur clé « pour garantir la justice », en particulier après la fin de la phase d'enquête début 2026. Omar s'inquiète de cette approche. Il estime que le cadre juridique libyen n'est pas prêt à poursuivre ces suspects. « Crimes de guerre, crimes contre l'humanité ou responsabilité du commandement ne sont pas clairement intégrés dans le droit national. De nombreuses lois nationales continuent de contrevenir aux protections fondamentales des droits humains, créant un environnement hostile à la justice », dit-il.
« Les autorités de l'Est et de l'Ouest de la Libye prétendent soutenir la CPI mais, dans la pratique, elles font obstruction à la justice », poursuit Omar. « Tant que le procureur n'adoptera pas une position plus ferme, utilisant tous les outils à sa disposition pour faire pression sur les autorités libyennes afin qu'elles respectent leurs obligations, aucun progrès ne sera réalisé. La remise des suspects doit être considérée comme le test central de la coopération. »
Selon Marwa Mohamed, une consultante libyenne indépendante, le pays a déjà éliminé des suspects de haut rang, au lieu de les traduire en justice. « C'est ce qu'on constate au niveau national, avec Mahmoud al-Werfalli, qui était recherché par la CPI, et avec “Bija” [Abd Al-Rahman Al-Milad, un acteur clé dans le trafic d'êtres humains, tué en septembre 2024], qui figurait sur la liste des sanctions. » Al-Werfalli, commandant de la brigade Al-Saiqa, était accusé de divers crimes commis dans la ville orientale de Benghazi entre 2016 et 2018. Il a été abattu à Benghazi en 2021. « Il n'est ainsi jamais question des victimes. Et c'est là que le bât blesse, même du côté de la CPI, car les victimes et leur droit à la vérité, leur droit à la justice et à des réparations n'existent pas à la lumière de ces éliminations ; les dossiers sont clos et ils passent à autre chose », explique Mohamed.
Accepter la compétence de la CPI : une décision politique ?
Le 15 mai, la CPI a rendu publique la décision du gouvernement d'union nationale libyen (GNU), qui contrôle l'Ouest du pays et est reconnu par l'Onu, d'accepter la compétence de la CPI de 2011 à 2027. « Je salue vivement le courage, le leadership et la décision des autorités libyennes », a déclaré Khan au Conseil de sécurité, qualifiant ce moment de « pas décisif vers un nouveau programme d'action collective ».
Mais, compte tenu des relations passées entre la Libye et la CPI, Mohamed met en question cette déclaration et doute de l'engagement de la Libye sur le long terme. « Pourquoi la Libye a-t-elle choisi de le faire maintenant, en pleine crise politique et de légitimité, avec un gouvernement très habile sur le plan politique, un gouvernement qui a démontré qu'il était prêt à tout pour rester au pouvoir ? » Elle souligne le fait que le gouvernement d'union nationale du Premier ministre Abdul Hamid Dabaiba est un gouvernement provisoire et que les élections prévues pour décembre 2021 n'ont toujours pas été annoncées. « Je ne sais pas quelle est leur véritable motivation, mais en replaçant tout cela dans son contexte, je pense qu'on devrait se demander pourquoi maintenant ? Et qu'est-ce qu'ils cherchent à gagner avec cela ? »
À la mi-mai, après des semaines de mobilisation et de tensions croissantes, des troubles ont de nouveau éclaté à Tripoli, provoquant les premiers affrontements armés majeurs depuis 2023. L'étincelle a été l'assassinat d'Abdel Ghani al-Kikli, l'un des commandants de milice les plus influents et chef de l'Appareil de soutien à la stabilité (SSA), un organe de sécurité affilié au Conseil présidentiel. Al-Kikli a été tué le 12 mai alors qu'il se trouvait dans un bâtiment contrôlé par la Brigade 444, alliée au Premier ministre Dabeiba, dont le GNU a dissous plusieurs milices dans le but d'accroître son pouvoir. De violents combats ont secoué Tripoli, faisant plusieurs morts et des dizaines de blessés. Plus tard en mai, la population est également descendue dans les rues lors de manifestations de masse à Tripoli et dans d'autres villes pour exiger le départ du GNU, de tous les organes politiques et le démantèlement des milices armées.
« Ce à quoi nous assistons actuellement est avant tout une manœuvre politique visant à redorer l'image du GNU en le présentant comme un gouvernement attaché à la justice, malgré ses liens de longue date avec les mêmes milices qu'aujourd'hui il prétend combattre », confirme Omar. « Le moment choisi pour cette déclaration, qui coïncide avec la reprise des affrontements à Tripoli et les manifestations publiques contre le gouvernement, en révèle clairement le caractère stratégique. » Il rappelle également à quel point la Libye est divisée sur le plan politique, l'Est du pays étant contrôlé par le maréchal Khalifa Haftar et sa famille, qui ont rejeté la décision du GNU d'accepter la compétence de la CPI. « Cela limite considérablement l'impact pratique de cette annonce. Ce qui importe, c'est de savoir si elle aboutira à la reddition des suspects, à des enquêtes efficaces et à la justice pour les victimes et leurs familles. »
Si les observateurs internationaux partagent ces préoccupations quant aux raisons qui ont motivé cette décision, ils plaident également pour que cette nouvelle compétence soit utilisée à l'avantage de la CPI. Pour Serena Zanirato, responsable des programmes de l'ONG Lawyers for Justice in Libya (LFJL), cela signifie que « l’admissibilité des enquêtes et des poursuites sur les crimes en cours ou récents, par exemple contre les migrants et les réfugiés, ne sera plus contestée et que les enquêtes seront plus approfondies ». « Essayons de tirer le meilleur parti possible de cet avantage afin d'obtenir des résultats concrets », souligne-t-elle.
Selon Meloni, l'un des aspects positifs serait que désormais, la compétence ne repose plus sur le seul renvoi du Conseil de sécurité l’Onu. « Dans l'affaire Najim, l'un des trois juges de la CPI avait fait valoir que ses crimes n'étaient pas suffisamment liés à la situation telle que circonscrite par le Conseil de sécurité en 2011 », rappelle-t-elle. Cela serait désormais moins facile à argumenter.

Plus qu'une année...
Dans son rapport au Conseil de sécurité, le bureau du procureur de la CPI souligne également que l'un de ses principaux progrès réside dans son engagement accru auprès de la société civile. « L'action de la CPI auprès des victimes et des rescapés s'est nettement améliorée, surtout par rapport à il y a deux ou trois ans », reconnaît Omar. « Bien qu'il soit toujours pratiquement impossible de dialoguer avec les victimes en Libye en raison des problèmes de sécurité et de l'obstruction des autorités, on a constaté des efforts plus actifs et soutenus de la part de la Cour pour établir le contact dans des lieux sûrs à l'étranger. » La dernière réunion périodique organisée en mars par la procureure adjointe Nazhat Shameem Khan a en effet réuni 38 organisations de la société civile et de militants des droits de l'homme.
Actuellement, les procureurs de la CPI enquêtent dans quatre directions en Libye. La première concerne les violences de la guerre civile de 2011, pour lesquelles le Premier ministre de facto de l'époque, Saif Al-Islam Kadhafi, est recherché. Dans cette affaire, la CPI a clos la phase d'enquête. Le deuxième axe concerne les crimes commis dans les centres de détention, où Najim est le seul suspect public. Le troisième axe se concentre sur les opérations militaires et les conflits de 2014-2020, qui ont donné lieu à six mandats d'arrêt pour les violences commises à Tarhuna. Dans son rapport de mai, le procureur a déclaré que l'équipe examinait la possibilité de délivrer de nouveaux mandats pour un plus large éventail d'affaires.
La quatrième piste d'enquête concerne les crimes contre les migrants et les réfugiés. Le rapport se concentre sur les efforts et les progrès réalisés par l'équipe conjointe, composée de procureurs nationaux des Pays-Bas, d'Italie, d'Espagne et du Royaume-Uni. Cependant, Zanirato souligne que « certains États ne disposent même pas de la législation nécessaire pour poursuivre les crimes internationaux » et que l'Italie, par exemple, doit encore intégrer les crimes du Statut de Rome dans son droit national.
Pour Meloni, le bureau du procureur de la CPI semble se limiter à la collecte et au partage de preuves avec les pays. « C'est problématique, car nous avons constaté ces dernières années que les procès menés au niveau national n'ont pas la dimension de crimes contre l'humanité et n'analysent pas les faits dans leur contexte, dont les responsabilités potentielles des acteurs européens », argue-t-elle. En 2022, l'ECCHR a envoyé une communication à la CPI détaillant comment les politiques migratoires de l'Union européenne ont contribué aux crimes contre l'humanité en Libye.
« Aucune stratégie claire ni cohérente »
Khan a renouvelé son intention de clore la phase d'enquête en Libye d'ici le premier trimestre 2026. Il a assuré qu'il continuerait à œuvrer pour faire exécuter les mandats d'arrêt existants et ouvrir des procès. Omar espère que cette décision de clôture sera reconsidérée : « On a toujours appelé à la poursuite des enquêtes de la CPI en Libye. Dans le contexte actuel, il n'existe aucune alternative viable pour la justice, des crimes internationaux continuent d'être commis, les auteurs restent en liberté et l'impunité est profondément ancrée. Mettre fin à l'enquête enverrait un mauvais message aux victimes et encouragerait les responsables. »
Omar pointe du doigt l'existence de photos où Khan et Haftar, l'homme fort et chef militaire contrôlant l'Est de la Libye, posent ensemble en 2022, et rappelle que Haftar a également été accusé par un tribunal américain d'avoir commis des crimes de guerre pendant la guerre civile : « Nous sommes particulièrement préoccupés par le fait que des mandats d'arrêt n'ont toujours pas été délivrés contre les principaux responsables des violations graves commises dans l'est de la Libye. Cela soulève des questions troublantes quant à la sélectivité et au risque de se concentrer uniquement sur des auteurs de niveau moindre. »
« Cela fait maintenant 14 ans que l'enquête a débuté, et il n'y a toujours pas de clarté sur le terrain quant à ce que fait la CPI, quelles sont ses fonctions et ce qu'elle peut ou ne peut pas faire », assure Zanirato. Mohamed estime, pour sa part, que l'enquête de la CPI en Libye a aussi été utilisée au niveau international pour justifier de ne pas avoir mis en place d’autres initiatives de justice, telles qu'un tribunal hybride ou un organisme indépendant comme le Mécanisme international, impartial et indépendant pour la Syrie. Aucun accusé n'ayant été mis derrière les barreaux, elle estime que la Cour « a davantage servi de blocage et n'a pas vraiment donné de résultats ». Omar acquiesce : « Nous ne voyons aucune stratégie claire ni cohérente de la part de la CPI en Libye, et certainement pas une stratégie qui se soit traduite par des résultats sur le terrain. »