Justice en Libye : espoir ou impasse ?

Une mission d'enquête de l'Onu a récemment publié son troisième rapport, dévoilant de nouvelles preuves de "crimes contre l'humanité, de crimes de guerre et de violations flagrantes des droits de l'homme" en Libye, notamment à l'encontre des migrants. Les autorités nationales sont censées enquêter, mais rien ne le démontre. La Cour pénale internationale est saisie de la situation libyenne depuis 2011, mais reste jusqu'à présent inefficace.

Un groupe de personnes est rassemblé dans la rue, en Libye, devant une affiche montrant 4 victimes civiles des milices.
Des Libyens regardent une affiche, en mars 2021, où figurent des victimes civiles de la terreur des milices à Tarhuna, à 80 km au sud-est de la capitale libyenne, Tripoli. © Mahmud Turkia / AFP
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Le rapport de la Mission de l’Onu d'établissement des faits (FFM), publié le 29 juin, fournit une litanie de crimes commis au fil des ans à travers la Libye par de multiples acteurs dont certains liés à l'État ainsi que des groupes armés. "Parmi les violations identifiées figurent des attaques directes contre des civils pendant la conduite des hostilités, des détentions arbitraires, des disparitions forcées, des violences sexuelles et sexistes, des actes de torture, des violations des libertés fondamentales, des persécutions et des violations à l'encontre des journalistes, des défenseurs des droits de l'homme, de la société civile, des minorités, des personnes déplacées à l'intérieur du pays et des violations des droits des femmes et des enfants", indique la FFM

Le rapport souligne également la persistance de crimes graves contre les migrants dans des centres de détention légaux et illégaux. Il indique que "la mission a également recueilli d'autres éléments de preuve fournissant des motifs raisonnables de croire que des crimes contre l'humanité, en particulier la réduction en esclavage, la torture et le viol, continuent d'être commis contre des migrants en Libye".

Une impunité généralisée

La FFM a été mise en place en 2020 à la demande du gouvernement libyen. Mais les autorités libyennes ont jusqu'à présent peu fait pour poursuivre les crimes internationaux. "Ce que vous avez sur le terrain, c'est la volonté de certains juges de faire quelque chose", explique à Justice Info Nidal Jurdi, coordinateur de la FFM en Libye et chef de son secrétariat. "Ceux que nous avons rencontrés ont montré de l'enthousiasme et de la volonté, ils disent qu'ils veulent voir l'état de droit et que des comptes soient rendus en Libye. Mais sont-ils capables de le faire ? Beaucoup d'entre eux ont répondu 'non, nous avons peur pour nos vies, pour nos familles'."

Les milices contrôlent toujours de grandes parties du pays, tandis qu'il existe des gouvernements rivaux dans la capitale Tripoli et dans l'est. "Vous pouvez voir des cas de crimes assimilables à des crimes de guerre être poursuivis à l'ouest en relation avec l'est, ou à l’est en relation avec l'ouest", dit Jurdi. "Mais si vous parlez de responsabilité et de poursuites au sens plein du terme, cela manque. Nous espérons l'encourager." Il souligne que les crimes internationaux (crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide) ne sont pas inscrits dans le code pénal libyen, mais peuvent être poursuivis comme des crimes ordinaires.

La CPI aux abonnés absents ?

La Cour pénale internationale (CPI) est saisie de la situation en Libye depuis 2011. La Libye n'est pas un État partie à la CPI, mais la cour a été saisie par le Conseil de sécurité des Nations unies à la suite de la répression brutale de manifestants civils par le gouvernement de l'époque, dirigé par Mouammar Kadhafi. La CPI a émis cinq mandats d'arrêt pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité : en 2011 contre l'ancien dictateur lui-même (retiré en novembre de la même année à la suite de son assassinat), son fils Saif Al-Islam Kadhafi (toujours en fuite) et l'ancien chef des services de renseignement de Kadhafi, Abdullah Al-Senussi (affaire classée en 2014 lorsque la Cour l'a déclarée irrecevable pour cause de procédure nationale contre le suspect) ; puis contre Al-Tuhamy Mohamed Khaled (mandat d'arrêt émis sous scellés en 2013 et rendu public en 2017, suspect toujours en fuite), et en 2017 contre Mahmoud Al-Werfalli (retrait en juin 2022 suite à son décès).

Ainsi, sur ces cinq affaires, il n'en reste que deux et aucun des suspects n'a été arrêté. L'avocate Céline Bardet, fondatrice de l'ONG We Are Not Weapons of War, travaille avec les victimes libyennes depuis plus de dix ans. Elle pense que tout impact que la CPI a pu avoir en Libye reste largement symbolique. "Malheureusement, elle a même été contre-productive", dit-elle à Justice Info, "car en 2011, elle a suscité beaucoup d'espoirs. Mais de 2011 à 2022, il n'y a pas eu de résultats concrets."

Nouvelle stratégie

Elle pense également que la CPI a manqué d'une stratégie claire sur la Libye. "Fatou Bensouda [ancienne procureure de la CPI] a dit que c'était une priorité pour elle, mais je ressens une grande frustration quant au travail de la CPI sur la Libye." Bardet affirme qu'en plus du manque de ressources, les enquêteurs de la CPI ne sont pas allés en Libye et que, pendant longtemps, ils n'avaient même pas d'enquêteurs parlant arabe. C'est un gros problème, poursuit-elle, car les victimes de crimes graves comme la torture ont besoin d’être en confiance et ne veulent pas d'interprètes lorsqu'elles s'adressent à la CPI.

Après avoir pris ses fonctions l'année dernière, le procureur de la CPI Karim Khan a annoncé une nouvelle stratégie de la CPI sur la Libye, et sa procureure adjointe, Nazhat Shameem Khan, s'est rendue fin juin à Tripoli "dans le cadre de la stratégie d'action renouvelée du Bureau du Procureur concernant la situation en Libye", selon un communiqué de presse de la CPI. Selon ce communiqué, la nouvelle stratégie annoncée par Khan en avril dernier "met l'accent sur l'allocation de ressources supplémentaires, un engagement accru auprès des personnes touchées par les crimes présumés en Libye et une coopération plus efficace avec les autorités libyennes pour soutenir les efforts de justice au niveau national, conformément au principe de complémentarité".

"S'il y a un changement, tant mieux", dit Bardet. "Mais je n'attends plus rien de la CPI sur la Libye".

La procureure adjointe de la Cour pénale internationale, Nazhat Shameem Khan, en robe dans les locaux de la CPI à La Haye.
La procureure adjointe de la CPI, Nazhat Shameem Khan, s'est rendue fin juin en Libye pour mettre en oeuvre une "nouvelle stratégie". © ICC-CPI

Et après ?

"Nous continuons à travailler sur l'identification des responsabilités", explique Jurdi, de la FFM. "Cela signifie au final que les responsabilités doivent être établies". Les informations sur les éventuels suspects restent confidentielles, mais la FFM pourrait-elle les partager avec les tribunaux en Libye ou ailleurs pour d'éventuelles poursuites futures ? "Notre mandat ne le permet pas", explique-t-il. "Mais notre mandat prévoit qu'au bout du compte, nous soumettrons toutes ces preuves au Bureau du Haut-Commissaire aux droits de l'homme (HCDH)." Le HCDH pourrait éventuellement demander au Conseil des droits de l'homme des Nations unies l'autorisation de divulguer certaines de ces preuves à des tiers "le moment venu", ajoute-t-il.

Le mandat de la FFM a été prolongé jusqu'en mars 2023, mais prendra ensuite fin à la demande du gouvernement libyen. "Les Libyens ne veulent pas prolonger, ils veulent prendre la main sur le processus", dit Jurdi. "Nous avons dit d’accord, mais à condition que vous suiviez nos recommandations". Il existe peu de signes que ce soit le cas.

Trouver une solution politique sur un gouvernement élu et unifié est essentiel pour rétablir la sécurité et mettre en œuvre des réformes garantissant la justice, dit Jurdi. Cela était censé se produire dans le cadre de l'accord politique libyen de 2020. Mais le pays reste divisé et les élections supervisées par l’Onu, qui devaient avoir lieu en décembre dernier, ont été reportées sine die.

En attendant, Bardet pense que la compétence universelle pourrait être une voie pour les victimes. Son organisation a ainsi déposé une plainte en France en 2018 contre le chef de guerre Khalifa Haftar, après que Hafter se soit rendu à Paris pour un traitement médical. Cette plainte fait l'objet d'une enquête par le bureau du procureur en France, mais le lieu où se trouve Haftar est tout aussi incertain.

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