L'Irlande du Nord loin d'être en paix avec son passé

L'Irlande du Nord loin d'être en paix avec son passé©Bobbie Hanvey
Des enfants brûlent des pneus et bloquent la Flying Horse Road à Downpatrick Photo d'archives
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Le conflit nord-irlandais, qui a vu s’opposer des groupes paramilitaires loyalistes et républicains, l’Etat britannique et l’Etat irlandais, a commencé en 1968 et s’est étendu sur plus de trente années. Cette période compte environ 3’700 morts, plus de 40’000 blessés et des dizaines de milliers de déplacements dus à l’intimidation et à la violence politique. Dans certaines régions d’Irlande du Nord, 80% de la population affirme connaître une victime du conflit, morte ou blessée. Depuis 1969, le nombre d’incidents impliquant des armes à feu s’élève à 38'000 et plus de 17'000 bombes ont explosé/attentats à la bombe. Les statistiques de la police révèlent également que depuis 1972, 20'165 individus au total ont été accusés de terrorisme.

Le cessez-le-feu de l’IRA provisoire en 1994 et les négociations politiques intenses aboutissent, en 1998, à un accord de paix (l’accord de Belfast) signé par les représentants des huit principaux partis politiques de l’Irlande du Nord, le gouvernement irlandais et le gouvernement britannique. Tourné vers l’avenir, l’Accord sert de modèle à des réformes politiques et juridiques à large échelle, et offre un cadre à la justice transitionnelle en Irlande du Nord. Il reconnaît en effet explicitement que « les tragédies du passé ont laissé un héritage de souffrance profondément regrettable » et conjure ses signataires à «  parvenir à une réconciliation, à la tolérance, à la confiance mutuelle, ainsi qu’à la protection et à la revendication des droits humains pour tous. » Concrètement, cet accord se traduit par la libération et la réintégration de prisonniers politiques, par un programme de désarmement des groupes paramilitaires, la réforme de la police et du système de justice criminelle, une protection renforcée des droits humains et la création de deux entités statutaires pour assurer les besoins des victimes et des survivants.

 

Et pourtant, l’Irlande est loin d’être en paix avec son passé. Les clivages ne cessent de se creuser et sont visibles à plusieurs niveaux : l’incapacité à traiter de questions ardues telles que le drapeau, les défilés et manifestations, et l’histoire/le passé. Les discours politiques et publics abondent en débats sur ceux qui sont à blâmer pour le conflit, et sur la lutte politique polarisée au sujet des victimes dites « innocentes » ou « coupables ». Au niveau sociétal et au niveau individuel, ce sont souvent ces victimes qui sont les plus durement touchées et qui se trouvent aujourd’hui parmi les régions les plus précaires d’Irlande du Nord : le taux de suicide – plus précisément chez les jeunes hommes – est en pleine croissance, le taux de prescription d’antidépresseurs est parmi les plus élevés au monde et le traumatisme trans-générationnel est un véritable problème. Les chiffres publiés par le Police Service of Northern Ireland security statistics (le service des statistiques en matière de sécurité) ne fait que confirmer que la paix est encore fragile. Ils montrent qu’entre le 1er avril 2014 et le 31 mars 2015, trois morts peuvent être attribuées à une faille dans la sécurité, 36 attaques armées ont été menées par des groupes paramilitaires faisant 58 victimes, 58 armes à feu, 22.9 kg d’explosif et 4569 blocs de munitions ont été saisis, et 227 individus ont été arrêtés sur la base de l’Acte sur le terrorisme, dont 35 ont été déclarés coupables d’actes terroristes.

Une des omissions les plus frappantes dans l’application du modèle de justice transitionnelle en Irlande du Nord (et qui est le sujet de cet article) est l’absence, à ce jour, d’un processus formel de recherche de vérité. Les Etats nés suite à une période de conflit et de non respect des droits humains doivent faire face à leur passé, l’Irlande du Nord ne fait pas exception. En effet, un mécanisme de recherche de vérité permettrait de rendre des comptes ; de réaffirmer la primauté du droit ; de répondre aux besoins des victimes et des survivants ; de remettre en question les négations malhonnêtes ; d’exposer l’éventail de vérité médico-légale, personnelle et sociale du conflit. Toutefois, estimée trop litigieuse pour un processus de paix à l’étape embryonnaire, l’accord de Belfast n’a pas estimé nécessaire la création d’une entité formelle pour la recherche de vérité. Un débat houleux s’en est suivi et des efforts ont été mis en œuvre pour combler ce manque. C’est ce que Christine Bell appelle une approche fragmentaire du passé. Ces mécanismes comprennent des enquêtes publiques ; des actions civiques ; des poursuites pénales ; l’ouverture de dossiers par une équipe d’instruction (Historical Enquiries Team) ; des enquêtes historiques concernant des mauvaises conduites de la part de la police par l’Office de police Ombudsman (OPONI) ; des projets de recherche de vérité menés par des communautés ; et des initiatives centrées sur les victimes. Cette approche parcellaire pour affronter le passé rencontre des limites. Elle ne permet pas, par exemple, d’offrir une exploration complète du contexte plus large et des conséquences du conflit, elle perpétue et renforce des hiérarchies parmi les victimes, elle manque de structure et, de ce fait, retarde l’information, déstabilise le domaine politique et social, et fait renaître des traumatismes chez les individus. Qui plus est, le maintien d’une telle palette de mécanismes ne peut durer financièrement.

 

Malgré ces circonstances, un examen complet du passé et la création d’un vaste mécanisme formel de recherche de vérité ont été demandés. L’initiative la plus récente dans cette veine est la signature de l’accord du Parlement de Stormont en décembre 2014. Produit de discussion entre partis, cet accord est conçu pour mettre fin à une impasse sur les sujets les plus saillants du processus de paix, à savoir l’économie et l’aide sociale, le drapeau, l’identité, la culture et la tradition, défilés et la réforme institutionnelle (qui sont toutes des questions évidentes d’héritage) et l’histoire. Cet accord offre une structure formelle pour faire face au passé et ses composantes méritent d’être soulignées en détail :

1. The Historical Investigations Unit (HIU), « une entité d’instruction indépendante et capable de mener plus loin des enquêtes concernant les décès en lien avec les Troubles ».

2. Une commission indépendante pour la recherche d’information (ICIR) « qui permet aux victimes et aux survivants de rechercher et recevoir en individuellement des informations sur la mort de leurs parents proches ».

3. Une archive historique orale « offrant une place centrale au partage d’expériences et aux narrations en lien avec les Troubles ».

4. Un groupe d’implémentation et de réconciliation « pour gérer/surveiller les thèmes, les archives et la recherche d’information ».

Un travail plus approfondi sur la proposition d’une pension versée aux personnes gravement lésées et la création d’un service pour palier au traumatisme mental a également été recommandé.

 

 

 

Au moment de la rédaction de cet article, un article de loi est rédigé. Il vise à mettre en vigueur les aspects de l’héritage mentionnés dans l’accord du Parlement de Stormont (SHA) et devrait être présenté à Westminster cet automne. Toutefois, le travail est loin d’être terminé. Le SHA est essentiellement un accord sur la base d’une liste et des détails sur ses mécanismes doivent être développés. C’est aussi l’occasion pour les intérêts politiques concurrents de se heurter. De plus, l’Irlande du Nord n’a pas bonne réputation dans ce domaine. Deux tentatives passées de mettre en place des mécanismes pour faire face au contentieux historique – le Rapport du groupe de consultation sur le passé en 2009 et une série de recommandations avancées par Richard Haas et Meghan O’Sullivan en 2013 – se sont dissipées dans un désaccord politique. Il semble évident qu’un travail doit être fait à ce niveau. Cela comprend la participation d’anciens membres des forces de sécurité dans la HIU (Historical Investigation Unit) – qui pourraient être favorisés par les politiques unionistes mais par ailleurs considérés comme compromettant l’indépendance des enquêtes ; la capacité de la HIU d’enquêter sur des cas où la participation du gouvernement est supposée ; la capacité de la ICIR (Independent Commission on Information Retrieval) d’offrir des garanties de non poursuite en échange d’information ; la capacité de l’archive orale à inspirer confiance en ce qui concerne le recueil et la conservation des témoignages de victimes et de survivants de tout le spectre politique. Un débat est en train de voir le jour sur les individus membres des organisations paramilitaires lésés par leurs propres actions et leur admissibilité au paiement d’une pension.

Les dispositions l’accord du Parlement de Stormont représentent une occasion primordiale pour faire face contentieux historique en Irlande du Nord. La volonté politique, le soutien économique et l’engagement à la mise en œuvre, l’ouverture et la transparence sont maintenant nécessaires pour en faire un projet réalisable.