Fin février, début mars 2022. L’armée russe gagne du terrain dans la région de Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine. Des convois de véhicules portant le signe « Z » arrivent à Balakliya. Les militaires installent des points de contrôle, fouillent les civils, confisquent les véhicules et kidnappent des personnes. Le sort de bon nombre d’entre eux reste inconnu à ce jour.
Au début de l’invasion généralisée, le maire Ivan Stolbovyi s’engage à rester auprès de sa communauté. « Nous sommes ici aujourd’hui, nous sommes avec vous, nous sommes avec Balakliya, nous sommes avec l’Ukraine dans nos cœurs et nos âmes », déclare Stolbovyi dans un message vidéo enregistré avec le chef du district d’Izyum, Stepan Maselskyi, le 28 février 2022.
« L’armée russe a proposé son aide »
Peu après, Stolbovyi annonce l’endroit où sera distribuée l’aide des Russes. « Aujourd’hui, l’Ukraine ne nous donne absolument rien. Hier, j’ai parlé avec les dirigeants de l’armée russe, ils ont proposé leur aide. Vous avez le droit de l’accepter ou de la refuser, mais aujourd’hui, nous allons organiser la distribution de l’aide humanitaire », déclare Stolbovyi dans une vidéo partagée sur les réseaux sociaux.
Selon les enquêteurs, « le 28 mars, le maire a tenu une réunion des dirigeants du conseil municipal de Balakliya, encourageant ses assistants à être loyaux à la fois envers les forces d’occupation et la Russie en général », rapporte le parquet régional de Kharkiv en avril 2022.
Le chef de l’administration régionale de Kharkiv, Oleg Synegubov, dénonce : Stolbovyi « a trahi les intérêts du pays, des défenseurs ukrainiens et de sa communauté ». « Ivan Stolbovyi est sur le point de collaborer avec ceux qui tuent notre peuple et détruisent nos villes », écrit-il sur les réseaux sociaux.
Peu après, le parquet ouvre une enquête. Un mois plus tard, le maire est accusé de haute trahison. Les forces de l’ordre annonce sa convocation en avril, alors que, selon l’enquête, Stolbovyi a déjà quitté l’Ukraine avec sa famille, pour la Russie.
La carrière politique du maire
Au cours de sa carrière, Stolbovyi a changé plusieurs fois d’affiliation politique. Il a d’abord été communiste et a représenté le Parti des régions. En 2010, il a fait campagne pour le candidat à la présidence Viktor Ianoukovitch. Un épisode amusant est associé à la visite de Ianoukovitch à Balakliya pendant la campagne électorale de 2010 : alors qu’il s’adresse à la foule depuis la scène d’un concert, Ianoukovitch salue les « habitants de Balaklava »… un quartier de Sébastopol en Crimée.
Stolbovyi a présidé l’administration du district de Balakliya, a été membre du Conseil régional de Kharkiv, s’est présenté aux élections à la Verkhovna Rada [Parlement de l’Ukraine] sous la bannière du Bloc d’opposition et a été élu maire à deux reprises. La dernière fois, c’était en 2020, alors qu’il représentait le parti Kernes Bloc – Kharkiv Prospère.
Son fils Pavlo a suivi les traces de son père. Il est devenu membre du Conseil régional de Kharkiv sous la bannière du parti Bloc Kernes – Kharkiv prospère – et a été nommé président du Bureau des réformes de la municipalité de Kharkiv. Après son départ pour la Russie, le Conseil régional de Kharkiv l’a déchu de son mandat.
« Nous n’avions plus de pain »
En février 2022, sous la menace de l’occupation, l’administration régionale de Kharkiv et les services de sécurité ukrainiens ordonnent aux fonctionnaires de se réfugier dans des zones sûres.
« Tout le monde avait la possibilité de partir. Il ne s’agissait pas seulement d’une possibilité, mais d’un ordre du chef de l’administration régionale de Kharkiv de ne pas rester dans les territoires occupés. Nous avons huit communes. Sept de leurs dirigeants, donc tous sauf un, celui de Balakliya, sont partis et ont travaillé ensuite sur notre territoire. Balakliya était encore accessible jusqu’au 7 mai 2022. Nous continuions à y fournir de l’aide humanitaire », se souvient Stepan Maselskyi, chef de l’administration militaire du district d’Izyum.
Il était en contact avec Stolbovyi. « Je suis parti avant que l’ennemi n’entre dans Balakliya. J’ai compris qu’ils [les occupants] arrivaient, et je suis parti pour Izyum. Il [Stolbovyi] a continué à répondre à mes appels téléphoniques pendant quelques jours, puis il s’est tu. Et puis j’ai vu une vidéo dans laquelle il exhortait les gens à collaborer avec les occupants. J’ai alors compris pourquoi il n’avait plus rien à me dire », explique Maselskyi.
La circulation dans le centre de Balakliya se poursuit aujourd’hui, malgré les sirènes d’alerte aérienne. Au marché situé en face du bâtiment de l’administration locale, MediaPort a demandé aux habitants s’ils se souvenaient de l’ancien maire. « J’étais présente lorsqu’il a rassemblé les gens sur la place alors que nous étions à court de pain. Il a dit qu’il devait collaborer pour que les gens aient quelque chose à manger. Et que c’était à l’État de décider s’il fallait le punir ou non », nous raconte Yaroslava Mokhonko, une habitante.
- Que pensez-vous du fait qu’il soit parti en Russie ?
- Eh bien, il a dû avoir peur. Nous ne pouvions aller nulle part. C’était vraiment difficile. Comment dire... La Russie nous opprimait. Ils se comportaient comme des boss ici, poursuit-elle.
- Il [Stolbovyi] nous aidait, les filles !, déclare une autre habitante de Balakliya qui préfère rester anonyme. Je ne sais pas pourquoi ils l’ont traité de traître, en disant qu’il avait trahi l’Ukraine et Balakliya. Tout le monde s’est enfui ; il était le seul à être resté et à avoir aidé les gens, au moins un peu.
Les habitants de Balakliya mentionnent souvent le pain distribué par Stolbovyi.
Serhiy Tereshchenko, originaire de Balakliya, a essayé de ne pas quitter sa maison pendant l’occupation.
« Ceux qui n’ont pas vécu cela ne comprendront pas ce qu’est l’occupation et comment sont les Russes. Les Russes sont des ordures. J’ai passé toute l’occupation chez moi, je ne suis allé nulle part. Dès leur arrivée, en particulier celle des Bouriates, qui ont été les premiers, ce fut le chaos total. Dès qu’ils entendaient un bruit [dans une maison], ils se précipitaient. ‘Qui est là ?’ ‘Avez-vous Internet ? Avez-vous un smartphone ?’ Ils coupaient tous les câbles », se souvient Serhiy.
La famille Stolbovyi possédait des épiceries dans toute la ville, mentionne-t-il. La femme du maire dirigeait l’entreprise. « L’une d’elles était près de la place. Ils [les occupants] ont fermé ce magasin », explique le résident de Balakliya. L’un de ses magasins dans le centre-ville est fermé depuis longtemps maintenant, et l’entrée de l’épicerie est recouverte de végétation.
De l’autre côté de la rue se trouve l’Allée des héros tombés au combat, les défenseurs de Balakliya.
« Personne ne l’a menacé, ni physiquement ni psychologiquement »
L’affaire Stolbovyi a été portée devant les tribunaux en mai 2024. Le tribunal de Balakliya n’ayant pas pu constituer un collège de juges, la compétence a été transférée à Chuhuiv, une ville voisine. L’affaire est examinée par un collège présidé par le juge Igor Karimov. Un acte d’accusation a été prononcé dans le cadre d’une procédure spéciale, et l’affaire progresse lentement depuis lors.
MediaPort s’est rendu au tribunal de Chuhuiv le 25 juin 2025 pour assister à l’audience, mais celle-ci n’a pas eu lieu. Le tribunal a expliqué les raisons dans une déclaration écrite : outre l’absence du procureur, il n’y avait nous indique-t-on pas assez de temps pour notifier l’accusé par le biais du journal gouvernemental Uriadovyi Courier.
Quelles sont les preuves dont dispose l’accusation, contre Stolbovyi ? Selon le procureur Oleg Maksyuk, les accusations sont fondées sur des déclarations de témoins et des rapports d’experts. Les enquêteurs n’ont trouvé aucune preuve que les Russes aient forcé Stolbovyi à collaborer.
« Qu’a-t-il fait exactement ? Au début de l’agression militaire russe, il a organisé une réunion à l’administration municipale de Balakliya, encourageant ses adjoints et les membres du conseil municipal à rejoindre l’ennemi et à collaborer pleinement avec les forces d’occupation russes. Il existe environ huit témoignages pertinents à son encontre. Il existe également des enregistrements dans lesquels on l’entend s’adresser aux membres du conseil et à ses adjoints pour les inciter à se ranger du côté de l’ennemi », explique Maksyuk.
Il existe par ailleurs deux rapports d’experts dans cette affaire, dont une analyse de portrait.
« Lors de l’interrogatoire des témoins, personne n’a mentionné qu’il avait été détenu ou torturé de quelque manière que ce soit, ni qu’il avait été retenu captif. Nous ne disposons d’aucune information à ce sujet. Personne ne l’a menacé, ni physiquement ni psychologiquement. Il a déclaré que c’était sa décision, et que, que nous le condamnions ou non, c’était sa décision personnelle, et qu’il pensait que c’était la bonne chose à faire – à savoir fournir toute l’aide possible aux forces armées de la Fédération de Russie. »
Raisons objectives du retard dans la procédure
Selon le procureur, il existe des raisons objectives au retard de la procédure : les tribunaux sont surchargés et les audiences peuvent être reportées en raison de l’impact direct de la guerre. La Russie bombarde des villes de la région de Kharkiv, notamment Chuhuiv.
« Les audiences sont programmées une fois tous les trois mois. Nous avons discuté avec les juges de la possibilité de programmer les audiences dès que possible et d’examiner l’affaire le plus rapidement possible. La position du parquet est que nous essayons d’examiner l’affaire dans les plus brefs délais », indique Maksyuk.
« Selon nos sources, il est parti avec sa famille et il loue un appartement dans la région de Belgorod. Sa profession actuelle est inconnue », a déclaré le procureur.
Viktor Tserkovnyi, avocat du système d’aide juridictionnelle gratuite, représente l’accusé devant le tribunal. Il n’a pas communiqué avec l’accusé. « Compte tenu des spécificités de l’affaire, je ne suis pas en mesure de déterminer sa position, s’il reconnaît [sa culpabilité] ou non. Je ne pense pas que je pourrai le savoir, car il ne se trouve pas sur le territoire ukrainien », a déclaré Tserkovnyi.
Le tribunal examinera s’il existe des preuves suffisantes pour établir la culpabilité de Stolbovyi.
« Dans tous les cas, il existe une procédure : si des personnes ont été interrogées en tant que témoins, elles doivent être convoquées au tribunal pour dire ce qu’elles savent. En tant qu’avocat de la défense, je dois agir dans l’intérêt de mon client », a déclaré Tserkovnyi.
L’accusé et sa famille ne sont pas actifs sur les réseaux sociaux. Les derniers messages sur les pages Facebook de la famille Stolbovyi remontent à mars 2022.
Balakliya aujourd’hui
Tout comme d’autres villes de la région de Kharkiv, Balakliya souffre des bombardements russes et, depuis peu, des frappes de drones. Les habitants pensent qu’il pourrait y avoir des ennemis qui se cachent encore au sein de la communauté.
« Si j’avais le pouvoir de tous les rassembler, je ne les enverrais pas en prison. Je leur ferais construire des ponts, des routes et des maisons. Qu’ils travaillent ! S’ils sont enfermés en prison, ils resteront assis là, et vous devrez les nourrir. Et combien sont déjà assis là, à attendre ? », déclare Serhiy Tereshchenko, en haussant les épaules.
Yaroslava Mokhonko est convaincue que la majorité de la communauté soutient l’Ukraine : « Ceux qui soutiennent la Russie restent silencieux. Il y en a encore parmi nous. Ils changeront progressivement d’avis. Tout ira bien. »
Stepan Maselskyi était ami avec Stolbovyi : « Il a été témoin de ce que les occupants ont fait à Balakliya, comment ils ont bombardé la ville jour et nuit, larguant des bombes et des missiles sur la région de Kharkiv, etc. Et maintenant, il vit parmi les meurtriers ? Je ne peux pas le comprendre. »
Selon les statistiques du parquet régional pour 2024, plus de 180 suspects ont été inculpés de haute trahison depuis le début de la guerre dans la région de Kharkiv. Les procédures par contumace sont généralement examinées plus rapidement. L’affaire Stolbovyi est devenue l’une des plus médiatisées de la région pendant la guerre. En 2022, les autorités et les civils ont exigé une enquête objective et un procès équitable. Mais aujourd’hui, même en l’absence de l’accusé, les audiences sont rarement programmées. Cette fois-ci, l’affaire de l’ancien maire de Balakliya a été reportée de quatre mois, jusqu’au 1er octobre.
Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse de la Fondation Hirondelle/Justice Info. La version complète de cet article a été publiée le 23 juillet 2025 dans « Mediaport ».