Kony, es-tu là ?

L’esprit de Kony sera-t-il présent ? Demain mardi 9 septembre, la Cour pénale internationale (CPI) tiendra une « audience de confirmation des charges » comme elle n’en a jamais tenu auparavant : l’accusé n’y sera pas.

Joseph Kony était le chef d’un groupe rebelle ougandais, l’Armée de résistance du Seigneur (LRA), qui a été jugé devant la CPI à La Haye pour crimes de guerre. Photo : des ougandais sont rassemblés dans un village pour regarder la projection d'un film sur Kony. Assis par terre, ils semblent fascinés par les images qu'ils voient.
Des Ougandais regardent la projection de « Kony 2012 », un film de 30 minutes réalisé par l’association américaine Invisible Children, dans le district de Lira, au nord de l’Ouganda, vite devenu viral sur YouTube. La projection a suscité l’indignation de certains Ougandais, qui ont manifesté leur mécontentement par des jets de pierres. Lira est l’une des régions ravagées par 20 ans de rébellion de l'Armée de résistance du Seigneur (LRA). Photo : © Stringer / AFP
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L’affaire Joseph Kony, chef d’un groupe rebelle ougandais, l’Armée de résistance du Seigneur (LRA), traîne depuis vingt ans dans un tiroir poussiéreux de La Haye. Elle va occuper le devant de la scène pendant une petite semaine car le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a décidé de recourir à l’une des provisions « au-cas-où » de la Cour – l’article 61, paragraphe 2, du statut de Rome - pour entendre l’affaire contre Kony sans sa présence.

L’unité de détention de la Cour est à court de pensionnaires ; dans le courant du mois, l’ancien président des Philippines sera entendu par la Cour pour confirmer les charges portées à son encontre, et en Allemagne, un détenu libyen attend que son transfert à La Haye soit confirmé. Il n’y a pas d’autre suspect prêt à réamorcer les pompes à procès des trois salles d’audience.

Une saison blanche et sèche

Dans ce contexte de pénurie d’accusés, comment ce tribunal pouvait-il tenter de prouver au monde qu’il est toujours pertinent – alors qu’il est par ailleurs sanctionné par les États-Unis, qu’il fait face à des cyber-attaques de la part de forces inconnues et que des États qui le soutiennent formellement se montrent désormais réticents à arrêter les suspects

Lorsque le procureur actuel a pris ses fonctions en 2021, avec ses deux adjoints, l’accent a d’abord été mis sur la production de mandats d’arrêt dans deux situations renvoyées à la Cour par le Conseil de sécurité des Nations unies : la Libye et le Darfour. Ensuite, l’invasion de l’Ukraine par la Russie et la guerre d’Israël à Gaza ont toutes deux donné lieu à de grandes manœuvres pour la Cour et à des mandats d’arrêt qui n’ont aucune chance d’être exécutés dans le climat politique actuel. En Afghanistan et au Myanmar aussi, le bureau du procureur a ciblé des suspects de très haut niveau, contribuant ainsi à élargir le champ d’action de la Cour au-delà de son champ de bataille initial, à savoir les conflits en Afrique.

La guerre des rebelles ougandais dans le nord du pays est terminée depuis des années. Elle a été l’une des premiers « succès » symboliques de la CPI, en 2004, lorsque le président Yoweri Museveni a rencontré le procureur Moreno Ocampo dans un hôtel de Londres et a demandé son intervention. Mais la cible première, le chef de la LRA, Kony, a ensuite disparu dans les forêts denses qui bordent l’Ouganda. Son mandat d’arrêt a été délivré il y a une vingtaine d’années. Il n’a pas été arrêté, même lorsqu’une force américaine opérait dans la région.

« En fin de compte, la CPI devait faire quelque chose pour montrer que le mandat d’arrêt était toujours pertinent », déclare Micheal Scharf, ancien doyen de la faculté de droit de l’université Case Western Reserve et président de la branche américaine de l’Association de droit international. « En tant qu’institution, elle doit survivre ; la CPI traverse une période difficile avec des sanctions et des États qui ignorent leurs obligations ; elle a donc besoin d’affaires qu’elle peut mener à bien », ajoute Alette Smeulers, professeur de criminologie à l’université de Groningue. Mais au-delà de cela, Scharf est convaincu : il est important que le monde se dise : « Non, il ne s’agit pas seulement d’un problème ougandais, il s’agit d’un criminel international. Et pour le bien de l’humanité, il doit être traduit en justice. »

« Crainte que les voix des victimes ne soient jamais entendues »

D’où vient cette idée de confirmer les charges sans l’accusé ? Au début de la création du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), dans les années 1990, les juges ont renforcé la règle 61 de son statut, à savoir la confirmation publique des charges sans la présence de l’accusé. Selon Diane Orentlicher, professeur de droit émérite à l’American University et auteur d’un livre sur le TPIY, cette période était marquée par un sentiment de « désespoir », né de la frustration de voir qu’à ce moment-là « les États ne coopéraient pas pour aider à appréhender les suspects ».

Le tribunal, ajoute-t-elle, « voulait montrer qu’il n’était pas impuissant – et dire, “nous faisons quelque chose, nous ne sommes pas impuissants face à l’inaction des États” ». Certains espéraient aussi que les audiences de l’article 61 permettraient de faire pression sur le Conseil de sécurité des Nations unies, qui a créé le tribunal, pour qu’il agisse. Mais la procédure a suscité un « débat animé », explique Orentlicher. « Certains craignaient qu’elle ne viole les droits des accusés ; d’autres se demandaient si elle ne risquait pas de se retourner contre les États en les dissuadant d’arrêter les suspects. Puis, lorsque les États ont commencé à arrêter les suspects et que la Cour a été occupée par les procès, l’article 61 est devenu insignifiant. »

Elle souligne également qu’il s’agit d’une question différente de celle de Kony. Si ce dernier n’a jamais été arrêté, ce n’est pas « faute d’efforts vigoureux », notamment une récompense de plusieurs millions de dollars pour sa capture et le déploiement d’une unité spéciale pour le traquer. Elle souligne plutôt que « comme il n’a pas été signalé depuis un certain temps, on craint que les voix des victimes ne soient jamais entendues » et que « si l’audience réussit à redynamiser les efforts pour arrêter Kony, ce sera un succès ».

Créer un précédent ?

« Pour l’instant, il ne s’agit pas d’une affaire politiquement sensible, déclare Smeulers. Tout le monde s’accorde à dire que Kony est un criminel. Qu’il a perdu une bonne partie de son pouvoir et qu’il est clair qu’il a commis des actes horribles, en particulier contre des enfants. »

Scharf estime qu’« avec le passage du temps, il était pratiquement acquis que [le bureau du procureur] demanderait le jugement de cette affaire, parce qu’on ne veut pas qu’elle tombe dans l’oubli ». Mais il voit aussi les spéculations qui ont déjà commencé sur le fait que « l’accusation de la CPI se prépare, pour de futures affaires [in absentia] ». Scharf évoque les mandats d’arrêt délivrés de longue date contre le fils de l’ancien dictateur libyen, Saif Kadhafi, et contre l’ancien président du Soudan, Omar el-Béchir. « Ces deux cas sont similaires à l’affaire Kony en raison de leur durée. La norme est que l’individu doit être introuvable », précise-t-il.

Cependant, lorsqu’il s’agit de procédures concernant les suspects les plus médiatisés de la Cour – le président russe Vladimir Poutine ou le premier ministre israélien Benjamin Netanyahu –, c’est une situation très différente : « Nous savons où ils se trouvent. Ils sont assis dans leur bureau au Kremlin ou à Jérusalem. Cependant, selon la définition que l’on donne au terme ‘introuvable’, il se pourrait que ce processus soit utilisé contre eux. »

En ce sens, « la confirmation par contumace de l’affaire Kony est un coup d’essai important pour d’autres affaires plus importantes », déclare Scharf.

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Crimes contre les enfants, les femmes et les filles

Kony doit répondre de 39 chefs d’accusation pour le rôle qu’il aurait joué au sein de la LRA en ordonnant le meurtre et le mauvais traitement de civils, en prenant des « décisions stratégiques concernant la manière, l’intensité et le ciblage des attaques contre les civils », en maintenant « le système d’enlèvements pendant la période incriminée, en donnant l’ordre à tous les membres de la LRA d’enlever des civils » et en « concevant et appliquant les règles de la LRA relatives au mauvais traitement des femmes et des filles ».

Il est aussi accusé pour sa responsabilité personnelle dans l’utilisation « des enfants et des femmes et des filles enlevées comme domestiques et comme partenaires conjugaux forcés » et pour avoir contrôlé ses commandants par un système de récompenses et de menaces. Le document contenant les accusations décrit les attaques menées au début des années 2000 contre des écoles et de nombreux camps de déplacés internes. Il est accusé d’attaques contre des civils, de meurtre en tant que crime contre l’humanité et crime de guerre, de torture et de « persécution en tant que crime contre l’humanité, pour des motifs politiques, de civils perçus par la LRA comme étant affiliés ou soutenant le gouvernement ougandais ».

L’accusation se concentre sur les crimes commis par Kony à l’encontre des femmes et des enfants. Kony est accusé de mariage forcé, de réduction en esclavage, de viol, de torture, de persécution en raison du sexe et de l’âge, d’esclavage sexuel et de grossesse forcée. Les allégations comprennent des descriptions détaillées de ce qui est arrivé à deux victimes qui ont été forcées de devenir les épouses de Kony, ont subi des abus et des viols répétés et qui sont tombées enceintes.

Ce focus de l’accusation a une logique, estime Smeulers, professeur de criminologie à l’université de Groningue : « La CPI doit choisir ses affaires de manière intelligente, sur les questions qu’elle juge importantes, telles que les enfants et les crimes sexuels, mais aussi lorsqu’elle dispose déjà de preuves. »

La CPI a déjà jugé et condamné Dominic Ongwen, un commandant clé de la LRA. « En ce sens, l’affaire Kony est assez claire et reprend de nombreux éléments du procès Ongwen », explique Smeulers. Dans le jugement d’appel d’Ongwen, le nom de Kony apparaît 348 fois. « Ongwen a en fait passé une grande partie de son procès à impliquer Kony et tous ces témoignages et preuves peuvent être utilisés », ajoute Scharf.

Certainement pas un mini-procès

Lors des précédentes audiences de confirmation des charges, des témoins ont parfois été entendus. Ici, ce n’est pas le cas, et la durée est plus courte que l’audience de confirmation des charges habituelle à la CPI, une procédure qui vise à confirmer ou infirmer l’accusation avant un éventuel procès.

Scharf note qu’elle est « courte » : « Elle ne dure que trois jours. J’avais pensé qu’elle aurait pu durer jusqu’à six semaines. Il ne s’agit donc certainement pas d’un mini-procès. »

L’équipe de défense de Kony est dirigée par Peter Haynes, Kate Gibson, avec d’autres vétérans de la CPI. L’équipe s’est rendue à plusieurs reprises dans le nord de l’Ouganda et a déposé des requêtes – qui ont échoué en appel – pour contester la procédure. Le procureur de la Cour, Karim Khan – qui sait se mettre en scène – est actuellement en congé dans l’attente des résultats d’une enquête sur des allégations de harcèlement sexuel. Ce travail incombera donc à l’un de ses procureurs adjoint.

Une affaire captivante pour le monde entier ?

La plus grande curiosité de Scharf est de savoir si l’accusation tentera d’avoir un impact au-delà du tribunal : « Allons-nous simplement assister à des procédures très arides, ou vont-ils convoquer des vidéos et faire de cette affaire quelque chose de captivante pour le monde entier ? »

Si l’accusation tente de dresser le tableau de la peur que la LRA a suscitée dans la population civile et parmi les partisans de la LRA au début des années 2000, Scharf s’attend à une utilisation de la vidéo à l’audience : « La génération TikTok n’est pas la seule à réagir à l’émotion. Si j’étais le procureur, je monterais un dossier hollywoodien bien ficelé dont on se souviendrait. Les gens se lassent de regarder des procès internationaux. Si vous voulez vraiment avoir un impact, vous n’avez que quelques heures pour présenter votre dossier. » 

À Gulu, la principale ville du nord de l’Ouganda, une projection publique aura lieu dans l’école secondaire locale, a annoncé l’équipe de sensibilisation de la CPI. L’audience Kony sera retransmise en direct tous les jours, ouverte au public, et l’on attend jusqu’à 300 participants. « La participation des victimes à cette étape est essentielle, car elle permet à leurs expériences et à leurs souffrances d’être officiellement reconnues par la CPI. »

Les audiences seront également diffusées en direct sur Mega FM et d’autres stations locales « pour atteindre les auditeurs de toute la sous-région Acholi », indique une annonce radio de la CPI, qui exhorte les auditeurs à « rester informés, et à participer au processus de justice ».

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