En raison de complications, les docteurs recommandaient une césarienne à Victoria Vigo, enceinte de son troisième enfant. Mais au moment de la naissance, ils lui ont aussi ligaturé les trompes à son insu, une des nombreuses stérilisations forcées qui hantent encore aujourd'hui le Pérou.
Son bébé est décédé et Victoria, qui avait alors 32 ans, n'a plus jamais pu avoir d'enfant.
"Ce qui m'a le plus perturbée a été la mort de mon fils", raconte-t-elle par téléphone à l'AFP. "Mais en outre, entendre qu'ils m'avaient stérilisée m'a fait me sentir impuissante, en colère. J'étais indignée, car le médecin n'était jamais venu pour parler avec moi de cette décision".
Comme Victoria, 300.000 Péruviennes auraient été stérilisées de force par l'Etat en 1996 et 2001.
Le mois prochain, elles sauront si la justice poursuit enfin l'homme qu'elles jugent responsables de leur souffrance : le président de l'époque Alberto Fujimori (droite), 77 ans, incarcéré pour crime contre l'humanité.
Victoria a porté plainte contre le médecin et obtenu 2.500 dollars en dommages et intérêts. Elle espère désormais voir jugés M. Fujimori et ses ministres de la Santé.
Le gouvernement Fujimori (1990-2000) voulait réduire la natalité par une campagne de ligature des trompes, en théorie sur une base volontaire, pour renforcer le développement économique du pays.
- Empêcher les pauvres de se reproduire -
"Fujimori disait vouloir garantir que les femmes décident combien d'enfants elles voulaient avoir", explique Maria Ysabel Cedano, responsable de l'organisation de défense des droits des femmes Demus.
"Dans les faits, ce qu'il souhaitait, c'est que les femmes et hommes pauvres arrêtent de se reproduire", assure-t-elle. Les principales victimes ont été "des femmes jeunes, pauvres, de langue quechua et de régions rurales".
A l'époque, la Première dame du Pérou était la fille d'Alberto Fujimori, Keiko.
Cette dernière, longtemps favorite pour l'élection présidentielle, a vu son avance fondre à mesure que la population se rappelait les heures sombres du gouvernement de son père.
Principal bénéficiaire du front anti-Fujimori, son rival de centre-droit Pedro Pablo Kuczynski a fini par la dépasser d'une courte tête au second tour.
Il a d'ores et déjà reconnu un "crime contre l'humanité".
"Cela me rassure", confie Alfonso Ramos, 56 ans. Sa soeur Celia est décédée à Piura en 1997 après une stérilisation.
Selon son récit, des représentants du ministère de la Santé n'ont cessé de venir chez sa soeur pour qu'elle accepte l'opération.
"Elle ne voulait pas. Elle a résisté, mais ils l'ont convaincue", soupire-t-il. "Ils lui ont offert des aliments et médicaments pour la famille si elle acceptait".
Celia Ramos souffrait tellement après l'opération que les médecins lui ont donné une deuxième dose d'anesthésiant. Elle en a fait une crise cardiaque, plongeant dans le coma avant de mourir quelques semaines plus tard.
Elle avait 33 ans, trois jeunes enfants. "L'Etat ne leur a jamais rien versé", dit Alfonso. "C'est frustrant mais je crois quand même qu'un jour, ils obtiendront justice".
- 4.000 plaintes -
La justice devait annoncer en février si Alberto Fujimori, qui purge 25 ans de prison pour corruption et crimes contre l'humanité, serait poursuivi dans ce dossier.
Mais l'audience a été reportée à juillet par une "intervention politique", affirme l'organisation Demus, pour protéger les chances de Keiko Fujimori à l'élection.
Selon la Défenseure du Peuple, chargée de protéger les droits humains au Pérou, l'Etat a fait pratiquer 272.028 ligatures des trompes entre 1996 et 2001. Au total 18 femmes en sont mortes.
Et 23.000 hommes ont subi des vasectomies, selon Maria Ysabel Cedano.
C'est "une des plus sérieuses violations des droits de l'homme dans les Amériques", commentait l'an dernier la directrice régionale d'Amnesty International, Erika Guevara-Rosas.
Plus de 4.000 Péruviens ont porté plainte mais en 2014, la justice avait refusé de poursuivre Alberto Fujimori, estimant ne pas pouvoir prouver qu'il s'agissait d'une politique délibérée de sa part. Seuls six médecins avaient été inculpés.
Les victimes ont fait appel.
Malgré le souvenir amer laissé chez une partie de la population, le camp Fujimori a raflé la moitié des voix à la présidentielle.
Pour Mme Cedano, "que l'on puisse voter pour une force politique capable de faire ça, c'est vraiment malsain et dangereux".