L’invention du terme de génocide et l’amant de la grand-mère

L’invention du terme de génocide et l’amant de la grand-mère
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Un polar juridique ? Une biographie des deux hommes qui ont révolutionné la justice internationale, Rafael Lemkin qui inventa le terme de génocide et Hersch Lauterpacht, qui fit du crime contre l’humanité, un nouveau chef d’inculpation aux procès de Nuremberg ? Une saga d’une famille juive polonaise durant la 2e guerre mondiale ? Ou encore, les crimes du IIIe Reich vu par les yeux du fils d’un dignitaire nazi ? Le livre que vient de signer Philippe Sands, East-West Street, avec pour sous-titre, On the Origins of Genocide and Crimes Against Humanity » est tout cela à la fois.

Formidablement documenté, l’ouvrage mêle la micro-histoire individuelle et la grande histoire, celle qui broie les peuples dans ces sombres années 1939-1945 ; les emportements amoureux de la grand-mère juive de l’auteur en Allemagne nazie, et la tension entre deux juristes éminents qui mettent toute leur énergie pour qualifier juridiquement les crimes nazis et sanctionner leurs auteurs.

Professeur de droit à Londres, avocat engagé notamment dans l’affaire Pinochet et sur des crimes commis en Irak, au Rwanda et en ex-Yougoslavie, Philippe Sands dresse ici le portrait contrasté de Lemkin et de Lauterpacht. Il s’ensuit un jeu d’oppositions fascinant entre ces deux hommes et à travers eux, un questionnement sur le rôle du droit pour brider les crimes de masse. Faut-il capturer l’essence des idéologies racistes, comme le veut Lemkin, ou au contraire, mettre l’accent sur la responsabilité individuelle, comme cherche à le faire Lauterpacht ?

Génocide ou crime contre l’humanité ?

Rafael Lemkin et Hersch Lauterpacht ont sur le papier beaucoup de points communs. Nés au tournant du 20ème siècle dans des familles juives, ils ont étudié dans ce qui est aujourd’hui la ville ukrainienne de Lviv et ont eu le même professeur de droit. Juristes, leur famille décimée par les nazis, se réfugiant dans le monde anglo-saxon, l’un aux Etats-Unis, l’autre en Grande-Bretagne, travaillant tous deux à la préparation des procès de Nuremberg, ils vont cependant s’opposer, tout en donnant au monde deux chefs d’inculpation - le génocide et le crime contre l’humanité -, qui font aujourd’hui partie du vocabulaire courant et qui représentent, avec le crime de guerre, les trois concepts majeurs de la justice pénale internationale.

Leur personnalité ne saurait être plus opposée. Lemkin est l’outsider par excellence. Obsessionnel, monomaniaque, c’est lui qui forge le concept de génocide en 1943 dans son ouvrage Axis Rule over Occupied Europe. Intégré un temps à la délégation américaine qui prépare les procès de Nuremberg, il est finalement marginalisé, car ingérable. Mais contre vents et marée, tant que ses forces physiques le portent, Lemkin harcèle ses interlocuteurs pour que le terme de « génocide » soit intégré comme chef d’accusation aux procès des chefs nazis. Il veut aussi que les dignitaires nazis paient pour les crimes qu’ils ont commis avant le déclenchement de la 2e guerre mondiale. Lemkin estime que ni les qualificatifs de « meurtre de masse », ni « d’extermination de masse », ne rendent compte de la motivation raciale ou religieuse de détruire un groupe. Son acharnement paie à moitié : plusieurs procureurs prononceront le terme de génocide, mais sans pour autant en faire un chef d’inculpation aux procès de Nuremberg. Il faudra attendra 1948 pour que le génocide soit perçu comme le « crime des crimes » avec l’élaboration de la Convention éponyme.

Le génocide, un concept impraticable et dangereux ?

Hersch Lauterpacht, lui, dédaigne Lemkin. Il n’est pas un électron libre, un juriste activiste qui joue solo, mais un universitaire austère. Il est parvenu à intégrer rapidement le monde académique britannique au plus haut niveau. Pudique de ses émotions, il n’évoque pratiquement jamais la disparition de ses proches, y compris devant son fils. Intégré à la délégation britannique aux procès de Nuremberg, il joue un rôle essentiel pour théoriser le crime contre l’humanité, le nouveau chef d’inculpation qui permet de poursuivre les dignitaires nazis pour les persécutions et les crimes infligés aux civils. En revanche, Lauterpacht trouve le concept forgé par Rafael Lemkin de génocide « impraticable », et pis que cela, dangereux. Impraticable, car il est difficile, selon lui, de prouver juridiquement l’intention de détruire un groupe humain. Dangereux aussi pour Lauterpacht, car il y voit un effet pervers : en mettant le doigt sur des idéologies totalitaires, Lemkin ne tombe-t-il pas dans le piège de « la pensée biologique » qu’il entend dénoncer, au risque de faire le lit de l’antisémitisme ou de l’anti-germanisme ?

 Aujourd’hui, la différence de positionnement paraît, en apparence, datée, tant le crime contre l’humanité et le génocide font partie de l’univers de la justice internationale. Mais formulée différemment, la problématique subsiste : jusqu’où le droit peut-il brider les passions meurtières ? Doit-il être une arme de dénonciation au risque d’être seulement rhétorique ? Faut-il mieux l’activisme d’un Lemkin ou la prudence d’un Lauterpacht? A l’heure où la Syrie est à feu et à sang et la justice internationale impuissante, la problématique reste ouverte. Philippe Sands s’abstient de trancher, tout en signant là un très beau livre.

 

Philippe Sands, East West Street, on the Origins of Genocide and Crimes Against Humanity, Weidenfeld and Nicholson, 2016