Ces quatre dernières années, la justice allemande a permis un certain nombre de premières historiques dans le domaine de la compétence universelle : le premier procès traitant de la torture pratiquée par l'État syrien en tant que crime contre l'humanité, le premier procès condamnant le groupe État islamique (EI) pour génocide contre les Yézidis en Irak, et le premier procès jugeant un membre de l'escadron de la mort gambien, les "Junglers".
Mais être le premier signifie aussi parfois aller de l'avant sans avoir de chemin tracé et commettre des erreurs en cours de route. Les procès de Coblence, Francfort, Celle et d'autres villes allemandes, ont mis en lumière les lacunes du Code des crimes contre le droit international (CCAIL), une législation qui n'a jamais été modifiée depuis sa création il y a plus de 20 ans en Allemagne. À coups de procès, d'essais et d'erreurs, il est devenu évident que plusieurs amendements sont nécessaires, si l'Allemagne veut utiliser la compétence universelle comme un outil efficace pour lutter contre les crimes internationaux les plus graves.
En 2023, inspiré non seulement par les procès passés mais - peut-être surtout - par la guerre en Ukraine et le potentiel d'action judiciaire, le ministère allemand de la Justice a entrepris de « combler les lacunes en matière de responsabilité pénale et de renforcer les droits des victimes de crimes contre le droit international », comme l'a proclamé le ministre de la Justice, Marco Buschmann, lors de la présentation du projet de loi il y a environ un an. En juin 2024, le parlement allemand a donc adopté la loi de réforme. Les changements renforcent les droits des victimes et traitent certains des points les plus critiqués ces dernières années, comme la traduction et l'enregistrement des procès, ou la définition des disparitions forcées. Les représentants des droits des victimes estiment toutefois que ces réformes ne vont pas assez loin et que certaines d'entre elles restreignent même la participation de celles et ceux qui sont en quête de justice.
Un pas en avant pour la traduction et l'enregistrement
L'examen des principaux changements apportés par la réforme du CCAIL implique de revenir sur les procès les plus marquants de ces dernières années en matière de compétence universelle en Allemagne. Chaque partie de la réforme est liée à des questions et à des débats qui ont émergé à l'occasion d'un ou de plusieurs de ces procès. L'un des points les plus critiqués a été l'absence de traduction et d'enregistrement. Les représentants des médias et de la société civile ne pouvaient pas suivre les procédures s'ils ne parlaient pas allemand. Et personne en dehors de la salle d'audience en Allemagne ne pouvait suivre le procès, puisque les procès allemands ne sont généralement ni filmés ni enregistrés.
Cela signifiait que les communautés affectées dans le monde entier n'avaient qu'un accès extrêmement limité aux procès concernant des crimes commis dans leur pays, par et contre leurs concitoyens. Cette absence d'accès a compromis le potentiel de de cette justice pénale pour faciliter les processus de transformation politique et sociétale. En effet, comment une société peut-elle guérir, apprendre, aller de l'avant après un conflit, si la justice est rendue dans un lieu lointain et dans une langue étrangère ?
Le nouveau CCAIL stipule que les tribunaux « peuvent » autoriser l'enregistrement de procédures ayant une « signification contemporaine exceptionnelle ». Avant la réforme, cette « signification » devait être liée à l'Allemagne, alors qu'aujourd'hui une signification historique pour la Syrie, la Gambie ou tout autre pays suffirait. Les tribunaux « peuvent » également autoriser les représentants des médias qui ne parlent pas allemand à recourir à une interprétation chuchotée ou à accéder à l'interprétation existante qui est généralement fournie aux témoins, aux plaignants et aux défendeurs. Cela a été un point de conflit majeur lors du procès de Coblence, où des journalistes et des observateurs syriens ont déposé deux plaintes pour tenter d'accéder au service de traduction fourni par le tribunal. La Cour fédérale de justice (Bundesgerichtshof - BGH), la plus haute juridiction civile et pénale d'Allemagne, a finalement décidé que les journalistes accrédités devaient être autorisés à écouter la traduction via les écouteurs disponibles, mais le délai d'accréditation était alors dépassé depuis longtemps...
Avec la réforme, l'accès à la traduction sera disponible pour les représentants des médias, mais pas pour le grand public. Néanmoins, ces deux changements concernant les traductions et les enregistrements constituent une grande victoire pour tous ceux qui se sont battus pour un accès plus facile au cours des dernières années. La loi stipule que les tribunaux « peuvent » autoriser les enregistrements et l'accès à la traduction, ce qui laisse la décision à la discrétion des juges. « Nous aurions préféré une formulation plus précise dans le texte de loi », déclare l'avocat Patrick Kroker du Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l'homme (ECCHR), qui a représenté des victimes dans les procès sur la Syrie et la Gambie. Mais il ne se dit pas trop inquiet, car le texte explicatif accompagnant la loi précise que l'enregistrement et la traduction devraient être la norme, sauf s’il existe une raison importante de s'y opposer. « Ils ont peur de questions techniques », estime Kroker. « Si un témoin est intimidé par l'enregistrement, il faut qu’ils puissent lui permettre de dire non. » Kroker, qui a participé aux négociations sur la réforme en tant qu'expert, note que « ceux qui font partie ou sont proches du système judiciaire essayaient de rationaliser ces processus autant que possible, tandis que ceux qui se concentrent sur la sensibilisation et le plaidoyer [comme l'ECCHR] essayaient d'aller plus loin."
Aider les poursuites pour disparitions forcées et violences sexuelles
Un autre changement majeur concerne le crime de disparition forcée, qui a longtemps été sous-représenté dans le droit allemand. Jusqu'à récemment, il ne faisait pas du tout partie de la législation nationale, malgré les obligations de l'Allemagne depuis 2009 en vertu de la convention des Nations unies contre les disparitions forcées. Le CCAIL définissait bien le crime de disparition forcée, mais il exigeait que quelqu'un ait fait une enquête formelle sur le lieu où pourrait se trouver la personne disparue et n’ait pas reçu de réponse de la part des autorités compétentes. Or, dans une dictature comme la Syrie, pratiquement personne n'oserait enquêter formellement sur le lieu où pourrait se trouver une personne disparue car, comme l'ont décrit de nombreux témoins, cela conduirait très probablement à leur propre arrestation, à la torture, voire à la mort.
En conséquence, le crime de disparition forcée n'a pas été retenu lors du procès Al-Khatib, bien que toutes les victimes aient subies une disparition forcée avant leur incarcération et leur torture, et qu'il soit apparu clairement tout au long des audiences que l'absence totale d'informations sur le lieu où se trouvent leurs proches était l'une des expériences les plus douloureuses que les Syriens aient vécues et vivent encore sous le régime Assad. Or, le procureur savait qu'il serait presque impossible de prouver ce crime, en raison de l'exigence de cette enquête formelle. Dans les procès à venir, cela ne sera plus un obstacle.
La plupart des commentateurs de la réforme ont fait l'éloge de deux autres changements dans la loi : premièrement, le crime de violence sexuelle en tant que crime de guerre et crime contre l'humanité a été adapté pour se conformer au Statut de Rome. Cela signifie, entre autres, que l'esclavage sexuel a été inclus et que le terme « contrainte sexuelle » a été remplacé par « agression sexuelle ». En outre, la persécution fondée sur l'orientation sexuelle a été définie comme un crime contre l'humanité.
Deuxièmement, la loi précise désormais que les représentants d'États étrangers ne peuvent pas invoquer l'immunité fonctionnelle, lorsqu'ils sont accusés de crimes internationaux par la justice allemande. En pratique, c'était déjà le cas auparavant : sur la base du droit international coutumier, les autorités justifiaient le droit de poursuivre les représentants d'États étrangers quel que soit leur rang. Pourtant, en 2021 puis en 2024, la Cour fédérale allemande a dû intervenir pour décider qu'un ressortissant afghan et un ressortissant syrien pouvaient, en fait, être poursuivis pour des crimes internationaux présumés. Désormais, la loi apporte une certitude.
Plus d’accès pour les plaignants, mais moins de droits ?
Si certains changements sont clairement positifs, d'autres sont plus controversés. Avec cette réforme, les victimes de crimes contre le droit international peuvent désormais se joindre à la procédure en tant que plaignants, ce qui leur donne droit à une assistance juridique et à un soutien psychosocial. Des parties civiles avaient été admises dans les précédents procès, mais elles pas en tant que victimes de crimes contre l'humanité ou de génocide, seulement en tant que victimes de crimes contre le droit national comme l'homicide, le viol ou une privation grave de liberté. Même si cela change, la nouvelle loi comporte un certain nombre de restrictions.
« Elle ouvre les portes aux plaignants pour qu'ils puissent participer à ces procès, mais limite leur action en leur sein », explique Kroker. Par exemple, les plaignants n'auront pas le droit de faire de plaidoirie finale, bien que le tribunal « puisse » les autoriser à le faire. Au regard du procès de Coblence, ces déclarations individuelles sont pourtant apparues comme l'une des parties les plus importantes du procès pour de nombreuses parties civiles, une étape cruciale dans leur parcours de guérison. Il reste à voir dans quelle mesure les tribunaux seront stricts lorsqu'il s'agira de laisser les victimes s'exprimer.
En outre, la nouvelle loi oblige les parties civiles à partager un seul avocat, si elles ont été victimes de « mêmes circonstances de la vie ». Il peut s'agir, par exemple, d'être victimes du même crime contre l'humanité, ou d'être des femmes victimes de violences sexuelles, etc. À Coblence, cela aurait signifié qu'un seul avocat aurait dû représenter une vingtaine de plaignants. Cela pourrait rendre très difficile le travail des avocats de victimes comme Kroker, explique-t-il. Selon lui, cette mesure s'inspire du système de conseils communs à la Cour pénale internationale ; mais les avocats allemands n'auront pas le budget nécessaire pour engager toute une équipe pour soutenir les victimes, s'inquiète-t-il.
Enfin, tous les crimes définis dans le CCAIL ne permettent pas aux victimes de se joindre aux parties civiles. « Il est incompréhensible que le droit de se constituer partie civile pour les crimes internationaux ait été encore plus restreint", écrit Isabelle Hassfurther, avocate au ECCHR. « Le droit de se joindre à une procédure dépend du fait que les droits des victimes ont été violés au regard d’intérêts juridiques spécifiques, à savoir leur vie, "leur droit à l'intégrité physique, à la liberté ou à l'autodétermination religieuse, sexuelle ou reproductive ou, en tant qu'enfant, [leur] droit à un développement physique ou mental non perturbé ». Cette exigence exclut non seulement les victimes de torture psychologique, mais aussi les victimes de discrimination raciale et sexiste, dit-elle. « Nous aurions espéré moins de restrictions concernant la représentation des plaignants et leurs droits procéduraux », déclare de son côté la députée Helge Limburg, qui a négocié la réforme en tant que représentante du parti des Verts, ajoutant que le pouvoir judiciaire, quant à lui, souhaitait éviter les procès interminables. « Au final, nous sommes parvenus à un compromis qui prend en compte les inquiétudes du pouvoir judiciaire concernant la gestion des procès internationaux, ainsi que les intérêts des victimes à être entendues et à participer individuellement. »
Une réforme réussie, mais minée par le « deux poids, deux mesures » ?
Malgré un certain nombre de lacunes, Kroker, Limburg, Hassfurther et d'autres personnalités politiques et avocats considèrent la réforme comme un succès. « Avec cette réforme, nous renforçons notre système judiciaire qui a joué un rôle de premier plan au niveau international dans la mise en œuvre de la compétence universelle au cours des dernières années », déclare la juge et députée Sonja Eichwede, qui a participé aux négociations au nom du parti social-démocrate allemand (SPD).
Toutefois, compte tenu de la récente réticence de l'Allemagne à soutenir les procédures internationales concernant la guerre à Gaza, il reste à voir si le pays sera en mesure de conserver ce rôle de chef de file. « La garantie d'une application égale de la loi pour tous et la lutte contre les doubles standards doivent rester une préoccupation centrale », écrit Hassfurther. L'avocate de la ECCHR craint que « la légitimité des procédures pénales internationales, que les tribunaux allemands mèneront à l'avenir en application de la nouvelle loi, ne soit compromise ». Car ce qui n'a pas changé avec la réforme, c'est que le ministère allemand de la Justice a le droit d'influencer les décisions du procureur fédéral quant aux crimes sur lesquels il doit enquêter. Des considérations politiques sont admissibles. Lorsque les auteurs présumés ne sont pas présents en Allemagne ou qu’il est improbable qu’ils le soient, ces décisions peuvent difficilement être réexaminées ou contestées devant les tribunaux. Ce point a souvent été critiqué, mais n'a pas été débattu lors de la réforme du CCAIL.