Rwanda : « la Commune rouge », sinistre lieu d’administration de la mort en 1994

Rwanda : « la Commune rouge », sinistre lieu d’administration de la mort en 1994©Sehene Ruvugiro
Une vue de la "Commune rouge", envahie par l'herbe folle
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Au moment du génocide des Tutsis en 1994, la préfecture de Gisenyi, dans le Nord-Ouest du Rwanda, était, comme toutes les entités territoriales de cet échelon, subdivisée en communes. Mais sur la carte administrative de l’époque, la « Commune rouge » n’apparaît nulle part. Loin de renvoyer à une quelconque entité administrative, ce terme désigne un cimetière où les Tutsis étaient souvent emmenés et mis à mort en 1994 avant d’être jetés dans une fosse commune lorsqu’ils n’étaient pas simplement enterrés vifs.

Vu de loin, l’endroit ressemble aujourd’hui à un vaste terrain vague. Environ trois hectares. De plus près, en dépit de la hauteur de l’herbe mal entretenue, on distingue des stèles érigées sur certaines tombes. Selon les épitaphes, les morts identifiés y ont été enterrés avant le génocide des Tutsis en 1994. C’est le cimetière de Ruliba, au pied du mont Rubavu, dans l’ancienne commune urbaine du même nom. Ici, les habitants de la petite ville de Gisenyi, frontalière de Goma, dans l’ex-Zaïre, venaient inhumer leurs morts avant 1994. « C’était la destination finale de tout habitant de Gisenyi, lorsque son parcours ici-bas prenait fin », explique Innocent Kabanda, dans ce langage imagé cher aux Rwandais.

Leurrer les Tutsis

Mais l’histoire du cimetière va brusquement changer quelques heures après l’attentat contre l’avion du président Juvénal Habyarimana, dans la soirée du 6 avril 1994. Pour leurrer les Tutsis raflés dans la ville, l’imagination des tueurs crée ce néologisme de la mort. Au petit matin du 7 avril 1994, se souvient encore Kabanda, qui était alors âgé de 13 ans, un groupe de miliciens viennent appréhender son père en lui expliquant qu’ils l’emmènent à « la Commune ». En entendant le mot « commune », le père de Kabanda pense que ces jeunes miliciens vont le conduire devant le bourgmestre (maire) de l’endroit, un ami à lui. « Le Bourgmestre est un ami, il va sûrement me libérer », dit-il, en essayant de rassurer les membres de sa famille. Muni de sa carte d’identité, il prend ainsi la route, encadré par les miliciens. « Nous ne le reverrons jamais », soupire Innocent, son fils, rescapé.

Selon les aveux de tueurs repentis, parmi lesquels Gaëtan Ndererimana, les victimes étaient mises à mort à leur arrivée à « la Commune » ou tout simplement jetées vivantes dans une énorme fosse. Quand ce fut le tour du vieux Thomas Ngayawira alias Rugotomeza d’y être conduit, raconte l’ancien milicien, il y avait au bord de la fosse, des cadavres d’hommes et de femmes du voisinage. Et Rugotomeza de s’exclamer à la vue du sang encore frais qui coulait des corps de ces personnes qu’il connaissait bien: « Pourquoi m’avez-vous menti ? Ici, ce n’est pas la Commune, c’est plutôt la Commune Rouge!». Désormais, le cimetière de Ruliba sera appelé « la Commune rouge ».

Parmi ceux qui furent emmenés à « la Commune Rouge » durant les premiers jours du génocide, se trouve Mgr Wencelas Kalibushi, alors évêque du diocèse catholique de Nyundo. Il fut enlevé et conduit au cimetière le 8 avril 1994. Sauvé in extremis suite à un ordre de la hiérarchie militaire de Gisenyi, ce prélat originaire du sud du Rwanda et qui figure parmi les rarissimes survivants de « la Commune rouge », est mort dans sa retraite en décembre 1997.

Silencieux anonymat

Ce sera un tout autre sort pour Sœur Felicita Niyitegeka, de la congrégation des Auxiliaires de l’Apostolat, à Gisenyi, dans le même diocèse de Mgr Kalibushi. Dans son couvent, cette religieuse hutue accueille, chaque jour, en cachette, des Tutsis pourchassés. Après la tombée de la nuit, par des sentiers qui lui sont familiers, elle les conduit à Goma, de l’autre côté de la frontière entre le Rwanda et le Zaïre de l’époque. Informés de cette « trahison », des miliciens menacent de la tuer avec les réfugiés cachés sous son toit. Alerté, son frère Alphonse Nzungize, lieutenant- colonel des Forces armées rwandaises (FAR), envoie des militaires pour l’évacuer. La réponse de la brave religieuse est contenue dans une missive en langue rwandaise devenue légendaire. « Cher frère, merci de vouloir m'aider. Mais au lieu de sauver ma vie en abandonnant les personnes dont j'ai la charge, 43 personnes, je choisis de mourir avec elles ».
Le 21 avril 1994, des miliciens bien armés arrivent et somment Sœur Felicita et ses protégés de monter dans un véhicule. Direction ? La « Commune rouge » où l'un des tueurs interpelle la consacrée: « Toi, tu n'as pas peur de mourir? Tu vas voir que c'est sérieux! Tu seras tuée la dernière ». Mais elle persiste et refuse d’abandonner ceux qu’elle avait protégés jusque - là.  
Son frère, le lieutenant-colonel Nzungize, arrivera sur les lieux juste pour constater qu’elle vient de recevoir le coup de grâce. Au cimetière des Héros nationaux à Kigali, où se trouve sa tombe symbolique, il n’y a que sa photo, car son corps, jamais retrouvé, repose avec ceux de ses protégés, dans le silencieux anonymat de la « Commune rouge ».