Au Maroc, " la réconciliation est beaucoup plus politique qu’éthique », explique l'anthropologue Zakaria Rhani

Au Maroc, ©ABDELHAK SENNA / AFP
Manifestations pour un Etat de droit au Maroc 1999
3 min 23Temps de lecture approximatif

 Anthropologue et professeur à l’Université Mohamed V de Rabat, Zakaria Rhani travaille sur les victimes des violences politiques au Maroc, plusieurs années après la fin des années de plomb. Il recueille dans ses enquêtes de terrain l’expression de beaucoup de frustrations. Car pour les milliers de victimes marocaines le processus de réconciliation reste inachevé.

 Zakaria Rhani : En effet, la réconciliation au Maroc s’inscrit dans une continuité du type de pouvoir en place. C’est un changement dans la continuité. Il n’y a pas eu rupture du régime chez nous. Contrairement à la Tunisie où le processus de justice transitionnelle se déroule après les profonds bouleversements politiques d’il y a six ans. Deux registres à l’antipode l’un de l’autre. D’où la différence des dynamiques enclenchées. Pour revenir à l’expérience du Maroc, il faudrait à mon avis prendre tous les paramètres en considération, pour saisir la complexité des faits. Il y avait d’une part le mouvement de la société civile, dynamisé notamment par la situation des anciennes victimes et de leurs familles ainsi que de l’activisme des opposants politiques et d’autre part une volonté globale de réformes exprimée par la monarchie. Réformes de la moudawana, Code de la famille, reconsidération de la question linguistique, c'est-à-dire donner un vrai statut à la langue berbère et développement économique. Il faut ajouter à tout cela la pression étrangère internationale pour que le Maroc lance son processus de justice transitionnelle. Ces trois moments convergent au Maroc. Ils nous renseignent qu’on a visé non pas la réconciliation en tant que telle mais plutôt une politique globale de transition pour pouvoir dire : « maintenant, on passe à autre chose ! ». A l’origine, la raison de la réconciliation est beaucoup plus politique qu’éthique et morale.

Zakaria Rhani  anthropologue et professeur à l’Université Mohamed V de Rabat

 

Qu’est ce qui fait que les victimes marocaines continuent à manifester jusqu'à aujourd’hui ? Onze ans après la fin des travaux de l’Instance Equité et Réconciliation ?

Pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le dossier des réparations n’a pas touché tout le monde, car on a fixé une date limite de dépôt des dossiers d’un mois seulement. Des délais réduits au maximum et qui ont évacué du processus des milliers de personnes. D’autre part, les réparations ont été considérées d’une manière globale, sans tenir compte des besoins particuliers des victimes et des régions et particulièrement de leur reconnaissance mémorielle. On n’a traité finalement que de réparations matérielles et de quelques aspects de la couverture médicale. Parce que le processus n’a pas été inclusif, les gens continuent à protester aujourd’hui. Ceux qui manifestent font partie soit des populations des « régions victimes », qui restent marginalisées, soit des familles des disparus, qui cherchent à connaitre le sort de leurs proches. Les familles veulent identifier les ossements de ceux qui leurs sont chers grâce à l’anthropologie médico-légale, pour entamer le travail de deuil. Cette opération ne se fait toujours pas. Pour d’autres encore, certains aspects de la réconciliation n’ont pas été considérés : la question de la responsabilité, par exemple ou celle du pardon, ou encore la poursuite des bourreaux.

On reproche également souvent au processus de réconciliation marocain d’avoir échangé le silence des victimes contre des chèques. Pourquoi à votre avis ?

Dans un livre paru récemment au Maroc, coécrit par deux anciens membres de l’Instance Equité et Réconciliation, les auteurs ont effectivement révélé qu’on a décidé en amont et en haut lieu de ne pas évoquer la question des poursuites des bourreaux, et donc de la responsabilité des uns et des autres. Mais les victimes ont pu déposer individuellement des dossiers contre leurs tortionnaires.

Que reste-t-il aujourd’hui du travail de l’Instance Equité et Réconciliation, notamment en ce qui concerne la transmission de la mémoire ?

L’IER a accompli un travail non négligeable, qui reste limité mais toutefois important sur le point de l’archivage. Il s’agit d’archives non encore étudiées et exploitées pour écrire l’historiographie de cette époque de la violence. Et parce que la motivation première de la justice transitionnelle est politique au Maroc, une fois l’objectif atteint, on ne poursuit pas le processus. Pourtant, la réconciliation est un effort de longue haleine, qui doit rester ouvert dans le temps et quant au sens. Le travail de mémoire n’a pas beaucoup avancé sur les années de plomb. On n’a pas mis en place des lieux de mémoire, excepté dans un cimetière à Casablanca, où on a découvert une fosse commune. Certes l’endroit est devenu un cimetière avec des tombes individuelles, mais on ne sait toujours pas qui sont les personnes qui gisent au dessous parce qu’on n’a pas identifié l’ADN de ces victimes. D’autre part les zones qui ont été marginalisées du point de vue du développement et stigmatisées socialement et culturellement, à part quelques projets individuels, épars, n’ont rien récolté.