Le photographe et vidéaste irakien Ali Arkady, couronné samedi du Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre, pensait initialement faire un reportage "positif" sur les forces spéciales de l'armée irakienne mais a ensuite été témoin d'actes de torture auxquels il dit avoir été "forcé" à participer.
Q: Comment en êtes-vous arrivé à côtoyer les force spéciales de l'armée irakienne?
R: "J'avais d'abord couvert l'armée irakienne au cours de la bataille de Falloujah. (...) Dans une unité des forces spéciales, le capitaine était sunnite et son caporal était chiite. Et ils combattaient l'EI côte à côte. J'ai commencé par faire un reportage très positif sur ces deux héros, qui a été publié dans le cadre d'un projet appelé "Happy Bagdad" et a suscité des milliers de vues et de commentaires positifs en ligne. Nous sommes ensuite restés en contact et j'ai eu une commande du journal allemand Der Spiegel pendant la bataille de Mossoul. J'ai repris mon travail avec mes contacts sur la ligne de front."
Q: A quel moment avez-vous été témoin d'actes de torture?
R: "Je suis arrivé le 15 novembre 2016 et j'ai vu pendant 5 ou 6 jours ce qui se passait sur place. Mais je n'étais pas autorisé à filmer ces scènes de torture. J'ai vu ces deux héros faire des choses terribles. Ils ont commencé à torturer des gens, violer des femmes. (...) Tout a été chamboulé dans ma tête. J'ai décidé de continuer à travailler parce que j'avais montré des images de ces hommes qui ne correspondaient pas à ce qu'ils étaient vraiment. J'étais perplexe. J'ai décidé d'enquêter. Pourquoi faisaient-ils ça?
Le 21 novembre, ils m'ont laissé tourner. Ils me connaissaient, me faisaient confiance.
Ils m'ont forcé à faire ça, ce que je raconte dans Télérama (frapper deux prisonniers, ndlr), le 21 et le 23 novembre. Ils m'ont dit qu'ils viendraient au montage, que ce ne serait pas facile de publier de telles images, qu'il faudrait flouter les visages ou quelque chose comme ça. J'ai ensuite reçu des vidéos où ils me montraient des exécutions. C'était des preuves de crimes de guerre. Le capitaine (sunnite) Omar a dit ensuite dans une interview à ABC News qu'il était fier (de ce qu'il avait fait). (..)
Je n'ai pas aimé trahir leur confiance mais cette affaire était devenue plus grande qu'eux, plus grande que moi, c'était devenu une affaire pour l'humanité. (...) J'ai ensuite contacté mon agence pour faire sortir ces images d'Irak et voir si je pouvais fuir."
Q: Que peuvent changer ces images selon vous?
R: "J'ai décidé de publier ces images même si elles menaçaient mes parents. (...) J'ai 34 ans, j'ai dû fuir avec ma femme et ma fille. Je pense que je vais poursuivre ma carrière de photojournaliste. C'est bien d'avoir obtenu ce prix pour continuer à travailler et avoir un impact sur la situation en Irak. J'ai encore des photos de plusieurs cas sur lesquels on n'a pas enquêté, et qui n'ont pas été publiées.
Je ne peux pas retourner en Irak, mais je n'ai pas encore décidé si je retournerais ou non dans des zones de guerre. (...) J'ai pour espoir de changer la mentalité des Irakiens, peut-être que ces vidéos vont y aider."
(propos recueillis par Taimaz SZIRNIKS)