Tunisie : beaucoup de questions sur l'après Commission Vérité

Tunisie : beaucoup de questions sur l'après Commission Vérité©
Manifestation à Tunis contre la loi d'amnistie économique en avril 2017 du groupe citoyen « Manich M'samah » (je ne pardonne pas)
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Il reste moins d’une année avant la clôture du mandat de l’Instance Vérité et Dignité (IVD). Les enjeux de la justice transitionnelle dans la phase post IVD ont fait l’objet d’une réflexion entre la société civile et les membres de la commission vérité. Une occasion aussi pour dresser un bilan de ce qui reste à faire.

À quelques mois de la fin des travaux de l’IVD, en décembre 2018, comme dernièrement annoncé par l’Instance, qui a prolongé son mandat de sept mois « pour pouvoir finaliser le traitement des 60 000 plaintes des victimes », la question de l’après IVD devient récurrente. Que sera la justice transitionnelle dans la période post commission vérité ? Qui mettra en exécution les recommandations de son rapport final ? Les chambres pénales spécialisées pourront-elles continuer les instructions entamées par l’IVD ? Comment les victimes seront-elles réhabilitées et réparées ? Quelle stratégie a été prise pour préserver la mémoire dans les années à venir pour s’opposer à l’oubli ? Quid des réforme des institutions et des lois pour garantir la non répétition des violations ?
Un colloque sur le rôle que doivent jouer la société civile et les acteurs étatiques durant la phase post IVD a été organisé dernièrement à Tunis par l’IVD en partenariat avec le Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme (HCDH) et le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD).

 

L’IVD, un accélérateur du processus

« L’Instance Vérité et Dignité incarne une partie du processus de la justice transitionnelle. La JT a commencé avant l’Instance et se poursuivra après son départ », avance Sihem Bensedrine, la présidente de la commission vérité. L’article 70 de la Loi relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son organisation, adoptée en décembre 2013 donne des détails sur la période post IVD : « Dans un délai d'un an, à compter de la date de publication du rapport global de l'Instance, le Gouvernement prépare un plan et des programmes de travail en vue de la mise en application des recommandations et suggestions présentées par l'Instance. Ce plan et ces programmes sont soumis a l’assemblée chargée de la législation pour examen ».
L’Assemblée des représentants du peuple (ARP) est appelée alors à créer : « une commission parlementaire spécifique qui collabore avec les associations concernées pour mettre en œuvre les recommandations et propositions de l’Instance », cite encore la loi. Pour Camile Laurent de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT), qui a pris activement part au colloque sur la JT après l’IVD, La commission vérité joue pendant la période de son mandat « un rôle d’accélérateur du processus ». « Ce processus qui lui commence presque avec les recommandations vu le temps que prendra leur réalisation. Des décennies, si on se réfère à des expériences comparées, comme celles de l’Europe de l’Est ou de l’Afrique du Sud », ajoute-t-elle.

 

Les chambres spécialisées fonctionnent enfin

Les Chambres pénales spécialisée font partie des structures qui, avec le Fond de Dignité et de Réhabilitation des victimes de la Dictature ainsi qu’ une structure dédiée à la mémoire de la répression poursuivront le travail de l’IVD. Les chambres pénales spécialisées statueront sur les affaires relatives aux violations graves des droits de l’homme, à savoir notamment, l’homicide volontaire, les violences sexuelles, la torture, la disparition forcée, la peine de mort sans la garantie d'un procès équitable, la  fraude électorale et la corruption financière. Elles ne sont concernées  ni par l’imprescriptibilité des crimes, ni par l’autorité de la chose jugée et poursuivront, selon les fondements d’un procès équitable, des auteurs présumés des violations des droits de l’homme commises entre juillet 1955 et décembre 2013.

« Le 2 mars, nous avons transmis notre premier dossier aux chambres spécialisées du Tribunal de Gabes, un dossier bien ficelé, qui renferme toutes les preuves et charges en faveur de la victime », assure Sihem Bensedrine. Beaucoup de retard a été accusé dans la mise en place des chambres spécialisées. Jusqu’au point de laisser croire à certains observateurs de la transition tunisienne qu’elles n’auront probablement jamais lieu. Finalement, 260 dossiers concernant des milliers de victimes passeront devant ces chambres, en attente actuellement  de l’installation d’un dispositif de protection des victimes et des témoins. Parmi les difficultés rencontrées par les investigateurs de l’IVD, le manque de collaboration du Tribunal militaire, qui a refusé de leur transférer les dossiers des procès des « martyrs » et blessés de la Révolution. Des violations qui seront traitées prochainement par les CS. L’IVD terminera-t-elle toutes les instructions nécessaires avant la fin de ses travaux ? La question reste posée…

Réparations : déficit de coopération entre l’Etat et l’IVD

La réparation des victimes est l’autre grand volet de la période post IVD. Le décret gouvernemental  fixant les modalités d’organisation, de fonctionnement et de financement du Fonds de dignité et de réhabilitation des victimes de la dictature a été enfin publié le 7 mars dans le dernier numéro du Journal officiel.
Le Fonds, qui sera administré par une commission créée au sein de la présidence du gouvernement, se charge de l’indemnisation des victimes des violations et de fournir plusieurs formes de dédommagement.
Le budget du Fonds est composé en partie des recettes du Budget de l’Etat, de ressources provenant des décisions établies par la commission d’arbitrage et conciliation de l’Instance Vérité et Dignité et de dons divers. De son côté l’Instance est en train d’établir un programme de réparations sur la base d’une consultation des victimes, qui vise à améliorer les multiples facettes de existence : santé, prise en charge psychologique, emploi, éducation, formation professionnelle, habitat…
« Sans le financement nécessaire de ce projet, il restera de l’ordre de l’ambition. Il est important également sur le plan symbolique que l’Etat injecte de l’argent dans ce fonds pour démontrer sa volonté de se réconcilier avec le passé », fait remarquer Antonio Manganella, directeur du bureau d’Avocats sans frontières(ASF) en Tunisie, lui aussi impliqué à fond dans l’appui du processus de JT.
De son côté Camille Laurent s’inquiète : « Jusqu’ici, nous n’avons pas relevé une réelle volonté de coopération entre la commission des réparations à l’IVD, qui fournit beaucoup d’effort, et les ministères concernés par ce dossier, ceux des Affaires Sociales, de la Santé, de la Formation Professionnelle, des Finances. Le programme de l’Instance sera-t-il vraiment mis en œuvre après la clôture de sa mission ? ».  

Et la réformes des institutions ?

Il reste l’important dossier des réformes des institutions (police, justice, médias, lutte contre la corruption…) en tant que garantie de non répétition de la dictature et de ses mécanismes sur le quel l’IVD a très peu avancé. Au cours du colloque, rien n’a été présenté par la commission chargée de ce volet à l’IVD.
«Si la justice s’inscrit lentement dans une dynamique de changement ces dernières années, on ne peut pas dire la même chose du système sécuritaire. Les réformes que proposera l’IVD sont d’autant plus capitales qu’elles sont liées à la révélation de la vérité », clame Antonio Manganella.  
 Le sujet de la mémoire de la répression défraie la chronique ces derniers jours à travers la polémique autour de l’avenir des archives de l’IVD. La loi préconise qu’a la fin de ses travaux l’IVD transmet ses dossiers soit aux Archives Nationales ou à une autre structure dédiée à la mémoire créée à cet effet.
« Les Archives Nationales peuvent-elles accueillir tous ces documents ? Cette institution bénéficie-t-elle de l’indépendance nécessaire pour gérer un tel fonds ? La loi sur la justice transitionnelle ne va-t-elle pas s’opposer à la loi sur les archives et à l’accès immédiat à ces informations parsemées de données personnelles ? Comment faire pour que ces archives restent accessibles à tous ceux qui vont mener des procédures d’instruction et d’investigation en lien avec les chambres pénales spécialisées qui vont continuer après la fin des travaux de l’IVD ? », s’est interrogé Adel Maizi, président de la commission de la préservation de la mémoire à l’Instance.
A travers les débats organisés au cours du colloque, c’est la seconde alternative pour laquelle l’IVD semble avoir opté.
« Laisser croupir les dossiers de l’IVD dans les tiroirs des Archives Nationales correspond à l’enterrement de la mémoire. Nous avons au contraire besoin de la maintenir toujours vivace », affirme Sihem Bensedrine.