Dossier spécial « Justice transitionnelle : le grand défi colombien »
OPINION

Justice transitionnelle en Colombie : mission impossible ?

Il y a deux ans, le 24 novembre 2016, le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC-EP) signaient un accord de paix révisé qui mettait fin au conflit armé. Les deux parties ont alors accepté le processus de justice transitionnelle le plus complet jamais conçu. Comment la mise en place simultanée de mécanismes favorisant la vérité, la justice, les réparations et la non-répétition peut-elle réussir ? Mariana Casij Peña, de l’antenne à Bogota de l’Institute for Integrated Transitions, décrit les défis que soulève cette extraordinaire entreprise visant à répondre à plus de cinquante ans de violences de masse.

Justice transitionnelle en Colombie : mission impossible ?©Gobierno de Chile
26 septembre 2016 : cérémonie initiale de signature de la paix entre le gouvernement colombien et les FARC.
6 min 49Temps de lecture approximatif

Il y aura deux ans, demain, que le gouvernement colombien et les FARC-EP, principal groupe rebelle de gauche, ont signé un accord de paix, mettant fin au plus long conflit armé sur le continent et ouvrant à la démobilisation et au désarmement de 11,384 combattants.

Cet accord ne précise pas seulement les termes d’un cessez-le-feu permanent ; il traite également des facteurs plus profonds et complexes qui ont nourri la violence en Colombie depuis plus de cinquante ans, dont les durables écarts de développement en milieu rural, une tradition de violence politique, les plantations illicites et le trafic de drogues.

Loué pour certaines de ses innovations, l’accord a notamment marqué une avancée sur l’une des questions les plus difficiles : comment offrir une réponse appropriée aux quelque 8,7 millions de victimes du conflit armé, tout en persuadant les FARC-EP de déposer les armes. Au final, c’est un système de justice transitionnelle « complet » qui a été accepté, comprenant différents mécanismes pour la vérité, la justice, les réparations et la non-répétition.

Un système où tout se tient

Plutôt que d’avoir « seulement » la justice [pénale], ou la recherche de la vérité, ou des réparations, le système colombien assoit la complémentarité de ces mécanismes, dont on souhaite qu’ils œuvrent en harmonie, simultanément et sur un pied d’égalité.

Ce système élaboré s’attaque à l’une des principales insuffisances des expériences passées visant à traiter des conséquences des violations graves des droits de l’homme : leur caractère partiel. Plutôt que d’avoir « seulement » la justice [pénale], ou la recherche de la vérité, ou des réparations, le système colombien assoit la complémentarité de ces mécanismes, dont on souhaite qu’ils œuvrent en harmonie, simultanément et sur un pied d’égalité, afin de répondre au maximum aux droits des victimes, de s’assurer que ceux qui étaient impliqués dans le conflit répondent de leurs actes et que des solutions juridiques leur soient offertes, et de promouvoir la réconciliation.

La Juridiction spéciale pour la paix (JEP en espagnol) est l’organe judiciaire en charge des poursuites sur les crimes les plus atroces. Elle a autorité pour accorder des sanctions plus légères (« réduites » ou « restauratrices ») à ceux qui révèlent leurs crimes et offrent des réparations aux victimes. Le système comprend, par ailleurs, deux organes non judiciaires : une commission vérité et une unité spéciale pour les personnes disparues. En ce qui concerne les réparations, l’accord développe le travail effectué par l’Unité des victimes, établie en 2011 pour fournir des réparations individuelles et collectives. Il organise aussi une réintégration et des garanties juridiques visant à rompre le cycle de la violence.

C’est un système où tout se tient, à dessein et non par accident.

Mais les règles qui lient ces mécanismes sont aussi importantes que les mécanismes eux-mêmes. Il existe, premièrement, un principe de conditionnalité : les anciens combattants ne bénéficieront de l’amnistie ou de peines plus légères que s’ils se présentent pour dire la vérité, compenser les victimes, garantir la non répétition des crimes et se conformer au programme de réinsertion. Deuxièmement, l’interconnexion entre sanctions, réparations, vérité et réintégration rend impossible de séparer l’une d’elles des autres.

Par exemple, une personne considérée comme éligible à une peine restauratrice doit accomplir des actes figurant sur une liste comprenant, entre autres, le déminage, le remplacement des plantations, la reconstruction des infrastructures sociales et communautaires, le recouvrement des zones environnementales. Ces actions tombent dans le champ du programme de réparations collectives et sont mentionnées dans l’accord comme des options à travers lesquelles les anciens membres des FARC peuvent contribuer aux réparations envers les victimes, tout en se prêtant à leur réintégration dans la société. En somme, c’est un système où tout se tient, à dessein et non par accident.

Risques d’atomisation et de surcharge

Mais tout cela peut-il fonctionner ?

Une telle approche n’a jamais été tentée dans la pratique

Une telle approche n’a jamais été tentée dans la pratique, c’est la raison pour laquelle elle mérite une évaluation précautionneuse. Selon de premières indications, le caractère complet du processus est à la fois une force et une faiblesse. Il permet de surmonter les limites de chacune des mesures, conçues et appliquées individuellement, et offre un traitement plus holistique des causes et conséquences multiples du conflit armé. Mais il risque aussi une interprétation qui atomise sa mise en œuvre et entraîne une surcharge ingérable et déroutante du processus et des attentes mises en lui. De fait, l’un des nombreux défis actuels réside dans la façon dont est compris le caractère intégré du système. Il n’y a tout simplement pas de consensus entre les institutions judiciaires, parajudiciaires et gouvernementales concernées sur la façon d’avancer en tant qu’« entreprise collective » de justice transitionnelle.

Par exemple, en avril 2017, un amendement constitutionnel a établi ce « système complet » ainsi que ces nouveaux mécanismes qui ont commencé à fonctionner au début de cette année. Mais les lois votées par le Congrès n’ont pas précisé ce que contenait l’accord au sujet de ce principe d’intégration. Sans surprise, les différents organes pour la vérité, la justice, les réparations et la non-répétition ont donc entrepris de se déployer individuellement, sans qu’il existe un canal stratégique de coopération. Parfois, ils ont même pris le rôle d’un autre. Un organe de coordination a été créé dans la loi statutaire régissant la Juridiction spéciale pour la paix, mais il ne couvre que les composantes vérité et justice du système, laissant de côté les institutions chargées des réparations et de la réintégration.

Un besoin crucial de coordination

Tout ceci donne le sentiment que l’idée d’un système complet de justice transitionnelle est peut-être trop complexe, trop ambitieux dans la pratique. Mais il n’y a sans doute pas de meilleure alternative.

Sans cette approche intégrée, il est très peu probable que les droits des victimes puissent être respectés de manière adéquate et dans un temps approprié. Par exemple, sans une coordination correcte, le tribunal, la commission vérité et l’unité pour les personnes disparues pourraient débarquer dans une région affectée par le conflit à trois moments différents, demandant aux victimes de répéter encore et encore ce qu’elles ont vu et subi. Cela n’est pas seulement inefficace ; cela risque de les re-victimiser. Et cela peut aussi aboutir à ce que certaines victimes reçoivent trop d’attention tandis que d’autres n’en recevraient aucune. Sans coordination, il est impossible pour chaque mécanisme de répondre aux lacunes des autres.

Un autre risque est celui du mécanisme qui se surcharge en prenant des tâches qui relèvent d’un autre. Par exemple, la Juridiction spéciale pour la paix pourrait faire du zèle en matière de recherche de la vérité, en promouvant une plus large participation et en fixant des réparations, en dépit du fait que des mécanismes spécifiques sont prévus pour cela. De précieuses ressources seraient alors perdues qui, dans le cas du tribunal, auraient dû être dévolues aux poursuites contre les principaux responsables des pires crimes.

Le système intégré demeure la bonne solution

Dans le cas colombien, un fonctionnement intégré devrait s’illustrer, dans la pratique, par un organe de coordination incluant chacun et disposant d’un mécanisme de représentation conjoint, avec une stratégie de communication commune, des règles sur les priorités, le séquençage et l’échange d’informations. Cela implique aussi un effort de la part de chaque entité pour comprendre sa propre raison d’être dans un cadre plus large, de façon à ce qu’elles puissent accomplir leurs objectifs respectifs tout en étant au service du système collectif. Ainsi pourront-elles remplir les lacunes des unes et des autres en évitant la surcharge et en leur permettant de mieux répondre aux attentes de la société et des victimes.

Dans un pays où 20 % de la population ont souffert des conséquences du conflit armé, il est irréaliste de penser qu’un tribunal ou une commission vérité peut, seul, réussir à offrir une réponse adéquate aux horreurs du passé.

Dans un pays où 20 % de la population ont souffert des conséquences du conflit armé, il est irréaliste de penser qu’un tribunal ou une commission vérité peut, seul, réussir à offrir une réponse adéquate aux horreurs du passé. De ce point de vue, un système complet est la bonne idée, une idée nécessaire. Son ambition pose plusieurs défis et elle doit être tempérée par une discipline de coordination et de coopération, mais elle représente l’élément le plus important de l’accord de paix pour répondre au mieux aux droits des victimes.

Mariana Casij PeñaMARIANA CASIJ PENA

Mariana Casij Peña travaille au bureau de l’Institute for Integrated Transitions (IFIT) à Bogota, notamment sur les questions relatives à la justice transitionnelle. Avant de rejoindre l’IFIT, elle a été consultante auprès du Conseiller présidentiel pour les droits de l’homme en Colombie et conseillère juridique à l’Unité des victimes au cours des négociations entre le gouvernement colombien et les FARC, ainsi que dans sa phase de mise en œuvre.