Dossier spécial « L’heure de la vérité en Gambie »

Gambie : vérités dérangeantes sur les exécutions de 1994

La Commission vérité, réconciliation et réparation continue d’entendre les témoignages de premier plan d’anciens membres de la junte militaire dirigée par Yahya Jammeh. De nouvelles informations ont été divulguées sur les exécutions du 11 novembre 1994 par un témoin protégé qui a également affirmé que l’actuel conseiller présidentiel à la sécurité nationale était présent quand une vingtaine de soldats ont été exécutés.

Gambie : vérités dérangeantes sur les exécutions de 1994©FOROYAA Newspaper
En juillet 1994, Yahya Jammeh (béret rouge), Edward Singhateh et Sana Sabally célèbrent leur coup d’état. Ils sont aujourd’hui accusés de tortures et d’exécutions devant la Commission vérité.
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Le septième témoin à comparaître devant la Commission vérité, réconciliation et réparation (TRRC) s’exprime derrière une vitre fumée, la voix artificiellement altérée. Ce témoin protégé faisait partie du groupe de soldats ayant pris le pouvoir en Gambie, en juillet 1994. Il révèle maintenant les raisons pour lesquelles, selon lui, une vingtaine de soldats ont été exécutés, le 11 novembre suivant.

A peine trois mois après le coup d’état mené par Yahya Jammeh, les chefs de la junte militaire annoncent qu’un contre-coup est préparé par le lieutenant Basiru Barrow. Barrow avait été choisi, dans un premier temps, par une majorité de soldats pour prendre la tête de la junte mais il avait laissé la place à Jammeh du fait de son absence due à un problème de santé non précisé. Il est dit qu’il a été tué dans un échange de tirs, au sein du plus important camp militaire du pays, Yundum, à environ 45 minutes de route de Banjul.

Du moins était-ce l’histoire officielle jusqu’à ce jour.

Selon le témoin protégé, une vingtaine de soldats ont en réalité été arrêtés, alignés puis exécutés. « L’armée n’a jamais subi de pertes de cette ampleur. Beaucoup de soldats, une bonne vingtaine, ont été exécutés. J’ai appris qu’ils l’avaient été dans plusieurs endroits. Ils ont été alignés et tués un par un », affirme le témoin protégé.

Trahison et purges

La prise de pouvoir militaire du 22 juillet 1994 a été menée par de jeunes officiers, dirigés par quelques lieutenants. Mal préparée, sans discours écrit à l’avance, il y avait un « accord verbal », selon leur ancien porte-parole, l’ancien second lieutenant Alagie Kanteh, autre témoin devant la TRRC, selon lequel une fois le coup réussi, les salaires des soldats seraient augmentés, l’assistance sociale améliorée et qu’ils retourneraient dans leurs casernes après une transition de trois mois.

Rien de cela ne devait être honoré par Jammeh et ses amis. Et, selon le témoin protégé, l’armée le perçut comme une trahison de la junte, provoquant le « mécontentement » et « un faible moral dans l’armée ». C’est ce mécontentement qui aurait convaincu le Conseil de direction provisoire des forces armées, nom de la junte au pouvoir, d’agir le 11 novembre, explique le témoin. La purge de ceux qui étaient soupçonnés d’être à la tête de ces jeunes soldats en colère fut décidée. Parmi ceux qui attaquent alors la caserne de Yundum, pour y capturer et exécuter les soldats, le témoin cite Edward Singhateh, Sanna Sabally, Yankuba Touray et Sadibu Hydara. Tous viennent du poste de commandement, à la State House, siège de la junte. Parmi ceux qui sont tués figurent Lt. Basiru Barrow, Gibril Saye, Abdoulie Faye appelé Dout, Basiru Camara et un certain Manneh appelé Nyancho. Le témoin précise que les soldats ont été exécutés dans différents lieux, dont le terrain de tir de Brikama, et les casernes de Yundum et Fajara.

La présence alléguée des officiers Badgie et Jatta

Le témoin refuse de dire publiquement ce qui lui est arrivé après les exécutions. Sur la base de ses déclarations, il fut arrêté et survécut dans de terribles conditions. Le conseil principal de la Commission, Essa Faal, a essayé à deux reprises de lui faire raconter ce qu’il avait subi. Mais la crainte du témoin est qu’en le disant, il révèlerait son identité. Il a soumis un témoignage écrit à la Commission, contenant tous les détails ainsi qu’une liste de personnes dont « il sait et croit qu’ils ont été tués par la junte », a déclaré Faal.

D’autres surprises attendaient cependant l’auditoire. Le témoin protégé déclare ainsi que le conseiller actuel pour la sécurité nationale auprès du président Adama Barrow, Momodou Badgie, ainsi que l’ancien chef du personnel de la défense, le colonel Baboucarr Jatta, étaient présents lorsque les soldats ont été exécutés. Le témoin n’explique rien de leur rôle, s’ils en ont eu un, dans l’exécution. Badgie est actuellement en charge de la réforme du secteur de la sécurité sur le plan national. La révélation de son rôle présumé pendant les exécutions a fait les colonnes de tous les principaux médias du pays, suscitant la controverse sur les réseaux sociaux, où beaucoup se demandaient comment Badgie pouvait réformer de mauvaises pratiques auxquelles il avait contribué lui-même. Chaque séance de la Commission vérité est retransmise en direct à la télévision et à la radio ; elles sont également accessibles sur différents sites et sont très suivies.

Un coup de chance

Selon les témoignages entendus par la Commission, les militaires ayant mené le coup d’état étaient à la fois en partie impréparés et instables. Kanteh, qui a servi de porte-parole de la junte pendant dix jours avant d’être licencié et envoyé à la prison de Mile 2, raconte que Jammeh était énigmatique et sérieusement « indiscipliné ». Il décrit le capitaine Sanna Sabally comme un homme « immature » et « capricieux », « incapable de prendre les bonnes décisions ». Puis il qualifie le capitaine Edward Singhateh de « sadique » et le capitaine Yankuka Touray de « clown ». Avec Sadibu Hydara, ce sont ces hommes qui finirent à la tête de la junte.

Abubakarr Jeng, un ancien commandant de police détenu pendant dix-huit mois à Mile 2 à cause de son opposition au putsch, explique à la Commission que le coup d’état a réussi en partie à cause du vide dans le commandement de l’armée laissé par l’attentisme des Nigérians. Au moment où le putsch a lieu, l’armée gambienne est en effet commandée par des Nigérians, présents dans le cadre d’une assistance technique à l’établissement d’une armée professionnelle. Quand le coup d’état intervient, les Nigérians disent ne pas pouvoir s’impliquer dans une affaire interne. Selon Jeng, la position de neutralité des Nigérians a créé un vide dans l’armée, s’ajoutant à des forces de police qui auraient pu contrecarrer le coup d’état mais étaient faiblement formées et inférieures en armes. Il conclut : « Le coup d’état de juillet 1994 fut un coup de chance. Si une résistance digne de ce nom avait eu lieu, nous n’en parlerions plus aujourd’hui. C’était mal organisé, il s’agissait de gens en colère, on pouvait bien voir que leur direction n’était pas structurée. On ne peut pas monter un coup d’état si l’on n’a même pas préparé une déclaration sur ses raisons. » Jammeh et ses camarades l’ont pourtant fait, avec succès.

VISITE A LA FAMEUSE PRISON MILE 2

Le 18 novembre, la Commission vérité, chargée en Gambie d’enquêter sur les violations des droits de l’homme sous le régime de l’ancien dictateur Yahya Jammeh, est allée visiter l’aile Sécurité de Mile 2, la plus célèbre prison de ce petit pays, que Jammeh, appréciant les euphémismes, aimait appeler « mon hôtel ».

L’aile Sécurité est celle où plusieurs officiers de haut rang et de hauts cadres de l’administration, y compris des ministres, ont été emprisonnés et torturés à la suite du putsch militaire de 1994. Cette zone est séparée du quartier principal de la prison d’Etat centrale par un mur de quatre mètres de haut et une épaisse porte métallique noire. Plusieurs témoins ont raconté devant la Commission la peur qui les étreignait chaque fois qu’ils entendaient le bruit de cette porte quand elle s’ouvrait. Pour eux, ce son signifiait qu’ils allaient soit être torturés, soit emmenés pour être tués.

« Nous sommes venus ici car il est important pour nous de comprendre ce que les témoins nous racontent », déclare Lamin Sise, président de la Commission vérité, tandis qu’il discute avec Ansumana Manneh, le directeur général de Mile 2. Une partie du mandat de la Commission est de faire des recommandations sur les réformes institutionnelles, ajoute Sise pour expliquer les raisons de leur visite.

Il s’agissait de la première descente sur les lieux par la TRRC. Au cours des deux semaines précédentes, la Commission a entendu des récits poignants de témoins ayant rapporté avoir subi tortures, simulacres d’exécutions et, dans certains cas, vu des morts à Mile 2, située à environ quatre kilomètres de Banjul, la capitale de Gambie.

L’aile Sécurité compte actuellement 70 détenus. Elle est toujours à côté de ce que plusieurs témoins ont décrit comme un marais infesté par les moustiques. L’aile numéro 1 représente douze cellules, construites à l’époque coloniale. Chaque cellule fait environ 3 mètres sur 2, où les gens sont détenus à l’isolement. C’est ici que les témoins de la Commission comme l’ancien chef adjoint de la police, Ebrima Chongan, l’ancien capitaine Sheriff Gomez ou l’actuel commandant de l’armée nationale, le général Mamot Cham, ont été détenus.