Guantanamo : Plongée au cœur d’un Frankenstein judiciaire

Détenus torturés, avocats espionnés, dossiers d’accusation caviardés (y compris pour les juges), publicité des débats sous le contrôle de la CIA : une analyse parue dans les Cahiers de la justice dresse un portrait monstrueux de la machine judiciaire qui fonctionne depuis 2001 pour les prisonniers de l’enclave américaine à Cuba.

Guantanamo : Plongée au cœur d’un Frankenstein judiciaire©Shane T. MCCOY / DOD / US NAVY / AFP
Des détenus d'Al-Qaïda et des talibans, vêtus d'une combinaison orange, s'assoient dans une zone de détention surveillée par la police militaire américaine au camp X-Ray de la base navale de Guantanamo Bay, à Cuba.
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Comment juger les auteurs d’actes terroristes ? Le 10 janvier, s’est ouvert à Bruxelles le procès de Medhi Nemmouche, auteur présumé de l’attaque contre le musée juif de Bruxelles qui, en 2014, fit quatre morts. Le procès se déroule dans le respect des règles traditionnelles du droit pénal belge, et donc du principe fondamental de l’équilibre entre les droits de l’accusation et de la défense. A contrario, les détenus emprisonnés par les autorités américaines à Guantanamo pour « terrorisme » connaissent une justice bien différente, où les droits élémentaires de la défense sont violés.

C’est ce qui ressort des conclusions de l’article écrit conjointement par Mitch Robinson, qui fut jusqu’à récemment l’un des avocats de la défense dans le procès (toujours en cours) à Guantanamo des auteurs de l’attentat du 11-Septembre, et par Sharon Weill, maître de conférence à SciencesPo Paris, qui a interviewé de nombreux protagonistes travaillant dans cette justice d’exception.

780 détenus, un nombre infime de procès

L’analyse est sobre, le ton de l’article méticuleux, mais la lecture de Plongée au cœur des procès pénaux de Guantanamo, paru dans les Cahiers de la justice du deuxième semestre 2018, n’en est que plus renversante. On aurait imaginé que les auteurs des attentats les plus spectaculaires jamais exécutés, ceux du 11 septembre 2001 qui firent quelques 3000 morts aux Etats-Unis, donnent lieu à un procès à la fois public et exemplaire. Il n’en est rien. On découvre, à la place, le fonctionnement quasi-secret d’une justice militaire qui tente de maintenir l’apparence d’un fonctionnement normal, alors que rien ne l’est. À la lecture de cet article, on voit émerger une monstruosité judiciaire, où les détenus sont torturés, les avocats espionnés, les dossiers d’accusation caviardés, y compris pour les juges, au nom d’une définition extensive du secret défense.

Première surprise : sur les 780 suspects emprisonnés à Guantanamo, une infime minorité est passée en justice. A ce jour, seuls huit procès ont été menés à terme, et quatre autres – comprenant cinq accusés en lien avec les attentats du 11-Septembre – sont encore en cours. Autre étrangeté, la CIA a le pouvoir d’interrompre la rediffusion du procès au public présent (une cloison vitrée le sépare du prétoire) à l’insu même du juge (!), notent les auteurs de l’article.

Torture acceptable et preuves secret-défense

Abordant la question de l’extorsion des aveux par la torture, en théorie formellement interdite dans un état démocratique et jugée irrecevable comme preuve, Weill et Robinson soulignent que cela ne semble guère poser de problème à Guantanamo.

Ainsi, l’administration Bush a estimé que les aveux par la torture sont recevables si « les circonstances dans lesquelles la déclaration a été faite en faisait un élément fiable doté d’une valeur de probité suffisante » et que cela servait « les intérêts de la justice ». L’administration Obama a limité – un peu – cette disposition en 2009, puisqu’elle a interdit les aveux « obtenus sous la torture » mais accepte « ceux dérivés de la torture », ce qui fait dire à Weill et Robinson que « la différence [d’approche entre les deux administrations] n’est que marginale ». L’administration Trump n’est jusqu’ici pas intervenue sur ce point.

Les avocats de la défense sont eux-mêmes sous contrôle. Ainsi, expliquent les auteurs de l’article, ce n’est qu’au terme d’un parcours du combattant que les avocats peuvent espérer une habilitation de sécurité, laquelle leur donnera enfin accès à leur client et leur permettra d’examiner les documents essentiels. Mais les avocats, qui résident aux Etats-Unis (ils doivent aussi obligatoirement être de nationalité américaine), ne peuvent s’entretenir qu’exceptionnellement avec leur client et sont eux-mêmes soumis à surveillance. Même les juges, donc a fortiori les avocats de la défense, n’ont pas accès à toutes les pièces à conviction jugées « secret défense ». « Les accusés ne sont pas autorisés à se trouver dans la salle d’audience lorsque les débats portent sur des éléments de preuve classés secret défense, même s’ils concernent les tortures qu’ils ont eux-mêmes endurées », relèvent Sharon Weill et Mitch Robinson.

Une contradiction intenable

Au terme de cette plongée, les deux auteurs concluent que les autorités ont enfanté une créature judiciaire monstrueuse, un « Frankenstein qui a pris le contrôle sur tout le reste ». Leur analyse met en évidence la contradiction fondamentale qui se joue à Guantanamo : d’un côté, la guerre impitoyable que mène l’appareil sécuritaire américain à travers ses prisons secrètes dans de nombreux pays et l’utilisation de la torture par la CIA et, de l’autre, le souci de démontrer la supériorité du système politique des Etats-Unis face à des groupes terroristes, par l’organisation de procès selon les règles d’un Etat de droit. Cette contradiction entre les moyens utilisés et la noblesse du but s’avère intenable. In fine, il en ressort l’image de procédures judiciaires totalement dévoyées, irréconciliables avec les idéaux de la démocratie américaine et aboutissant à la conclusion inverse de celle qui était recherchée.