Dossier spécial « L’heure de la vérité en Gambie »

La Gambie cherche la vérité sur les exécutions sommaires

La Commission vérité s’est plongée dans les meurtres de soldats commis en novembre 1994. Mais elle montre des doutes sur le fait que les auteurs disent toute la vérité. Simultanément, la Commission a entamé son travail de police scientifique, malgré des ressources limitées.

La Gambie cherche la vérité sur les exécutions sommaires©Mustapha K. DARBOE
John Charles Mendy a eu du mal à convaincre qu’il disait toute la vérité.
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En Gambie, on se souvient du 11 novembre 1994 comme d'une journée sanglante. Ce jour-là, près de deux douzaines de soldats ont été sommairement exécutés. Depuis deux décennies, les détails sur ces exécutions et sur les personnes qui y ont joué un rôle ont nourri les spéculations. Ils sont maintenant au cœur de terribles récits de témoins devant la Commission vérité nationale.

Jusqu’ici, les détails sur les auteurs des exécutions étaient incomplets, tout comme les raisons de celles-ci. A l’époque, le vice-président du Conseil provisoire de gouvernement des forces armées (AFPRC), Sanna Sabally, avait déclaré sur la radio d'État qu'il y avait eu une tentative de putsch et que des soldats étaient morts dans une fusillade. Mais plusieurs témoins ont dit à la Commission vérité, réconciliation et réparation (TRRC) que les soldats avaient en fait été capturés et exécutés.

Le 20 mars, un ancien soldat de l'armée ayant participé à l'un des meurtres et ayant été témoin de deux autres, a témoigné devant la TRRC. John Charles Mendy était un membre de la garde rapprochée de Sanna Sabally, vice-président du Conseil provisoire établi après le coup d'Etat militaire de juillet 1994.

"Des familles vont pleurer aujourd'hui"

Sabally n'était pas seulement craint, il a également été décrit par de nombreux témoins comme impitoyable. C'est lui qui, le 11 novembre, aurait décidé du sort des soldats. Et Mendy était son garde du corps.

"A la caserne de Fajara, les soldats étaient alignés à environ douze mètres de nous. Nous nous sommes alignés devant eux. Sanna [Sabally] nous a ordonnés de tirer et nous avons tous tiré," raconte Mendy. Deux soldats, le lieutenant Basiru Barrow et le lieutenant Abdoulie Faal, sont morts. Une troisième personne, Saa Jakal, se serait enfuie en courant.

Selon Mendy, la junte a tenu deux réunions sur la question, l'une dans le plus grand camp militaire du pays, la caserne de Yundum, et l'autre à la State House, siège de la présidence. A la suite de la réunion à la State House, tard dans la soirée du 10 novembre, dit-il, le président Yahya Jammeh aurait voulu se joindre aux soldats engagés dans la poursuite des putschistes présumés. "Jammeh les a suivis et a dit : ‘Sabally, je veux venir avec toi’", raconte Mendy. "Sanna a dit : ‘S'il te plaît, tu ne peux pas y aller. Ne me fais-tu pas confiance ?’ Et Yahya Jammeh a répondu : ‘Belie wolie talie [juron musulman signifiant "par Allah"], si je viens avec vous, beaucoup de familles vont pleurer aujourd'hui’".

Il s'agit du troisième témoin devant la Commission dont le témoignage lie directement Jammeh à l'exécution des soldats. Son ancien chef d'état-major, Demba Njie, a déjà témoigné qu'après la capture des soldats, Jammeh aurait reçu un appel téléphonique au cours duquel il aurait dit : "Tuez-les tous, les chefs de file."

Vérités pratiques

Mentir devant la Commission vérité est un crime. Avant son témoignage, Mendy avait nié toute implication dans les meurtres. Devant la TRRC, il a admis avoir été impliqué dans l'assassinat à la caserne de Fajara. "Je suis heureux que vous ayez admis avoir participé aux meurtres", déclare l'avocat principal Essa Faal. "Tout au long de nos réunions, vous aviez nié toute implication dans les meurtres, comme il apparaît dans votre déclaration écrite."

Ce n'était que le début de la confrontation entre Faal et Mendy, dont les échanges ont parfois été vifs. Assis en face l'un de l'autre, environ huit mètres séparent les deux hommes. Mendy admet maintenant avoir participé à deux meurtres, mais nie avoir participé à deux autres. Faal trouve incroyable que Mendy admette avoir été présent mais ne pas y avoir participé. Tous les autres témoignages disent que les membres de la junte n'auraient pas toléré que quelqu'un désobéisse à leurs ordres.

"C'est très intéressé", déclare le conseil de la TRRC, avant d’ajouter que "cela ne tient pas la route". "Il s'agit d'une fabrication visant à vous peindre sous un bon jour," plombe Faal. Le visage de Mendy change d’expression. "Merci", lâche-t-il.

C'était le deuxième jour de Mendy sur la sellette. Son premier jour avait déjà été un échauffement. Mendy y a raconté l'histoire des gens que les gardes du corps de Sabally tabassaient sur la route et de ceux dont ils tiraient sur les pneus. Pendant son court mandat de vice-président de l'AFPRC, Sabally était connu pour son escorte véhiculée qui battait les gens et tirait sur les pneus des véhicules de ceux qui n'étaient pas assez rapides pour laisser le passage.

Mendy explique avoir été témoin de neuf incidents de passages à tabac, mais affirme n'avoir participé qu'à un seul d’entre eux.

Balle perdue

La Commission vérité est suivie avec un vif intérêt en Gambie, sur plusieurs plateformes en ligne où elle est diffusée en direct, sur la radio et à la télévision. Mendy n'est pas le seul à y être vilipendé par le public pour ne pas avoir été assez franc. Le 31e témoin de la Commission, Lamin Colley, a également été tourné en ridicule par le public. Colley était un médecin de l'armée qui travaillait à la caserne de Yundum où un certain nombre de soldats ont été exécutés et enterrés dans une fosse commune. Des témoignages antérieurs indiquent qu'il aurait participé aux meurtres. Cependant, Colley dit que la balle qui a brisé la mâchoire gauche du capitaine Fafa Nyang était une malencontreuse bévue. Il dit avoir entendu un coup de feu, s'être précipité avec son fusil AK47 et avoir vu Nyang au sol. Alors qu'il tentait de l'aider, son arme s’est déclenchée, brisant la mâchoire de Nyang. "J'ai vu du sang couler", raconte-t-il en pleurant. C'était après que Colley ait témoigné que, pour que son arme tire, il fallait que quelqu'un ait appuyé sur la détente.

La Commission a maintenant entendu près d'une douzaine de témoignages directement liés au 11 novembre, et son équipe d'enquête a commencé à identifier les fosses communes des soldats exécutés.

A LA RECHERCHE DES DISPARUS

Une partie du mandat de la Commission vérité en Gambie est d'"établir et de faire connaître le sort des victimes disparues" sous l'ancien dictateur Yahya Jammeh. Elle a maintenant commencé ses recherches. "Une partie du processus d'identification consiste à obtenir une description détaillée de la personne disparue au moment de sa disparition. Par conséquent, pendant la durée du mandat de la TRRC, les familles ayant des parents disparus seront invitées à fournir d’importantes informations", a déclaré la Commission dans un communiqué. Il peut s'agir de ce que portait la personne disparue au moment de sa disparition (y compris des détails comme un bijou, une montre, des lunettes, etc).

Certains Gambiens attendent depuis des années de savoir où les membres de leur famille sont enterrés. La Commission a déclaré offrir un soutien psychosocial continu aux familles qui viennent fournir des informations. Le responsable de la communication de la Commission, Essa Jallow, explique à JusticeInfo que les premières recherches concernent les événements du 11 novembre 1994, lorsque des soldats exécutés ont été enterrés à la caserne de Yundum. La Commission s'est rendue à Yundum la semaine dernière pour identifier les charniers, sur la base des témoignages d'autres soldats, même si des témoins ont donné divers récits sur le nombre de personnes tuées et l'endroit où elles ont été enterrées.

"Nous sommes allés avec quatre témoins, mais ils ont pointé du doigt deux endroits différents. Nous sommes en train d'identifier l'endroit exact," dit Jallow. La Commission ne dispose actuellement que d'un nombre limité d'experts médico-légaux et Jallow a déclaré qu'elle s'occuperait d'abord des exécutions du 11 novembre, même si elle a reçu des informations sur d'autres fosses communes.