Pourquoi la guerre des mémoires s’embrase entre Séoul et Tokyo

Les relations entre la Corée du Sud et le Japon se détériorent de façon préoccupante depuis plusieurs mois. Au cœur du conflit : la question du devoir de mémoire du gouvernement nippon, accusé de négationnisme par son voisin sud-coréen.

Pourquoi la guerre des mémoires s’embrase entre Séoul et Tokyo©Frédéric Ojardias
Manifestation anti-japonaise organisée le 15 août 2019 en réaction aux mesures de rétorsion commerciales japonaises annoncées en juillet dernier.
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« Nous pourrons faire des progrès quand nous coopérerons [...] sur la base d’un processus sincère d’introspection du passé » a lancé fin septembre le président sud-coréen depuis la tribune de l’assemblée générale de l’Onu. Si Moon Jae-in n’a pas mentionné explicitement le Japon, le message était limpide : dans le conflit historique et commercial grandissant avec son ancien occupant colonial (de 1910 à 1945), Séoul n’a pas l’intention de baisser la garde.

Ce conflit a été exacerbé quand Tokyo a décidé, en juillet, de frapper de restrictions les exportations en Corée de produits chimiques nippons cruciaux pour la florissante industrie coréenne des semi-conducteurs. Ces représailles longuement mûries ont été suscitées par la décision de la Cour suprême coréenne, en octobre 2018, de condamner deux entreprises japonaises à verser des indemnités à onze Coréens victimes de travail forcé pendant la Seconde Guerre mondiale.

Tensions nationalistes

Séoul a riposté aux restrictions japonaises en infligeant ses propres mesures de rétorsion commerciale, et en annulant fin août un important accord d’échange de renseignements militaires avec Tokyo. La société civile sud-coréenne, furieuse, a lancé une vaste campagne de boycott de produits nippons. En septembre, la Corée du Sud a aussi demandé au Comité international olympique d’obliger le Japon à revenir sur sa décision d’autoriser dans les tribunes des prochains JO de Tokyo le drapeau impérial japonais. Ce drapeau, soleil rayonnant rouge sur un fond blanc, est vu par les Sud-Coréens comme un symbole du militarisme et du colonialisme nippons, et est souvent comparé à la croix gammée nazie.

L’histoire reste donc résolument au centre des tensions nationalistes qui s’enflamment des deux côtés de la mer du Japon – ou de la mer de l’Est, selon l’appellation exigée par Séoul. Certains historiens estiment jusqu’à 800 000 le nombre de Coréens victimes de travail forcé au Japon, et jusqu’à 200 000 le nombre de « femmes de réconfort » coréennes obligées de se prostituer pour l’armée impériale japonaise (voir encadré).

Le Japon considère que la question des indemnités versées aux Coréens victimes de travail forcé pendant la guerre a déjà été réglée par le traité de normalisation signé avec la Corée du Sud en 1965. Tokyo avait versé à l’époque 880 millions de dollars sous forme de dons et de prêts à son voisin. Si cette somme avait joué un rôle important dans la relance de l’économie sud-coréenne au sortir de la Guerre de Corée (1950-1953), rien n’avait été versé directement aux victimes.

Accord de 2015, annulé par Séoul

Pour Tokyo, la condamnation de la Cour suprême coréenne en octobre 2018 – confirmé par une Cour d’appel en décembre - a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Le gouvernement Shinzo Abe fulminait déjà depuis que le président Moon Jae-in avait annulé un accord, signé en 2015 par sa prédécesseure conservatrice Park Geun-hye, sur la question douloureuse des « femmes de réconfort », accord qualifié à l’époque de « définitif et irréversible » par les deux pays. Cette annulation était une promesse électorale de Moon, élu en 2017. La gauche sud-coréenne n’a jamais accepté cet accord négocié sans concertation avec les victimes. Le texte autorisait notamment le Japon à éviter le terme « esclave sexuelle »... un point important, alors que le gouvernement Abe refuse de reconnaître l’aspect coercitif de ce trafic d’êtres humains.

« L’accord de 2015 était problématique parce qu’il n’était pas très clair au sujet de quoi précisément le gouvernement japonais s’excusait », explique Cho Si-hyon, chercheur au Centre pour la vérité historique et la justice, à Séoul. Ce juriste pointe l’absence de consensus entre les deux pays sur les faits historiques. Un accord adéquat, selon lui, aurait d’abord dû « établir les faits ». Une première étape, qui devrait permettre ensuite de « poursuivre les responsables survivants en justice. Les victimes doivent aussi recevoir des réparations et des indemnités. Enfin, il faut enseigner ces crimes pour empêcher qu’ils ne se reproduisent. L’enseignement de l’histoire est un élément de la solution », conclut Cho Si-hyon.

Excuses du Japon, jugées « non sincères »

En 2015, le premier ministre japonais Abe a présenté oralement des excuses et des regrets lors d’une conversation au téléphone avec l’ex-présidente Park... mais ces regrets téléphoniques sont jugés non « sincères » par la gauche sud-coréenne, qui rappelle qu’Abe n’a jamais rencontré les victimes survivantes et ne leur a jamais envoyé aucune lettre d’excuse, comme elles l’exigent. Fin 2018, Moon a donc dissolu la fondation de soutien aux victimes prévues par l’accord et a annulé ce dernier, provoquant la consternation de Tokyo. Le Japon était déjà furieux depuis la condamnation en octobre de la Cour suprême coréenne. Le gouvernement coréen a répliqué à ce sujet que la justice était indépendante de l’exécutif. Tokyo a proposé une procédure d’arbitrage international, sans succès. Séoul a alors suggéré d’établir un fonds conjoint de dédommagement des victimes. Refus japonais. Quelques mois plus tard, le Japon dégaine ses premières mesures de rétorsion commerciale, et le conflit s’embrase.

Électoralisme et démocratisation

A Séoul, les membres les plus virulents de l’opposition conservatrice accusent Moon Jae-in d’attiser ces tensions pour envoyer des signaux à sa base électorale et pour améliorer sa côte de popularité. Moon traverse en effet une passe difficile : l’économie sud-coréenne est en berne, et le dialogue intercoréen s’est enlisé depuis les sommets de 2018. Mais Moon, ancien avocat défenseur des droits humains sous les dictatures militaires sud-coréennes, est un progressiste qui depuis son élection fait de nombreux efforts pour améliorer les droits des femmes, des travailleurs, des plus défavorisés. Sa politique peut aussi se comprendre dans un contexte général de démocratisation et de meilleure écoute des revendications individuelles en Corée du Sud.

Il reste qu’attiser un sentiment antijaponais toujours prêt à s’enflammer est un moyen facile pour les politiciens sud-coréens de resserrer les rangs et de donner des gages de respectabilité nationaliste à leur base électorale. En 2012, pour faire remonter une popularité endommagée par plusieurs scandales visant ses proches, l’ancien président conservateur Lee Myung-bak – aujourd’hui en prison pour corruption – s’était ainsi rendu en hélicoptère sur les îlots Dokdo, un territoire sud-coréen revendiqué par le Japon.

Chasses aux sorcières

Ce sentiment a commencé à prendre cet été des allures de chasse aux sorcières : le chef du parti démocratique au pouvoir s’est par exemple vu publiquement accusé d’avoir bu du... saké dans un restaurant japonais – un outrage que l’accusé s’est dépêché de démentir. Politiciens et éditorialistes ont qualifié de chinilpa, ou collabos, tous ceux suspectés de sympathies pro-japonaises.

Dans ce contexte de nationalisme exacerbé, présenter des opinions ou des analyses allant à contre-courant devient difficile. En 2017, l’historienne sud-coréenne Park Yu-ha a ainsi été condamnée à 9 000 dollars d’amende (les procureurs avaient demandé trois ans de prison) pour « diffamation », après la publication en 2013 d’un livre dans lequel elle remettait en question l’assertion selon laquelle le gouvernement colonial japonais s’était officiellement impliqué dans l’organisation du système de « maisons de réconfort ».

Responsabilité américaine

Cependant Séoul semble en voie de gagner la bataille de l’image : jamais les médias internationaux n’ont autant parlé des crimes coloniaux japonais. L’affaire fait apparaître le Japon comme un pays capable de déclencher une guerre commerciale dévastatrice parce qu’il refuse de dédommager des victimes – aujourd’hui nonagénaires – de travail forcé. Et le gouvernement Abe continue de jeter de l’huile sur le feu : le 15 août, il envoyait une offrande au sanctuaire Yasukuni, lieu-symbole du militarisme nippon. Les excuses prononcées en 1993 par le chef de cabinet Yohei Kono au sujet des femmes de réconfort semblent loin.

Corée du Sud et Japon sont pourtant deux alliés naturels dans un contexte d’instabilité régionale grandissante. En Extrême Orient, elles sont avec Taïwan les seules démocraties libérales, face à une Chine de plus en plus autoritaire qui se militarise et à une Corée du Nord désormais nucléaire. Les États-Unis, alliés militaires de Séoul et de Tokyo, jouaient sous l’ère Obama un rôle de médiateur entre ses deux alliés au nom d’intérêts stratégiques communs. Depuis l’arrivée de Donald Trump, ils ont laissé la crise devenir hors de contrôle. L’historienne Alexis Dudden rappelle, dans un éditorial du New York Times, que les États-Unis ont voulu éviter, dès les années 1960 à leur allié japonais d’avoir à présenter des excuses pour ses crimes coloniaux. Elle fait référence au traité de 1965, brandi aujourd’hui par le Japon pour justifier son refus d’offrir des dédommagements aux victimes : « Si l’accord est problématique depuis le début, c’est en partie à cause des préférences et des choix de Washington. Désireux de parvenir à une résolution rapide, [les Etats-Unis] ont mis de côté certains des problèmes les plus épineux, comme le fait que des Coréens pourraient demander des indemnités pour leur travail forcé. »

Un demi-siècle plus tard les attentes ont changé, la société sud-coréenne s’est démocratisée, et le devoir de mémoire ne peut plus être mis si facilement sous le tapis.

LES ESCLAVES SEXUELLES DE L’ARMÉE IMPÉRIALE JAPONAISE

Manifestation devant l'ambassade du Japon à Séoul
Manifestation devant l'ambassade du Japon à Séoul au sujet des "femmes de réconfort" (31 octobre 2018). © Frédéric Ojardias

« Femmes de réconfort » est un euphémisme – rejeté par les victimes et les militants sud-coréens – qui désigne les dizaines de milliers de femmes, en majorité coréennes, obligées de travailler dans les maisons closes de l’armée impériale japonaise, à travers toute l’Asie, pendant la Seconde Guerre mondiale.

Cette tragédie a été passée sous silence pendant des décennies : les anciennes victimes se sont souvent vues rejetées par leur propre famille. Le premier témoignage public d’une survivante coréenne date de 1991. De nombreuses femmes ont suivi son exemple. Depuis plus de vingt ans, les associations de victimes et les sympathisants manifestent tous les mercredis devant l’ambassade du Japon à Séoul pour exiger des excuses « sincères » et des réparations de Tokyo.

« Les Japonais essaient d’échapper à leurs responsabilités. Ils disent qu’ils n’ont pas organisé ce trafic sexuel. Ils disent que je suis allée en Chine pendant la guerre de mon plein gré. Et ils prétendent que ce que nous disons sont des mensonges », accusait Lee Ok-sun, 92 ans, dans une interview donnée à Séoul en janvier. Son histoire a fait l’objet d’un livre bouleversant, « Mauvaises Herbes », de Geum-suk Gendry Kim.

Afin de faire pression sur Tokyo et de rendre hommage aux survivantes, les militants ont érigé une statue représentant une jeune victime devant l’ambassade de Séoul. Des statues similaires ont fleuri dans le monde entier, provoquant l’ire de Tokyo, qui use de tous les moyens diplomatiques pour les enlever.