Dossier spécial « Justice transitionnelle : le grand défi colombien »

Colombie : le premier maire ex-FARC au cœur d’un dilemme de justice transitionnelle

Le 27 octobre, l'ancien commandant rebelle Guillermo Torres est devenu le premier ex-FARC à remporter une élection locale après l’accord de paix en Colombie. Son cas est un test décisif pour la façon dont le régime des sanctions s'appliquera dans le processus de justice transitionnelle. Car Torres n'a pas encore reconnu sa responsabilité, demandé pardon ou offert une réparation aux victimes de son organisation.

Colombie : le premier maire ex-FARC au cœur d’un dilemme de justice transitionnelle©Raul ARBOLEDA / AFP
Guillermo Torres, connu comme le barde au sein de la guérilla des FARC, est désormais le maire élu d'une banlieue déshéritée de la ville colombienne de Carthagène.
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Le 27 octobre, Guillermo Enrique Torres a été élu maire de Turbaco, une banlieue pauvre de Carthagène, sur la côte caraïbe de la Colombie. Avec ce résultat, Torres deviendra le premier membre des anciennes Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) élu sur le plan local, trois ans après que l'accord de paix colombien ait ouvert la voie à cette guérilla marxiste pour passer d'une vie armée dans la jungle à la démocratie.

Son élection est une nouveauté d'un point de vue politique, mais elle révèle également un certain nombre de dilemmes pour la justice transitionnelle en Colombie, car Torres n'a pas encore reconnu sa responsabilité dans les actes passés ni réparé un grand nombre des 8,9 millions de victimes dans le pays.

Le barde des FARC devenu maire

Torres, un cadre politique de 65 ans anciennement surnommé " Julian Conrado " et mieux connu comme ayant été le barde des FARC, à travers des chansons évoquant par exemple les camions volés par des politiciens corrompus, a battu de dix-neuf points son plus proche rival, le candidat d'une organisation politique bien huilée qui a dominé la politique locale pendant plusieurs années. Il y a réussi en faisant campagne dans la rue, en enfilant sa guitare et en puisant dans le sentiment anti-élites, dans cette banlieue tentaculaire de Carthagène, port colonial historique visité par des millions de touristes étrangers chaque année et qui est aussi l'une des villes où les revenus sont les plus inégaux en Colombie.

Sur le bulletin de vote, Torres a choisi de ne pas apparaître avec la rose rouge que les FARC désarmées ont choisie comme logo de leur jeune parti politique. Il a plutôt été soutenu par deux partis minoritaires de gauche, une décision qu'il a prise pour éviter la stigmatisation encore attachée à l'ancienne guérilla. Et aussi par souci de sécurité : 168 anciens rebelles ont été assassinés depuis fin 2016, selon les FARC. Joaquín Gómez, ancien commandant et négociateur de la paix, qui avait pensé se présenter comme gouverneur de La Guajira, au nord du pays, a finalement renoncé en raison des risques.

Même si la transition des FARC vers la démocratie est l'une des pierres angulaires de l'accord de paix colombien, leurs premiers résultats aux urnes ont guère brillé. L’année dernière, ils ont obtenu moins de 0,3% des voix aux élections législatives. (Bien que ce chiffre soit bien en deçà du seuil de 3% fixé pour l'attribution de sièges au Parlement, l'accord de paix leur a garanti dix sièges pendant deux législatures, afin de pouvoir exercer leur influence électorale et apprendre comment fonctionne la démocratie.) Les élections locales de la semaine dernière ont confirmé la réticence manifeste des Colombiens à voter pour eux : ils n'ont fait élire que deux conseillers municipaux dans de petites villes, tandis qu'un autre membre des FARC, qui avait adhéré à l'accord de paix et était soutenu par d'autres partis de gauche, a été élu maire à Puerto Caicedo, une ville du sud.

Questions sans réponse autour des sanctions

L'élection de Torres soulève plusieurs questions pour le système de justice transitionnelle en Colombie. Le fondement de l'accord de paix est de permettre la transition des FARC vers la démocratie. En échange, ils doivent satisfaire les droits des victimes. Grâce à cette formule, les anciens commandants des FARC – ainsi que les militaires ayant commis des crimes de guerre – peuvent recevoir des peines plus clémentes pour des crimes graves et représentatifs, comme le meurtre et l'enlèvement, s'ils remplissent trois conditions : reconnaître leur responsabilité, dire la vérité, et aider personnellement les victimes à obtenir réparation.

Cela signifie que Torres doit répondre du passé devant des institutions comme la Juridiction spéciale pour la paix (connue localement sous le nom de JEP) ou la Commission vérité.

La question est de savoir quand. Devrait-il le faire avant d'entrer en fonction le jour de l'An ? Peut-il le faire en cours de mandat ? Serait-il en mesure de rester en poste s'il était sanctionné ou est-ce que toute sanction l'empêcherait d'être un représentant du peuple ?

Il n'y a pas de réponse simple à ces questions. Le cas du nouveau maire illustre certains des débats juridiques et politiques en matière de sanctions que la Colombie n'a pas encore résolus. Même si l'accord de paix colombien est le plus long du monde avec ses 310 pages, il a laissé sans réponse le dilemme sur la compatibilité de la réincorporation politique des FARC avec le régime des sanctions. La Cour constitutionnelle, plus haute juridiction du pays, a précisé que les anciens rebelles peuvent exercer des fonctions électives avant d'être sanctionnés, pour autant qu'ils respectent leurs obligations de dire la vérité, de réparer les victimes et de ne commettre aucun crime, et à condition que la JEP puisse les suspendre s'ils s’affranchissent de ces règles. Elle a également souligné que les anciens membres des FARC peuvent exercer des fonctions publiques après une sanction, dans un pays où une peine de prison s'accompagne généralement d'une interdiction à vie de travailler dans la fonction publique.

Mais il n'y a cependant aucune certitude sur ce qui se passe quand les deux se produisent en même temps. La Cour constitutionnelle a renvoyé cette question aux magistrats siégeant à la JEP, qui traînent à décider de la nature exacte des sanctions.

Un test décisif pour les ex-rebelles devenus politiciens

Ce flou signifie que le cas de Guillermo Torres pourrait devenir un test décisif sur la volonté des rebelles des FARC entrés en politique de respecter leurs engagements en matière de justice transitionnelle et sur la patience dont feront preuve les Colombiens à leur égard.

Torres a déjà comparu une fois devant la JEP, lors d'une déposition volontaire en avril dernier concernant la tristement célèbre politique des FARC consistant à enlever des civils pour des raisons politiques et économiques. Il est l'un des 31 anciens commandants de la guérilla nommés dans cette affaire – la première ouverte par le tribunal spécial. Torres avait été négociateur lors des pourparlers de paix ayant échoué entre les FARC et le président Andrés Pastrana, entre 1999 et 2002. C'est précisément à ce moment-là que la guérilla avait fait des enlèvements – ou, dans leur jargon, la "rétention motivée par des raisons économiques" – sa principale source de financement illégal.

Mais Torres n’a pas encore reconnu personnellement sa responsabilité, demandé pardon ou offert réparation aux victimes de son organisation. Bien qu'il ait annoncé sur les médias sociaux qu'il "chanterait la vérité pure et propre" devant la JEP, son premier témoignage a eu lieu à huis clos. Torres n'en a rien révélé, sinon quelque platitude sur l'amour qui l'emporte sur la guerre.

« Julian Conrado [Guillermo Torres] sera le seul maire au monde ayant un dossier de crimes internationaux sur le dos, qui n'a pas demandé pardon et n'a pas réparé les victimes. Les droits politiques auraient dû être conditionnés à l'accomplissement d'une peine symbolique, à la réparation et à la contrition. Il n’y a, à mes yeux, pas de raison de célébrer [son élection] », a déclaré Iván Cancino, un éminent pénaliste critique de l'accord de paix. Sa critique n'est pas isolée. Les sondages effectués au cours des négociations ont montré que 77% des Colombiens étaient contre une participation politique immédiate des membres des FARC, même si leur entrée en démocratie était une condition préalable à la conclusion d'un accord de paix.

Ce dilemme s'applique non seulement à Torres, mais aussi aux dix législateurs des FARC élus l'année dernière, étant donné que le parti a choisi d'envoyer d'anciens commandants rebelles au Congrès au lieu de choisir des personnes étant sur la même longueur d'onde idéologique qu'eux mais n’étant pas soumises à des enquêtes pénales.

En fin de compte, la première – et jusqu'à présent la seule – victoire politique des anciennes FARC en démocratie pourrait être gâchée si le nouveau maire de Turbaco ne décide pas de reconnaître son passé et les victimes de son groupe.

TEMPS DIFFICILES POUR LA COMMISSION VÉRITÉ

Les deux dernières semaines ont été difficiles pour la Commission vérité et réconciliation (CVR) de Colombie. Il y a deux semaines, l'ancien président Ernesto Samper est devenu le premier homme politique de haut rang à comparaître devant la CVR, dont la mission consiste notamment à faire la lumière sur de nombreux épisodes obscurs du conflit colombien ayant duré depuis cinquante ans. Président entre 1994 et 1998, Samper a discuté d'un certain nombre de questions concernant sa présidence, lors d'un entretien public avec le président de la Commission, le prêtre jésuite Francisco de Roux.

Samper a essayé de se montrer coopératif, invitant d'autres anciens présidents à témoigner devant la CVR et soulignant que la vérité est une contribution nécessaire aux victimes et à la réconciliation nationale. Mais il s'est manifestement abstenu de discuter des aspects les plus controversés de son gouvernement, y compris les liens judiciaires prouvés entre le fameux cartel de la drogue de Cali et ses comptes de campagne en 1994. Il a également omis toute réflexion sur ce qui avait conduit à une forte augmentation du nombre de victimes en Colombie, qui a plus que triplé au cours de sa présidence pour atteindre plus de 300 000 par an.

Bien que la Commission vérité et réconciliation colombienne ne soit sur le point d'achever que la première année de son mandat de trois ans, elle pourrait refléter une tendance observée dans d'autres pays : les soldats et anciens combattants semblent souvent plus disposés à admettre leur responsabilité que les responsables politiques civils.

Une semaine plus tard, une tragédie a frappé la CVR. Alfredo Molano, l'un des onze commissaires et journaliste chevronné, dont les livres exposent la violence qui sévit dans les régions les plus reculées de Colombie, est mort d’un cancer. Les dix autres commissaires doivent désigner son successeur au cours des prochains mois. Dans un contexte où la CVR fait l'objet de disputes politiques, cela pourrait être une occasion pour la Commission de choisir un nouveau membre pouvant peut-être apaiser les craintes des hommes d'affaires, des politiciens de droite et des militaires, tous trois sceptiques à l'égard de son travail et d’un présumé parti pris universitaire et de gauche.