OPINION

L’heure de vérité pour Aung San Suu Kyi et le Myanmar ?

Aung San Suu Kyi est à La Haye, mardi 10 décembre, pour défendre le Myanmar devant la Cour internationale de justice contre les accusations de génocide des Rohingyas portées par la Gambie. Ironiquement, commente le Dr Joseph Powderly, les audiences débutent vingt-huit ans jour pour jour après que Suu Kyi a reçu le prix Nobel de la paix. Et l’on peut se demander pourquoi elle a choisi d’attirer, par sa présence, tant d’attention sur cette affaire.

L’heure de vérité pour Aung San Suu Kyi et le Myanmar ?©AFP
"Nous sommes avec vous", proclamait dans tout le Myanmar la compagne d'affichage organisée pour soutenir la prix Nobel avant sa présentation devant la Cour internationale de justice. Pour ses détracteurs, Aung San Suu Kyi est devenue l'apologiste d'une armée criminelle qui veut exterminer les musulmans rohingyas du pays.
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L'affaire s’ouvre devant la Cour internationale de Justice (CIJ), sous l’œil des médias du monde entier, attirés non seulement par l'importance de l'affaire elle-même, mais en particulier par le rôle direct qu'Aung Sang Suu Kyi a choisi de jouer dans la défense de son gouvernement. Le 11 novembre dernier, la Gambie a intenté une action contre le Myanmar devant la CIJ, basée à La Haye. La requête de la Gambie allègue que le traitement réservé par le Gouvernement du Myanmar aux Rohingyas constitue une violation manifeste de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948.

La procédure à La Haye

Mardi, la CIJ entame une première procédure, pour évaluer l'allégation de la Gambie selon laquelle le Myanmar a violé ses obligations au titre de la Convention sur le génocide. Banjul a cherche à prouver que le Myanmar est responsable, en tant qu'État, d'avoir commis un génocide contre les Rohingyas en violation de l'article III de la Convention. La Gambie fera également valoir que le Myanmar s'est livré à une conspiration en vue de commettre le génocide, a incité à commettre le génocide et a manqué à ses obligations de prévenir et de punir les actes de génocide.

Les poursuites engagées par la Gambie - alors qu'elle n'a pas été directement lésée par les actions du Myanmar – sont importantes pour un certain nombre de raisons. La Gambie se fonde sur le fait que les obligations du Myanmar en vertu de la Convention ne sont pas dues à un État en particulier, mais à tous les États ; dans le langage du droit international, ces obligations sont considérées comme étant dues erga omnes.

Nature systématique de la violence

La persécution des Rohingyas dure depuis des décennies ; leur statut d’« autre » a servi d’exutoire commode aux oppressions violentes et trop souvent meurtrières du nationalisme bouddhiste, qui remonte bien avant l'indépendance de 1948. Pendant trop longtemps, la reconnaissance du sort des Rohingyas par la communauté internationale a été fugace et largement absente des discussions sur la « transition » du Myanmar vers la démocratie, ainsi que sur son retour sur la scène mondiale. En 2016 et 2017, l'exode massif de plus de 750 000 Rohingyas de l'État de Rakhine Nord, près de la frontière du Bangladesh voisin, a remis la question à l'ordre du jour. Le caractère systématique de la violence perpétrée par les forces militaires et de sécurité du Myanmar, qui a précipité le cycle d'exode en cours, est désormais bien documenté. Sous le couvert d’opérations antiterroristes, des agents de l'État se sont livrés à des actes de massacres, de viols et de violences sexuelles, de torture et de destruction des villes et villages rohingyas de l'État de Rakhine.

La réponse de la communauté internationale est davantage caractérisée par la rhétorique de la condamnation que par l’action. En 2017, sous les auspices du Haut-Commissariat aux droits de l'homme, l'Organisation des Nations unies a créé la Mission internationale indépendante d'établissement des faits au Myanmar (IIFFMM) pour documenter les crimes qui pourraient être pertinents dans le cadre de poursuites futures de leurs auteurs devant des tribunaux nationaux ou un tribunal international.

Importance de l'étiquette du « crime des crimes »

Le rapport IIFFMM de septembre 2018 indiquait expressément qu'il y avait des motifs sérieux de croire que les actes commis par les forces militaires et de sécurité du Myanmar constituaient un crime de génocide, ce qu'il a réaffirmé dans son rapport de septembre 2019. Ces conclusions font écho aux commentaires du rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l'homme au Myanmar, Yanghee Lee, pour qui la situation « porte les marques du génocide ». De même, le conseiller spécial de l'Onu pour la prévention du génocide, Adama Dieng, a déclaré que les faits, « s'ils étaient prouvés, pourraient constituer le crime de génocide ».

Comme l'Assemblée générale des Nations unies l'a déclaré lors de sa première session en décembre 1946, « [l]e génocide est un déni du droit à l'existence de groupes humains entiers, comme l'homicide est le déni du droit à la vie des individus ». Bien qu'il soit souvent utilisé rhétoriquement pour des massacres de masse, en vertu de la Convention sur le génocide de 1948 seuls les actes commis contre un groupe national, ethnique, racial ou religieux, avec l'intention spécifique de détruire ce groupe en tout ou en partie, peuvent être qualifiés de génocide. La Convention précise clairement que le génocide ne se limite pas aux massacres de masse ; il englobe les actes causant des dommages corporels ou mentaux graves à des membres du groupe, les mesures visant à empêcher les naissances au sein du groupe et l'imposition délibérée de conditions d'existence destinées à entraîner la destruction physique du groupe en tout ou en partie.

Dire que le Myanmar a commis le crime de génocide contre les Rohingyas, c'est dire que ses actions ont été menées dans le but de les éradiquer. Il ne suffit pas de montrer qu'ils avaient l'intention de les expulser de chez eux ou de les faire traverser la frontière du Bangladesh ; il faut prouver que l'intention était de les détruire. Compte tenu de ces critères stricts et de la charge de la preuve que représente l'établissement de l'intention spécifique de détruire un groupe, les organes de l'Onu, les tribunaux internationaux et les praticiens du droit international en général sont peu susceptibles d'assimiler de manière désinvolte une situation à un génocide. Cependant, l'argument selon lequel les crimes commis contre les Rohingyas constituent un génocide est convaincant. En effet, il n'est pas déraisonnable de suggérer que la situation des Rohingyas constitue l'un des cas de génocide les plus évidents depuis les génocides rwandais ou celui de Srebrenica dans les années 90. 

Altruisme juridique sans précédent

Considérant que les droits énoncés par la Convention de 1948 représentent l’intérêt général de tous les États, la Gambie, en tant que partie à la Convention avec le Myanmar, a le droit, en vertu de l'article IX de ladite Convention, de poursuivre le Myanmar devant la CIJ pour faire valoir sa responsabilité en vertu du droit international. L'invocation d'obligations erga omnes devant la CIJ est extrêmement rare ; en effet, la revendication de la Gambie est unique, et sans précédent en vertu de la Convention sur le génocide. Les deux seules affaires antérieures de génocide portées devant la CIJ ont été portées par des États voisins des Balkans qui prétendaient que leurs propres citoyens avaient été des victimes directes.

Si la Gambie bénéficie de l'appui des 57 États membres de l'Organisation de coopération islamique (OCI), elle joue bien le rôle de chef de file. En appelant le Myanmar à La Haye, elle s'engage dans un acte d'altruisme juridique. Elle n'a rien à gagner matériellement de la procédure ; en effet, elle devra assumer des coûts financiers importants pour la poursuite de l'affaire ; elle intervient dans l'intérêt du groupe sans doute le plus vulnérable de la planète, car elle estime qu'elle doit le faire si elle veut que ses droits soient respectés et que leur destruction soit interrompue.

Aung San Suu Kyi a tout à perdre

Alors que la Gambie n'a rien à gagner de cette affaire, Suu Kyi a tout à perdre. Bien qu'elle ait été une personnalité phare dans la défense des droits humains, son refus de reconnaître les crimes commis contre les Rohingyas et sa négation de leur existence en tant que groupe ayant des racines historiques au Myanmar l'ont condamnée au statut de paria. Les conclusions qu'elle va présenter à la CIJ cette semaine, en défendant activement les actions commises par son État, pourraient rendre ce statut irréversible.

Sa participation attirera l'attention des médias du monde entier sur le Palais de la paix, le bâtiment historique qui abrite la CIJ à La Haye. Des manifestations de soutien ont été organisées dans tout le Myanmar avant qu'elle ne se mette en route pour défendre la nation et ses généraux. Pour ce qui est de sa motivation possible, avec les élections à venir en 2020, son parti, la Ligue nationale pour la démocratie, ne parvient pas à tenir ses promesses de réforme de la Constitution de 2008, très controversée, et ses résultats aux élections sont en baisse. Peut-être compte-t-elle reconstituer le capital politique dont elle a tant besoin en assumant un rôle aussi important dans cette affaire. Cette décision d’inspiration populiste pourrait s'avérer tout à fait efficace.

Possibilités de jugement des crimes contre les Rohingyas

Il convient toutefois de noter que cette série d'audiences ne porte pas sur le bien-fondé de la demande de la Gambie ; cela se fera à un stade ultérieur et prendra plusieurs années avant d'aboutir. Pour l’heure, la Gambie demande à la Cour d'ordonner au Myanmar de mettre fin à tous les actes qui constituent ou contribuent à la commission du génocide, de les empêcher activement de se produire à nouveau et de s'abstenir de détruire les éléments de preuve pertinents. L'ordonnance, si elle était accordée, constituerait une forme de mesure provisoire contraignante pour le Myanmar et une victoire rapide pour la Gambie et les Rohingyas.

Les possibilités de rendre des comptes pour les crimes commis contre les Rohingyas sont limitées. Alors que le bureau du procureur de la Cour pénale internationale a récemment ouvert une enquête sur la situation, cette enquête est limitée au crime contre l'humanité de déportation et aux infractions connexes, et il est impossible pour le moment de prédire si et quand un procès pourrait avoir lieu. Il en va de même pour les poursuites nationales, comme celles engagées contre Suu Kyi devant un tribunal à Buenos Aires (Argentine) en vertu du principe de compétence universelle.

Ces deux initiatives ont trait à la responsabilité pénale individuelle. Aucune personne n'est ou ne pourrait être jugée par la CIJ, car elle ne traite que de la responsabilité de l'État pour les violations des obligations découlant du droit international. Toutefois, l'importance politique, morale et narrative d'une conclusion selon laquelle un État a commis le « crime des crimes » l'emporterait à bien des égards sur la délivrance d'un mandat d'arrêt contre un auteur individuel. L'initiative de la Gambie a offert aux Rohingyas au moins un minimum d'espoir que l'obligation de rendre des comptes puisse être respectée et que l’heure de vérité puisse enfin sonner pour le Myanmar.

Joseph PowderlyJOSEPH POWDERLY

Joseph Powderly est professeur agrégé de droit international public au Grotius Centre for International Legal Studies de l'Université de Leiden, où il enseigne le droit pénal international, le contentieux pénal international et le droit international public. Il est impliqué dans la recherche et la défense des droits des Rohingyas depuis plus de 10 ans. Entre septembre 2008 et janvier 2010, il a été chercheur au Centre irlandais pour les droits de l'homme, où il a travaillé comme co-enquêteur et auteur d'une enquête financée par le gouvernement irlandais et d'un rapport sur la perpétration possible de crimes contre l'humanité contre les Rohingyas dans l'État du Rakhine Nord, au Myanmar.