Soudan : si Al-Bachir ne va pas à la CPI, la CPI ira-t-elle à Al-Bachir ?

48 h après l’annonce fracassante de la remise de l’ancien président du Soudan Omar Al-Bachir à la Cour pénale internationale (CPI), qui cherche en vain à l’arrêter depuis onze ans pour les crimes du Darfour, les termes de l’équation sont plus nuancés. Si Al-Bachir ne peut aller à la CPI, pour les autorités de transition ce serait à la CPI d’aller à Al-Bachir.

Soudan : si Al-Bachir ne va pas à la CPI, la CPI ira-t-elle à Al-Bachir ?
Omar Al-Bachir devant le tribunal spécial de Khartoum. Il a été condamné, le 14 décembre, à deux ans de détention pour corruption. Jusqu'à présent l'élite militaire de Khartoum, qui a trempé dans les répressions du Darfour, a préféré voir le président destitué jugé au Soudan. © Ebrahim Hamid / AFP
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La BBC a sorti pour l’occasion le tonitruant carton rouge “Breaking news”, frappé d’une annonce idoine – « Le Soudan va livrer l'ex-président Omar Al-Bachir à la Cour pénale internationale pour crimes de guerre » – aussitôt reprise en boucle, mardi 11 février, sur les réseaux sociaux. L’AFP emboîte le pas. Rappelle le contexte : « Incarcéré à Khartoum depuis sa destitution en avril 2019, M. Béchir, 76 ans, est recherché par la CPI, basée à La Haye, pour des crimes au Darfour (ouest), durant un conflit meurtrier qui a éclaté en 2003 avec des insurgés issus de minorités ethniques s’estimant marginalisées. Trois autres personnes sont poursuivies par la CPI pour les mêmes chefs d'accusation : Ahmed Haroun, Abdelrahim Mohammad Hussein et Ali Kosheib. » Cette déclaration d’un membre du Conseil souverain soudanais survient, ajoute l’Agence française de presse, après qu'une délégation du gouvernement a rencontré des groupes rebelles dans la capitale du Soudan du Sud, Juba.

Le Conseil souverain, instance à majorité civile chargée de superviser la transition, est présidé par le général Abdel Fattah Al-Burhane. Ce dernier avait déclaré, l’an passé, son opposition à un transfert à La Haye d’Al-Bachir, renversé par des militaires en avril 2019 peu avant de célébrer ses trente années à la tête du Soudan. Aujourd’hui le pays est, en théorie, administré par un gouvernement de transition, dirigé par le premier ministre Abdallah Hamdok, un technocrate, économiste et ancien collaborateur des Nations unies.

Dans la foulée, l’agence Reuters précise : « Le gouvernement et les groupes rebelles sont tombés d’accord lors d'une réunion à Juba, pour prévoir ‘la comparution des personnes faisant l’objet de mandats d'arrêt devant la Cour pénale internationale’ a déclaré Mohamed al-Hassan al-Taïchi, membre du Conseil souverain du Soudan. » À ce stade, le représentant ne cite pas nommément Al-Bachir. L’AFP place elle aussi sa déclaration dans un contexte où « la justice et la réconciliation au Darfour – où 300.000 personnes ont été tuées et des millions déplacées depuis le début du conflit selon l'Onu – ont été au cœur des discussions. »

Al-Bachir devant la CPI peut-être, mais au Soudan…

Très vite, une reporter soudanaise de la chaîne de télévision britannique Channel 4 contredit le « Breaking News » de la BBC. « Le journalisme ultra rapide peut être terriblement préjudiciable », cingle Yousra Elbagir sur Twitter. « A aucun moment Mohamed Hassan Eltaish - qui dirige les négociations de paix du gouvernement avec les groupes rebelles armés - n'a dit qu'Al-Bashir serait envoyé à La Haye ». Quelques minutes plus tard, elle rectifie l’information à l’aide d’une seconde source. Un haut fonctionnaire du gouvernement, qui lui confirme qu’effectivement, « il y avait eu deux/trois mois de consultations sur la façon dont ils peuvent s'associer à la CPI - en particulier après les demandes de groupes rebelles armés lors des pourparlers de paix pour qu'Al-Bachir soit envoyé pour être jugé à La Haye. » Le gouvernement s’accorde sur un point : juger Bachir hors du Soudan poserait trop de problèmes. « Ils discutent donc des moyens pour qu'Al-Bachir puisse ‘comparaître’ devant la CPI, mais à l'intérieur des frontières du pays », résume la journaliste.

Le Premier ministre du Soudan, Abdallah Hamdok, confirme le lendemain 12 février la volonté du gouvernement soudanais de « coopérer avec la CPI », lors d’une rencontre à Khartoum avec Kenneth Roth, le directeur exécutif de Human Rights Watch, rapportée par l’organisation américaine de défense des droits humains dans un communiqué. Ce dernier cite également le général Al-Burhane, qui a manifestement changé d’avis : « Nous avons convenu que personne n'est au-dessus de la loi, et que les gens seront traduits en justice, que ce soit au Soudan ou en dehors du Soudan, avec l'aide de la CPI. » Les négociations doivent maintenant s’ouvrir avec le tribunal de La Haye, conclut Human Rights Watch, qui exhorte le gouvernement de transition à « inviter d'urgence des représentants de la CPI au Soudan pour discuter des conditions de coopération et de la manière de faire avancer les poursuites. » Sans se prononcer sur le lieu d’un éventuel procès.

Si rien dans son Statut n’empêche la CPI de mener des procès in situ, celle-ci s’y est toujours explicitement refusée, dans des affaires concernant la République démocratique du Congo, le Kenya, l’Ouganda ou la Libye. « Même dans des contextes stables, elle a choisi de ne pas le faire », écrit le juriste blogueur Mark Kersten, dans un commentaire sur Twitter.

Al-Bachir et la CPI, une situation perdue-perdante ?

La prudence reste donc de mise, sur l’issue de cette annonce fracassante, dans un dossier jusqu’ici extrêmement coûteux et humiliant pour le tribunal de La Haye. D’abord révélateur de sa faiblesse, puisque ni le Soudan ni aucun autre État n’acceptait de lui livrer le président soudanais, Al-Bachir était devenu au fil des ans un catalyseur des oppositions africaines à la Cour. À cause d’Al-Bachir, une grande puissance régionale comme l’Afrique du Sud a failli quitter la CPI. Qui s’est aussi froissée avec la Jordanie, unique État partie à la Cour du Moyen-Orient. Ils avaient, comme tous les pays que le général président sous mandat d’arrêt visitait, refusé de lui passer les menottes. La CPI n’avait eu d’autre choix que de faire profil bas, et d’admonester sans les sanctionner ses États parties non-coopérants. « Avant la chute d'Al-Bachir, son inculpation s'était transformée en une situation perdue-perdante pour la Cour et ses partisans. D'une part, la situation qui a motivé l'inculpation – le génocide au Darfour – était en cours et n'avait pas été traitée par la Cour. D'autre part, toute action que la CPI pouvait entreprendre contre Al-Bachir était politiquement coûteuse, continuant à affaiblir une institution déjà fortement ébranlée » résumait Kerstin Carlson, professeure de droit international, dans un article publié par The Conversation et par Justice Info en 2019.

Interrogée par Justice Info après l’annonce faite mardi par les autorités soudanaises de transition, Carlson trouve « intéressant de noter que la CPI est aujourd’hui considérée comme un outil – et non, je suppose, comme une démonstration d’un engagement particulier en faveur de l’État de droit – dans la politique intérieure soudanaise. On peut y voir un parallèle avec la façon dont d’autres pays, dont l’Ouganda ou le Congo, ont coopéré avec la CPI dans un but politique tout en évitant de s’infliger les contraintes d’un État de droit dans leurs propres régimes », profondément déficients. « Certains commentateurs du droit pénal international insistent sur le fait qu’obtenir Al-Bachir serait une victoire, point final, pour l’institution. Je ne suis pas d’accord avec cette assertion. La situation au Darfour a fait l’objet d’un renvoi à la CPI pour des faits de génocide et pour d’autres crimes commis principalement par les FSR (Forces de soutien rapide, NDLR) ; ce sont les forces qui ont pris le contrôle en juin 2019 et avec lesquelles les négociations sont en cours. À ce stade, plus que jamais, la CPI doit veiller à ne pas détruire davantage sa crédibilité en coopérant avec le genre de mauvais acteurs qui devraient, de par le droit, être traduits eux-mêmes devant une Cour. »

Contacté par Justice Info, le porte-parole de la CPI n’a pas souhaité faire de commentaire, « dans l’attente d’une confirmation officielle ».

CHRONOLOGIE

  • Début 2003, un conflit sanglant oppose au Darfour (Ouest du Soudan) l’armée soudanaise et les milices “janjawides” issues des tribus arabes de la région, à deux mouvements rebelles, l’Armée de libération du Soudan et le Mouvement pour la justice et l’équité.
  • 31 mars 2005, le Conseil de sécurité des Nations unies, par sa résolution 1593, réfère la situation du Darfour au procureur de la Cour pénale internationale (CPI) de l’époque, Luis Moreno Ocampo.
  • 7 avril 2005, le procureur ouvre les documents sous scellés préparés par la Commission d’enquête des Nations unies sur le Darfour. Ce document contient les noms de 51 suspects.
  • 1er juin 2005, le procureur de la CPI décide d’ouvrir une enquête sur le Darfour.
  • 13 mars 2007, Ocampo accuse de crimes contre l’humanité et crimes de guerre deux personnalités de rang intermédiaire, Ahmad Haroun, ancien ministre de l’Intérieur et Ali Kouchaïb, ancien chef de milice janjawid. Les mandats d’arrêts sont émis le 27 avril 2007.
  • 4 mars 2009, émission d’un troisième mandat d’arrêt contre le président du Soudan, Omar Al-Bachir, pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et génocide, cette dernière charge ayant été ajoutée aux deux premières le 12 juillet 2010.
  • 1er mars 2012, la CPI émet un quatrième mandat d’arrêt contre Abdel Raheem Muhammad Hussein, ancien ministre de l’Intérieur et ancien représentant spécial du président du Soudan au Darfour, pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre.
  • 11 avril 2019, le général président Omar Al-Bachir est renversé par des généraux, après plus de trois mois de contestation populaire au Soudan. Des instances de transition sont créées.