L’ancien président tchadien Hissène Habré se trouve, depuis le 6 avril au soir, au milieu de sa famille dans le quartier Ouakam, à Dakar, la capitale sénégalaise. « Une permission » de deux mois accordée par la justice sénégalaise pour éviter que l’ex-dictateur ne soit éventuellement contaminé par le nouveau coronavirus, dans la prison du Cap Manuel. Dans sa requête du 26 mars, la défense d’Hissène Habré avait fait valoir que, du fait de ses 78 ans, le condamné était « particulièrement vulnérable ». L’argument a convaincu le juge d’application des peines. Selon l’ordonnance, Hissène Habré ne peut cependant pas, durant les deux mois, sortir de sa résidence et « réintégrera l'établissement pénitentiaire du Cap Manuel immédiatement à l'expiration de l'autorisation de sortie ».
Au Tchad, les victimes, qui attendent toujours d’être indemnisées, ne décolèrent pas. « Pour nous, cette décision est un coup de massue, une manière de se moquer de la mémoire des victimes. Nous nous attendions plutôt à ce que soit activé le mécanisme d’indemnisation des victimes, car rien n’a encore bougé de ce côté-là », réagit Clément Abaifouta, président de l’Association des victimes d’Hissène Habré. Abaifouta, qui a passé quatre années dans les prisons-mouroirs du régime Habré, trouve inapproprié d’invoquer des raisons humanitaires dans le cas de l’ancien dictateur. « Lui, Hissène Habré n’avait pas d’humanité, il a fait tuer des personnes âgées de plus de 70 ans. Ses victimes sont malades, continuent de mourir mais quand lui se plaint d’un rhume, les gens commencent à crier. C’est injuste. Le Sénégal nous a tourné le dos », s’indigne-t-il, interrogé par Justice Info.
Mesure temporaire et conditionnelle
Hissène Habré a dirigé le Tchad de 1982 à 1990, date à laquelle il a été chassé du pouvoir par l’actuel président Idriss Déby Itno. Réfugié à Dakar, il a été arrêté le 30 juin 2013, avant d’être reconnu coupable de crimes contre l’humanité et condamné à la prison à vie, en avril 2017, par les Chambres africaines extraordinaires (CAE), un tribunal spécial créé en vertu d’un accord entre l’Union africaine et le Sénégal.
Reed Brody, qui s’est battu de longues années aux côtés des victimes pour obtenir le procès d’Hissène Habré, appelle Dakar à veiller au strict respect de l’ordonnance de libération provisoire. « Cette permission de sortie n’est qu’une mesure temporaire pour protéger la santé de Habré et pour permettre une meilleure gestion carcérale en cette période de crise. Il ne s’agit donc en aucun cas d’un prélude à une grâce ou une libération qui ne dit pas son nom », souligne le juriste américain. Brody, qui est également conseiller de Human Rights Watch (HRW), espère « que toutes les mesures nécessaires seront prises afin de prévenir toute tentative d’évasion et de fuite de Habré » et « d’éviter qu’une telle permission s’accompagne de mesures de rétorsions ou de représailles contre les témoins ou les parties civiles ayant participé au procès ».
En plus de l’emprisonnement à vie, Hissène Habré a été condamné à verser 82 milliards de francs CFA (125 millions d’euros) aux parties civiles. Alain Werner, membre du collectif des avocats des parties civiles dans l’affaire Habré rappelle que « les victimes que nous représentons attendent depuis presque quatre ans que les indemnités allouées suite au procès Habré leur soient versées. Elles n’ont pas reçu un seul centime et la seule chose qui semble se passer dans ce dossier tourne toujours autour de la question de sa détention, alors qu’il a été reconnu coupable après un procès équitable des pires crimes possibles réprimés par le droit international ». L’avocat suisse souligne que « le Comité des Nations unies contre la torture a rappelé au Sénégal, au mois de décembre, que la libération prématurée des auteurs de crimes internationaux les plus graves n’est pas conforme aux obligations découlant de la Convention contre la torture ».
Le cas Semanza
Faut-il donc, dans ce contexte de la Covid-19, accorder une libération provisoire conditionnelle à tous les condamnés vulnérables pour crimes graves à travers le monde ?
« En principe, cela devrait être étendu à d’autres condamnés des tribunaux internationaux », répond Peter Robinson, avocat de l’ancien maire Laurent Semanza, condamné par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Me Robinson n’a d’ailleurs pas manqué de demander, dans une requête déposée le 16 mars, « la libération provisoire immédiate » de son client, « pour qu’il puisse survivre à la pandémie du coronavirus ». Agé de 76 ans, Semanza est actuellement emprisonné au Bénin.
« Les circonstances de chaque dossier peuvent être différentes, en fonction de l’âge et de la santé de la personne condamnée, des conditions de détention et du temps qui reste encore à passer en prison », poursuit l’avocat américain. Semanza, qui a déjà purgé plus des deux tiers de sa peine de 34 ans et demi, est en attente d’une décision sur sa demande de libération anticipée, déposée le 26 juillet 2018. La pratique générale devant les tribunaux de l’Onu a été d’accorder une telle libération quand le condamné a accompli les deux tiers de sa peine. Mais sous la nouvelle présidence du Mécanisme international exerçant les fonctions résiduelles des tribunaux de l’Onu (dont les mises en liberté anticipées), aucun condamné du TPIR n’en a bénéficié.
« J’ai visité les prisons au Bénin et au Mali, où les condamnés du TPIR purgent leurs peines. La prison de Porto Novo, au Bénin, est très grande et surpeuplée, et les prisonniers du TPIR ne sont pas séparés des autres prisonniers, comme ils le sont à la prison de Koulikoro, au Mali », poursuit Me Robinson. « Je ne vois pas comment les responsables de la prison peuvent éviter la propagation de la Covid-19 là-bas. Ce n’est qu’une question de temps. » L’avocat considère que, pour Semanza, « c’est une question de vie ou de mort ».
En attendant le juge Agius
Dans un communiqué publié le 27 mars, l'Association des conseils de la défense exerçant devant les cours et tribunaux internationaux (ADC-ICT) a exhorté le « Mécanisme » d’accorder la libération anticipée aux condamnés ayant terminé les deux tiers de leur peine, à commencer par ceux qui en ont déjà fait la demande. Pour les autres, l’ADC-ICT suggère qu’ils bénéficient de mesures de libération provisoire comme Habré. « Tous les détenus qui purgent actuellement leur peine en Europe et au Bénin sont âgés et donc particulièrement vulnérables. S’ils attrapent la Covid-19 en prison, leurs vies seront en danger », plaident ces avocats.
Le juriste camerounais Hugo Jombwe Moudiki a travaillé comme expert auprès des CAE dans le cadre du procès Habré. Il dit « comprendre » à la fois « l’émoi des victimes » et les raisons humanitaires ayant poussé la justice sénégalaise à « accorder [à Habré] une permission, le temps de gérer l'épidémie ». Mais il est en parfait désaccord avec une initiative générale de remises en liberté. « Il ne me semble pas recommandable que la crise sanitaire de la Covid-19 entraîne la libération de ceux qui ont été condamnés pour les crimes internationaux à la CPI ou devant d'autres tribunaux pénaux internationaux. Je pense que les instances judiciaires internationales disposent de moyens pouvant permettre de lutter contre la contamination des personnes détenues », affirme le juriste.
Le militant sénégalais des droits de l’homme Alioune Tine, ancien directeur régional d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale, est sur la même longueur d’onde. « Je pense qu’il faut quand même des critères par rapport aux crimes qui ont été commis. Certains ont commis des génocides, des tortures, des crimes contre l’humanité. L’impunité n’est pas tolérable par rapport à des crimes de cette nature », a-t-il estimé sur la radio Deutsche Welle, le 6 avril.
Les yeux sont désormais tournés vers le juge Carmel Agius, président du Mécanisme, dont la décision dans le dossier Semanza pourrait faire référence.