Dossier spécial « L’heure de la vérité en Gambie »

Gambie : ce que sait la Commission vérité sur Correa, le ‘Jungler’ accusé aux USA

Depuis son inculpation, le 11 juin dernier aux États-Unis pour torture, Michael Sang Correa, 41 ans, est le premier membre des escadrons de la mort gambiens, les "Junglers" du président Yahya Jammeh, à être poursuivi en justice. Mais dans son pays, que disent les témoins qui l’impliquent dans différents crimes, devant la Commission vérité de Gambie ?

Gambie : ce que sait la Commission vérité sur Correa, le ‘Jungler’ accusé aux USA
Inculpé aux Etats-Unis, Michael Correa, un ex-membre des Junglers, les commandos de l'ancien président gambien Yahya Jammeh, a été cité à plusieurs reprises devant la Commission vérité de Gambie.
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En 2013, Alhaji M. Ceesay et Ebrima Jobe, deux citoyens américains d'origine gambienne, ont rejoint la longue liste des personnes disparues en Gambie durant le régime de Yahya Jammeh. Sept ans plus tard, l'une des personnes présumées impliquées dans leur disparition, Michael Sang Correa, a été inculpé la semaine dernière devant le tribunal de district du Colorado, aux États-Unis. Dans son acte d'accusation, le ministère américain de la Justice accuse le ressortissant gambien d’avoir torturé au moins six personnes en 2006, à la suite d'une tentative de coup d'État contre l'ancien président Jammeh.

Correa - qui résidait à Denver, Colorado - est détenu aux États-Unis depuis septembre 2019 par les services américains de l'immigration pour avoir dépassé la durée de validité de son visa. Derrière cette affaire, il y a une longue histoire de relations compliquées entre l'ancien dictateur de la Gambie et les États-Unis, en particulier durant les quatre dernières années du règne de Jammeh, et après la disparition des deux citoyens américains.

La Commission vérité, réconciliation et réparations de Gambie (TRRC), créée en janvier 2019, a notamment pour mandat de rechercher les personnes disparues. Concernant le dossier de Jobe et Ceesay, la Commission a mené une enquête approfondie. Et en juillet de l'année dernière, les États-Unis ont obtenu une première réponse, lorsqu'ils ont pu entendre les aveux d'un ancien Jungler impliqué dans leur exécution, qui a raconté comment ils ont été arrêtés ainsi que le lieu où ils ont été emmenés et comment ils ont été exécutés.

"Jammeh nous a ordonné de les découper en morceaux"

Omar Jallow alias "Oya" était un membre des commandos de Jammeh qui a participé à l'exécution illégale d'environ 48 personnes, a-t-il déclaré à la Commission vérité en juillet 2019. Selon Jallow, Jobe et Ceesay ont été arrêtés à Brusubi, à environ 40 minutes de route de Banjul. Une équipe de Junglers a mis en place un poste de contrôle, après avoir appris que la voiture des deux Américains était partie d'un hôtel de Kololi, à environ 10 minutes de route de Brusubi. Selon Jallow, Michael Correa aurait été l'un des Junglers qui a effectué une reconnaissance sur les deux véhicules.

"Ils étaient dans un hôtel et Michael Correa était là pour observer leurs mouvements. S'ils sortaient, nous devions les arrêter. C'est ce que nous avons fait", a déclaré Jallow. "Nous étions en communication constante avec Michael Correa qui était derrière eux, surveillant leurs mouvements. Quand leur véhicule est arrivé, nous l'avons arrêté. Nous leur avons demandé de sortir. Il y avait cinq personnes, dont deux filles et un chauffeur."

Selon Jallow, ils étaient soupçonnés de comploter pour renverser l'ancien président Jammeh. Jobe et Ceesay ont été interrogés, leur maison a été fouillée, puis ils ont été exécutés. "Jammeh nous a ordonné de les découper en morceaux", a déclaré Jallow.

Première poursuite d'un ‘Jungler’

"Les États-Unis se félicitent des informations supplémentaires qui ont été mises en lumière. Cela nous donne l'occasion de renouveler notre enquête sur les circonstances entourant leur mort", a déclaré l'ambassade américaine dans un communiqué publié en juillet 2019, après les révélations faites devant la TRRC. "Nous poursuivrons notre partenariat étroit avec les autorités gambiennes sur la base de ces nouvelles révélations afin de continuer à enquêter sur la disparition de ces citoyens américains", poursuivait le communiqué.

En 2006, les autorités gambiennes ont déjoué un coup d'État mené par le colonel Ndure Cham, alors chef de l'armée. Cham a été exécuté par des Junglers après son arrestation. Des dizaines de personnes ont été arrêtées à la suite de ce coup d'État manqué, dont certaines ont été torturées au siège de l'Agence nationale de renseignement. Aux États-Unis, Correa fait face à un chef d'accusation de conspiration en vue de commettre des actes de torture et à six chefs d'accusation pour avoir infligé des tortures à des personnes spécifiques.

L'inculpation de Correa est la toute première poursuite d'un membre de l'escadron de la mort de Jammeh dans le monde. Parmi les six Junglers arrêtés en Gambie après la chute de Jammeh, quatre sont libres et deux sont maintenus en détention sans inculpation. Le procès de Correa aux États-Unis pourrait être, potentiellement, le deuxième plus important de l'ère Jammeh, après celui de l'ancien ministre de l'Intérieur gambien Ousman Sonko qui est en détention préventive en Suisse. Ousman Sonko est accusé de crimes contre l'humanité.

Impliqué dans le meurtre du journaliste Deyda Hydara ?

Mais devant la TRRC, il y a eu des allégations plus graves encore contre Correa.

En décembre 2004, Deyda Hydara, un journaliste gambien qui était président de l'Union de la presse du pays, a été abattu. Hydara a été tué dans une fusillade en voiture alors qu'il rentrait chez lui en voiture après son travail. Selon le Jungler Malick Jatta - qui a admis devant la TRRC, en juillet 2019, qu'il était impliqué dans le meurtre - trois taxis ont participé à cette opération baptisée "opération stylo magique". Correa se trouvait dans l'un d'entre eux.

Le groupe de Correa était dirigé par un autre éminent Jungler, Malafi Corr. Corr a été exécuté avec l'ancien chef des services de renseignement gambiens Daba Marenah et trois autres personnes en 2006. Tous les cinq ont été accusés d'avoir participé au coup d'État déjoué cette année-là. Correa a, également, été cité devant la TRRC par le Jungler Alieu Jeng pour avoir participé aux opérations qui ont conduit à l'exécution de Marenah et de ses collègues. Jeng a témoigné devant la Commission vérité en août 2019. Deux mois avant, lors de sa comparution devant la CRR en juin 2019, le capitaine Buja Darboe, un des soldats impliqués dans le coup d'État de 2006, avait accusé Correa de les avoir torturés.

Après l'inculpation de Correa, Baba Hydara, fils du journaliste gambien assassiné, a exprimé son soulagement : "Entendre l'inculpation de Correa aux États-Unis signifie beaucoup pour les victimes de l'ancien président Yahya Jammeh, et pas seulement pour ses victimes directes. Cela montre que peu importe où ils courent ou se cachent, la justice finira par les rattraper", a déclaré Hydara à Justice Info.

Justice pour les victimes, perte pour la commission de vérité ?

Devant la Commission vérité de Gambie, Correa est très certainement intéressant. "M. Correa a été cité de façon négative par plusieurs témoins de la Commission vérité et réconciliation", a déclaré le Dr Baba Galleh Jallow, son secrétaire exécutif, à Justice Info. "Nous aurions aimé que M. Correa se présente devant la Commission, afin que nous puissions avoir sa propre version de l'histoire, quelle qu'en soit la valeur. Il aurait pu venir et dire la vérité, ou non", a déclaré Jallow. Cependant, la TRRC n'a jamais tenté de demander son extradition aux États-Unis, a-t-il confirmé. Cependant, "le fait qu’il ne puisse être entendu par la Commission ne laisse pas nécessairement un vide important dans nos enquêtes, car nous avons déjà entendu de nombreux témoins, y compris ses collègues Junglers, sur son rôle dans les violations des droits de l'homme", a ajouté Jallow.

Le 12 juin, Abubarcarr Tambadou, le ministre de la Justice, a salué le "fort soutien" que la Gambie reçoit des États-Unis. "L'inculpation de M. Correa par les autorités américaines est une étape juridique extraordinaire", a déclaré Tambadou. "Elle démontre que, quel que soit le lieu où ces crimes sont commis, et où que les coupables se cachent, il n'y a pas de cachette pour ceux qui commettent de tels crimes dans le monde d'aujourd'hui. Le gouvernement de la Gambie continuera à coopérer avec les autorités américaines."