Darfour : après la paix, la justice transitionnelle ?

Accords-paix-Darfour_justice-responsabilite-reconciliation_@JusticeInfoTélécharger Prévue ce samedi 3 octobre à Juba, la capitale du Soudan du Sud, une cérémonie de signatures est censée mettre officiellement fin à près de deux décennies de conflit. Au cœur du dispositif, l’accord de paix sur le Darfour – document « historique » pour le Soudan d’après la révolution – ne comporte pas moins de sept pages dédiées à la justice transitionnelle, dont Justice Info a obtenu une copie (lire encadré). Les habitants du Darfour et les observateurs restent sceptiques.

Darfour : après la paix, la justice transitionnelle ?
Mohammed Hamdane Dagolo, alias "Hemetti", numéro 2 du Conseil souverain, l'autorité principale de transition soudanaise, lève son stylo avant de parapher les accords de paix, à Juba le 31 août. Une cérémonie officielle de signature est prévue samedi 3 octobre, toujours dans la capitale du Soudan du Sud. © Akuot Chol / AFP
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Il ne s’est rien passé le 31 août dans le camp d’al-Salam au Darfour. Pas de cris de joie, pas de pleurs de soulagement, pas de liesse, pas même de poings serrés. Ce jour-là, pourtant, ont été paraphés plusieurs accords de paix. L’un concernant le Darfour, l’autre le Sud Kordofan et Nil Bleu. Le premier concerne les déplacés d’al Salam au premier chef, et doit mettre fin au conflit au cours duquel ils ont perdu proches et biens. Il doit, sur le papier, leur apporter « paix, justice et compensation ». Après plus de dix mois, les discussions entre les nouvelles autorités soudanaises de transition et le Front révolutionnaire soudanais (SRF), une coalition de six alliances rebelles du Darfour, du Sud Kordofan et du Nil bleu, ont enfin abouti. Le terme « historique » n’est pas trop fort. Les accords paraphés à Juba, la capitale du Soudan du Sud, mettent fin à près de deux décennies de conflit. Ils jettent les bases d’un nouveau Soudan, issu de la révolution de décembre 2018.

« C’est bien beau, mais ça n’aura aucun effet sur le terrain, ni sur notre sort, prédit un jeune du camp de déplacés d’al-Salam. Les groupes armés n’ont négocié que pour obtenir des postes et des privilèges ». Il tient à garder l’anonymat : selon lui, un des mouvements rebelles, le SLM/A Mnini Minawi, membre des alliances signataires des accords de Juba, cherche encore à recruter des jeunes dans le camp, leur faisant miroiter salaires et armes. Témoigner peut lui valoir des représailles.

Du camp d’al Salam, près d’al-Facher, capitale de l’Etat du Darfour Nord, à Nyala, grande ville de celui du Darfour Sud, ceux que nous avons contactés ne se disent pas convaincus. Certes, sur le papier, les huit protocoles sur lesquels repose l’accord de paix réuniraient plutôt l’approbation : sécurité, propriété foncière, justice transitionnelle, réparations et compensations, développement du secteur nomade et pastoral, partage des richesses, partage du pouvoir et retour des réfugiés et des déplacés. « Les deux parties ont convenu que promouvoir la réconciliation au Darfour constitue l’un des objectifs ultimes de cet accord, dit le texte. Cela en étudiant les causes profondes des conflits et en renforçant les mesures pour les réduire, en soutenant les mécanismes et les opérations qui visent à faciliter la réconciliation et à reconstruire l’harmonie sociale. Les deux parties ont conscience que la marginalisation du peuple du Darfour est l’une des raisons principales de ces conflits. »

L’accord intègre tous les principes de justice transitionnelle

Mais la sincérité des parties reste une inconnue majeure. Nos interlocuteurs d’al-Facher et de Nyala rappellent que deux mouvements armés, l’un du Sud Kordofan, l’autre du Darfour, ont refusé de signer. Et

le juriste Suliman Baldo, conseiller de l’ONG Enough Project, résume l’état d’esprit ambiant : « Tous les principes de justice transitionnelle figurent dans le texte. Mais nous avons l’expérience de plusieurs accords précédents [en 2006 et 2011, sous la présidence d’Omar al-Bashir, ndlr]. Les principes, les intentions, les propositions d’institutions, étaient impeccables, pour la reconnaissance des déplacés et victimes de guerre, le droit au retour sur leurs terres, le droit à la compensation et à la réparation, le principe de la fin de l’impunité des forces de défense et de sécurité soudanais. Mais sur le terrain, rien n’avait été changé. Espérons qu’il y aura cette fois plus de sérieux dans l’application et dans le suivi ».

La paix avant tout

Le gouvernement transitoire soudanais, constitué après la chute du régime militaro-islamiste de l’ancien président al-Bachir, a pourtant fait de la paix la pierre angulaire de son action et un préalable à toute réforme. Même la nomination du Conseil législatif provisoire avait été laissée pendante. « Tous les programmes du gouvernement sont basés sur la paix et si la paix n’est pas atteinte, aucun des programmes du gouvernement de transition ne sera réalisé », expliquait fin août à la presse Faysal Mohamed Saleh, le porte-parole du gouvernement.

C’est dire l’importance des cérémonies de signature, prévues ce 3 octobre à Juba. Les difficiles négociations ont duré plus de dix mois et concerné deux conflits majeurs qui ont ravagé des régions périphériques et marginalisées du Soudan. Celui du Darfour, qui a éclaté en 2003, a fait, selon des estimations onusiennes, plus de 300 000 morts et 2,5 millions de déplacés et réfugiés. La guerre dans les Monts Nouba, dans les Etats du Sud Kordofan et du Nil Bleu, en lisière du Soudan du Sud, est la suite de celle qui a opposé jusqu’en 2005 Khartoum au SLPA/M (Armée de libération du peuple du Soudan) sudiste. Oubliés de la paix de 2005, refusant de rester dans le giron du Nord, les combattants des Monts Nouba ont repris les armes en 2011.

Commission vérité et Fonds de compensation

Il fallait faire taire les armes, mais aussi en régler les causes profondes. Aujourd’hui, on se vante, côté gouvernement comme côté groupes armés, d’avoir abouti à des accords de paix globaux qui répondent à l’ensemble des problèmes. Ils prévoient notamment une « juste répartition » du pouvoir et des richesses, le règlement des conflits fonciers, la protection de la liberté de culte, et la justice transitionnelle. « Des organes sont prévus, explique Baldo, comme une commission pour les déplacés et réfugiés, une commission vérité et réconciliation, un fonds pour les compensations et réparations. Mais il n’y a aucun détail sur qui aura la responsabilité d’établir ces organes, ni sur le financement de leur fonctionnement. C’est un peu trop imprécis à mon goût. »

Le Premier ministre Abdallah Hamdok a eu beau préciser que ces accords de paix ne constituent qu’un premier pas sur un chemin « long et difficile », la circonspection est de mise. « C’est une énumération de principes, par exemple ‘nous devons faciliter l’accès à la terre’ ou à ‘l’éducation’, ou ‘compenser les pertes subies par les déplacés et les réfugiés’, mais il n’y a aucun mécanisme de prévu, regrette Mohamed Suliman Khatir, juriste en droit international et originaire de Nyala au Darfour. Quand vous cherchez comment tout cela va être appliqué, il n’y a rien ! »

S’appuyer sur la justice traditionnelle ?

Le texte de l’accord précise cependant que, « pour punir les individus qui ont commis des crimes relatifs au conflit (…) les mécanismes de justice traditionnelle ont compétence pour les crimes en lien avec le conflit qui ne relèvent pas des compétences de la Cour pénale internationale, du Tribunal spécial pour le Darfour, du système judiciaire national ou de la Commission vérité et réconciliation ». Ce n’est pas suffisant pour Baldo, qui considère qu’il faut s’appuyer sur les processus de justice coutumière existants au Darfour pour établir la Commission vérité et réconciliation et décider des compensations et réparations : « Ces mécanismes de gestion et de prévention des conflits sont très bien codifiés, ils existent depuis des siècles et ont toujours cours aujourd’hui, explique-t-il. Ce sont des conférences tribales qui se réunissent lors d’incidents graves entre deux communautés, sous l’autorité de médiateurs neutres et acceptés par les deux parties. Il faut s’appuyer sur elles, avec une adaptation des pratiques internationales intéressantes pour le Soudan ». Il évoque l’expérience de l’Instance équité et réconciliation au Maroc : « Comme le Soudan, le Maroc est un pays traditionnel et musulman. Il a pourtant accepté deux pratiques bannies par l’islam : l’exhumation et le principe de compensation égale sans différence de genre. Il a institué une formation aux droits de l’homme dans les cursus scolaires et les écoles de police. Il a aussi pratiqué une ‘lustration’ et éliminé des rangs des organes de sécurité des gens impliqués de façon directe dans la persécution des civils. »

Problème, dans le cas soudanais : le chef des négociations n’a été autre que Mohammed Hamdane Dagolo, alias Hemetti, numéro 2 du Conseil souverain, la présidence collective de transition, et dirigeant d’une unité paramilitaire, les Forces de soutien rapide, qui a intégré les anciens janjawids, miliciens pro-gouvernementaux sous al-Bachir tenus pour responsables de nombreuses d’exactions. Que Hemetti ait reconnu des « erreurs » lors de son discours après la signature à Juba ne satisfait guère les déplacés du camp d’al Salam ou les réfugiés au Tchad. Fâchés, aussi, de la présence du général Abdel Fattah al-Burhan, qui préside actuellement l’organe suprême de la transition. Lui aussi est accusé de crimes graves au Darfour.

« Si les communautés n’adhèrent pas, ça ne marchera pas »

L’accord de Juba prévoit pourtant un volet judiciaire. Ceux qui ont commis, décrit-il, « des violations des droits de l’homme et du droit humanitaire international [seront] poursuivis en justice, en vertu des compétences des tribunaux nationaux, internationaux ou du Tribunal spécial pour le Darfour ». L’accord ajoute que « les tribunaux nationaux [reverront] les crimes qui ne relèvent pas de leur compétence aux mécanismes judiciaires spécialisés, qui sont le Tribunal spécial pour le Darfour, les mécanismes de justice traditionnelle et la Commission vérité et réconciliation ».

Des contours flous, qui s’ajoutent au fait que les chefs de groupes armés ont obtenu des amnisties pendant les négociations. « Si certains d’entre eux ont commis des crimes de guerre, ils doivent être poursuivis, s’étrangle Baldo. Cette impunité est inacceptable ! » « Nous ne pouvons pas avoir confiance », reprend notre jeune homme du camp d’al-Salam. D’autant que selon Mohamed Suliman Khatir, les populations les premières concernées n’ont pas été consultées : « Les négociateurs ne se sont même pas déplacés dans les zones concernées, regrette-t-il. Or nous avons renversé le régime d’Omar al-Bachir, nous sommes censés être en démocratie et ne pas appliquer les vieilles méthodes du haut vers le bas sans concertation. Si les communautés n’adhèrent pas, ça ne marchera pas. »

L’ACCORD DARFOUR : UN MODÈLE DE JUSTICE TRANSITIONNELLE, SUR LE PAPIER

Justice Info a réalisé une traduction non officielle du chapitre « Justice, responsabilité et réconciliation » de l’accord de paix sur le Darfour, dont voici les principaux extraits :

Principes généraux

Respecter les droits de l’homme et le droit humanitaire international.

Adopter les mécanismes de la justice transitionnelle pour se donner les moyens de rendre justice aux victimes et de poursuivre en justice les acteurs des violences commises durant les conflits de Darfour.

Œuvrer pour la justice nationale et internationale concernant les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre.

Admettre que la quête de justice écarte toute possibilité d’amnistie ou de protection pour les auteurs de crimes de génocide, de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre.

Une Commission vérité et réconciliation. Les deux parties ont convenu de créer une Commission vérité et réconciliation dans 60 (soixante jours) à compter de la date de la signature de cet accord.

Les mécanismes de justice traditionnelle. Des pouvoirs sont conférés aux mécanismes de justice traditionnelle pour punir les individus qui ont commis des crimes relatifs au conflit ou dans la prolongation des conflits à l’intérieur de la communauté et entre les communautés. Les mécanismes de justice traditionnelle ont compétence pour les crimes en lien avec le conflit qui ne relèvent pas des compétences de la Cour pénale internationale, du Tribunal spécial pour le Darfour, du système judiciaire national ou de la Commission vérité et réconciliation.

La Cour pénale internationale. Les deux parties affirment être disponibles pour collaborer entièrement et sans limite avec la Cour pénale internationale au sujet des personnes faisant l’objet de mandats d’arrêt. Cela inclut, entre autres, faciliter la comparution des personnes recherchées, et  l'adhésion à la résolution 1593 (2005) selon laquelle la situation du Darfour est renvoyée à la Cour pénale internationale.

Le Tribunal spécial pour le Darfour. Les deux parties ont convenu de créer un Tribunal spécial pour juger des crimes qui ont eu lieu au Darfour, cela dans 90 (quatre-vingt-dix) jours à compter de la date de la signature de cet accord. Ce tribunal exerce son travail pendant 10 (dix) ans, à compter de la date de sa création, sauf si le tribunal accomplit ses missions avant la fin de cette période.

Amnistie et protection. Le gouvernement s’engage à accorder une amnistie générale des chefs et des membres de mouvements armés pour toutes les condamnations et poursuites qui pourraient être engagées du fait de leur appartenance à ces mouvements, cela après une étude juridique effectuée par les institutions compétentes dès la signature de l’accord de paix.

Mémoire. Les deux parties ont convenu d’édifier des lieux de mémoire et d’honorer les victimes des conflits au Darfour. La commémoration vise à dire à ceux qui ont souffert du conflit que cette expérience traumatique est terminée, ainsi qu’à éduquer et à sensibiliser ceux qui n’ont pas souffert du conflit. La commémoration des victimes du conflit au Darfour peut prendre plusieurs formes, dont des cérémonies régulières, des musées, des centres de documentation et des mémoriaux.