Commission sur le passé colonial belge : « Cet exercice est important mais a-t-on une chance de réussir ? »

Des parlementaires inquiets de l'ampleur de leur tâche, des experts bousculés par certaines associations mais se montrant unis et enthousiastes : la toute première séance publique de la Commission spéciale sur le passé colonial de la Belgique s'est tenue ce 5 octobre, à Bruxelles. Une mise en bouche pour une entreprise collective sans précédent.

Commission sur le passé colonial belge : « Cet exercice est important mais a-t-on une chance de réussir ? »
La Belgique s'apprête à plonger dans son passé colonial et ses crimes. © Gaëlle Ponselet
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« Si vous vous donnez un peu de temps pour le faire, c'est le monde entier qui nous regarde ». Il est un peu plus de 17h30 dans l'hémicycle du Parlement belge, à Bruxelles, ce 5 octobre, et Valérie Rosoux, docteur en philosophie et en relations internationales, fait face à quelques parlementaires inquiets de l'ampleur de leur tâche. Ceux-ci forment la commission spéciale chargée de faire la lumière sur le passé colonial belge, dont la première séance publique vient de se tenir. « Clarifiez avec modestie les objectifs que vous vous imposez pour contribuer à favoriser l'émergence d'un contexte qui va changer les choses », leur conseille cette professeure de l'université de Louvain-la-Neuve.

Cela fait cinq mois que l’État belge a décidé d'instaurer une commission pour examiner L’État indépendant du Congo (1885-1908) et le passé colonial de la Belgique au Congo (1908-1960), au Rwanda et au Burundi (1919-1962). C'est la première fois qu'un pays décide de mener une véritable enquête sur le rôle de ses institutions dans l'administration d'autres pays, et de regarder en face les conséquences dramatiques que cette tutelle a eues sur leurs populations.

Lors de cette première séance publique de la commission, les dix experts (historiens, politologues, juristes) qui ont été désignés pour « brosser le tableau », comparaissent devant les commissaires. Ils doivent leur donner quelques repères avant qu'ils n'ouvrent le fond de la question coloniale. Les experts exposent leur méthodologie et répondent aux questions des commissaires. « Est-ce que c'est réaliste d'aboutir à des réponses ? Car la quantité de travail est énorme... », demande l'un. « Cet exercice est important mais ambitieux et délicat. A-t-on une chance de réussir ? », s'interroge un autre. L'ampleur du travail à accomplir tracasse manifestement les élus, mais ce n'est pas leur unique souci. Il y a également le fait que certaines associations de la diaspora ont refusé de collaborer avec les experts, ou encore l'accès toujours restreint à certaines archives nationales.

Inclure les chercheurs congolais, burundais et rwandais

Les experts expliquent être d'abord passés par une phase « d'ajustement du groupe », pour apprendre à communiquer entre eux, établir leur méthodologie et leur déontologie, et créer des sous-groupes (points d'histoire, processus de réconciliation, échange avec les diasporas), puis une seconde phase de consultations, assez exigeante et toujours en cours, avant de passer à la dernière : l'écriture de leur premier rapport, qui doit être remis début décembre. « Nos consultations sont une étape préliminaire. Elles ne remplacent pas les véritables consultations que fera la commission ultérieurement. Pourquoi avons-nous fait ce choix ? Parce qu'il y a une sous-représentation des historiens d'origine congolaise, burundaise et rwandaise au sein du groupe d'experts », explique Gillian Mathys, historienne à l'université de Gand. « Ceux-ci doivent jouer un rôle plus important, ils doivent être sur un pied d'égalité avec leurs collègues du Nord. On ne peut pas accepter qu'ils aient simplement à jouer le rôle de conseillers ou d'informateurs locaux. Nous sommes intimement convaincus que cela irait à l'encontre des missions dévolues à cette commission », dit-elle.

En faisant ce choix, les experts répondent à une première critique qui a été émise, début juillet. Deux associations regroupant des Rwandais de Belgique, DRB-Rugari et Ibuka, avaient critiqué la distinction faite dans la note préparatoire de l'AfricaMuseum entre experts scientifiques et experts d'opinion, pointant une « tendance à systématiquement reléguer les personnalités scientifiques reconnues d'origine africaine dans la catégorie des experts d'opinion », et à omettre leurs titres académiques. Cette critique a été reprise, mi-août, par une soixantaine d'historiens et de scientifiques d'universités belges et congolaises, à travers une carte blanche publiée dans les journaux Le Soir et De Standaard. « Peut-on comprendre l'absence [dans le groupe d'experts] d'historiens congolais, rwandais et burundais de réputation bien souvent internationale ? », écrivaient-ils.

Le défi d'un processus participatif

Martien Schotsmans, membre du groupe d'experts, entreprend ensuite d'expliquer aux commissaires l'importance, pour leur travail, de bien définir ce qu'ils souhaitent comme procédé de réconciliation et ce qu'ils entrevoient comme réparation. « Si vous voulez que les travaux de cette commission soient légitimes et efficaces, il faut un processus participatif. La commission doit initier un dialogue au sein de la société. La recherche d'une réconciliation peut-elle être unilatéralement décidée par une commission sans que l'on permette aux intéressés de participer directement ? Nous pensons qu'il est essentiel de se concentrer sur la participation », affirme la juriste, qui possède une grande expérience des commissions vérité et réconciliation ailleurs dans le monde. « Qui doit participer ? Ceux qui sont intéressés au premier chef : les membres des organisations de la diaspora, le secteur public, les personnes originaires des trois pays, les organisations de la société civile autres que celles qui font partie de la diaspora », poursuit-elle. « Allez-vous organiser des réunions dans ces pays ? Allez-vous vous rendre sur place ou allez-vous rester en Belgique ? Est-ce que des personnes vont venir en Belgique ? Si vous voulez ouvrir un débat sur les conséquences du colonialisme aujourd'hui et les liens avec le racisme et la discrimination, vous ne pourrez pas le faire si vous n'organisez que des réunions ici. Il faut vraiment aller à l'extérieur, il faut de grands débats sociaux, ouvrir les portes à tout le monde pour qu'il y ait un véritable dialogue avec la société », conseille-t-elle vivement.

Deux associations refusent de coopérer

La mission des experts doit associer à son travail quatre associations de la diaspora : la Plateforme des femmes de la diaspora congolaise de Belgique, Mamas for Africa, le Collectif mémoire coloniale et Ibuka, association regroupant les survivants du génocide des Tutsis au Rwanda. Les experts en ont invité deux autres : l'association Change, qui a coordonné la manifestation Black Lives Matter, le 7 juin 2020 à Bruxelles, et le Collectif des Burundais sur la colonisation belge.

« L'une de ces associations, Ibuka, a, à notre grand regret, refusé de collaborer avec nous en raison de la composition du groupe d'experts et plus précisément en raison de ma présence », déclare Laure Uwaze, avocate bruxelloise d'origine rwandaise et spécialiste de la région des Grands Lacs, membre du groupe d'experts. « À titre personnel, je peux vous dire que j'en suis vraiment désolée, navrée, car j'avais hâte de collaborer avec eux. Le collectif des Burundais s'est, après la première réunion, également retiré pour les mêmes raisons. Nous invitons donc la commission à vraiment entendre ces personnes qui ont refusé de collaborer avec nous. Nous sommes d'avis qu'il faut entendre toutes les voix », ajoute-t-elle. En août, Ibuka avait critiqué la présence de cette avocate parmi les experts, en raison de son appartenance à l'association Jambo, accusée par certains de nier le génocide au Rwanda. Le défi de la réconciliation semble s'inviter dès les travaux préparatoires de la Commission spéciale.