Bienvenue au Kosovo, champ de bataille judiciaire

Une fuite nuisible de documents sur des enquêtes criminelles suivie de trois rapides arrestations : en septembre, en l'espace de quelques semaines, le travail des Chambres spécialisées du Kosovo, un tribunal hybride basé aux Pays-Bas, a pris une tournure spectaculaire. Cette cour est désormais confrontée aux mêmes terribles défis que les précédents tribunaux internationaux traitant du Kosovo n'avaient pas réussi à surmonter.

Bienvenue au Kosovo, champ de bataille judiciaire
Un vétéran de l'armée de libération du Kosovo (UCK). Depuis septembre, leur organisation affirme avoir reçu 4.000 documents 'fuités' des Chambres spécialisées du Kosovo. © Armend Nimani / AFP
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Depuis fin septembre, un calme précaire se fait sentir au Kosovo, avant la tempête. Après une première arrestation des Chambres spécialisées du Kosovo (KSC), un tribunal hybride basé à La Haye, le 24 septembre dernier, la question que tout le monde se pose est : quand est-ce que ce sera le tour du président Hashim Thaci ?

Le 24 avril dernier, le procureur des KSC a déposé un acte d'accusation comprenant dix charges contre Thaci, président du Kosovo, et neuf autres personnes. Cela a ouvert un processus de confirmation devant un juge préliminaire. La date limite pour la décision de ce dernier était le 24 octobre. Et les KSC sont restées silencieuses.

En réalité, les procédures devant les Chambres ont été gravement perturbées par une cruelle série de fuites de documents. Le 7 septembre, l'organisation des vétérans de l'Armée de libération du Kosovo (UCK) – une guérilla qui a été la principale force armée de souche albanaise pendant le conflit de 1999 au Kosovo et dont les abus présumés envers les civils font l'objet du mandat des KSC – annonce avoir reçu un paquet de documents contenant les noms de témoins protégés. Ses dirigeants affirment que le paquet leur a été remis anonymement et qu'il contient une lettre promettant d’autres fuites. Dans les deux semaines qui suivent, la même organisation annonce avoir reçu deux autres séries de documents. Au total, ils affirment en avoir reçu 4 000.

"La fuite de ces documents, qu'ils soient authentiques ou non, a causé un gros problème pour le travail des Chambres spécialisées et [de son] procureur", déclare Bekim Blakaj, le chef du Centre pour le droit humanitaire-Kosovo (HLCK), une ONG de défense des droits de l'homme. "Cela entraînera notamment une érosion irréparable de la confiance du côté des témoins."

Un lourd passé d’intimidation de témoins

Les KSC ont été créés en 2015, à la suite d'un échange de lettres entre le président du Kosovo de l'époque, Atifete Jahjaga, et le haut représentant de l'Union européenne (UE). Elles sont le fruit d'un rapport publié en 2011 par un représentant du Conseil de l'Europe, Dick Marty, détaillant les crimes commis contre des civils par l'UCK en 1998-2000, y compris une accusation très médiatisée de trafic d'organes. [Dick Marty est membre du conseil d'administration de la Fondation Hirondelle, l'ONG suisse propriétaire du site d'information Justice Info, Ndlr]. Les KSC sont un tribunal national extra-territorial du Kosovo, animé par un personnel international et financé par l'Union européenne. La raison de cet arrangement particulier était précisément d'assurer le plus haut niveau de discrétion dans le traitement des témoins protégés. Dans le passé, des témoins clés dans des procès impliquant des dirigeants de l'UCK devant le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) et à la mission "État de droit" de l'UE au Kosovo (EULEX) ont modifié leurs déclarations, refusé de témoigner, voire ont été assassinés ou se sont suicidés à la suite de pressions supposées de la part de suspects et d'accusés. "Les témoins ont toujours été le chaînon le plus faible dans les procès contre les membres de l'UCK, tant à l'époque du TPIY qu'aujourd'hui", poursuit Blakaj. "Les éventuels inculpés ou d’autres parties intéressées savent qu'effrayer les témoins est une stratégie efficace, et ils continuent à l'appliquer."

Notre enquête montre que la plupart des documents divulgués concernent des correspondances remontant à 2014 entre le groupe spécial d'enquête (SITF), un précurseur des Chambres spécialisées destiné à confirmer la véracité du rapport Marty, et le bureau du procureur pour les crimes de guerre en Serbie. Bien que ces documents soient antérieurs à la création officielle des KSC, ils contiennent les noms, les lieux - et dans certains cas, les adresses et numéros de téléphone précis - d'innombrables témoins du Kosovo, de Serbie et d'Albanie. De nombreuses enquêtes préliminaires menées par le SITF ont été transmises aux KSC, ainsi que les noms des témoins.

Les documents demandent l'aide du ministère public local pour engager des procédures de citation à comparaître pour des témoins à interroger. Bien que le contenu des déclarations de ces témoins n'ait apparemment pas circulé, il existe des références au fait que leurs déclarations sont nécessaires pour confirmer les enlèvements, les tortures et les meurtres de civils par l'UCK dans plusieurs parties du Kosovo.

Discréditer les Chambres spécialisées du Kosovo

"Jusqu'à la récente fuite de documents, j'étais en admiration devant la capacité des Chambres [spécialisées] à maintenir un niveau de discrétion extraordinairement élevé dans leur travail au cours des cinq années depuis leur création. Elles semblaient avoir vraiment tiré les leçons du TPIY et des tribunaux locaux. Jusqu'à présent, pas une seule information sensible sur les activités du tribunal n'avait été rendue publique", raconte Blakaj. "Outre le but d'effrayer les témoins, la publication de ces documents sert à discréditer le tribunal. Les vétérans disent : la cour prétend pouvoir protéger ses témoins, pourtant nous avons pu avoir accès à leurs noms. Par conséquent, selon eux, le tribunal est une imposture", explique Blakaj.

Les médias kosovars ont largement renoncé à publier le contenu des documents (selon les lois du Kosovo, ils pourraient être jugés pour interférence avec le travail judiciaire). Mais l'une des plus grandes chaînes d'information albanaises, Top Channel, a diffusé plusieurs émissions détaillant le contenu des fuites. Les organes d'information albanais sont très lus au Kosovo et risquent peut-être moins que ceux du Kosovo. Ainsi ont-ils publié un document de travail interne, compilé par le procureur et daté de décembre 2019, marqué confidentiel, qui expose leur stratégie pour rassembler des preuves contre le président en exercice du Kosovo, Hashim Thaci, l'ancien député Azem Syla, les anciens présidents du parlement Jakup Krasniqi et Kadri Veseli, et le député Rexhep Selimi.

Dans ce document, le procureur indique que son enquête s'est concentrée sur les sites de détention de l'UCK où des membres de la guérilla ont illégalement détenu, interrogé, torturé et peut-être même tué des civils. Il indique que, bien qu'il y ait peu de preuves de la participation directe des accusés potentiels, il s'appuie sur "une théorie de responsabilité sur la base d’un but commun", mieux connue des observateurs de la justice internationale sous le nom d'"entreprise criminelle commune".

La perception d’un parti pris

Les fuites ont créé une onde de choc aux KSC. Elles ont le potentiel de menacer la capacité même de fonctionnement du tribunal parrainé par l'UE. Le tribunal a donc réagi rapidement. Le 24 septembre, il annonce l'arrestation et le transfert immédiat à La Haye de Salih Mustafa, un ancien commandant de l'UCK accusé de crimes de guerre commis en 1999 pendant le conflit avec la Serbie. Le lendemain, c'est au tour de Hysni Gucati et de Nasim Haradinaj, chef et chef adjoint de l'organisation des vétérans de l'UCK, d'être arrêtés. Ils sont maintenant détenus à La Haye pour leur rôle dans la diffusion des fuites ; leurs bureaux ont été perquisitionnés par les forces de police de l'UE au Kosovo.

Pour Serbeze Haxhiaj, une journaliste kosovare qui a couvert pendant des années la question de l'impunité des crimes de l'UCK et a interviewé des témoins qui ont fait l'objet de menaces, les fuites rendent encore plus difficile tout reportage équilibré sur les Chambres spécialisées. "Pendant des décennies, le discours relatif à la guerre au Kosovo n'a été qu’une glorification du rôle de l'UCK. Publier des reportages sur sa face sombre continue d'être risqué pour les journalistes, c’est considéré comme une trahison nationale et c’est un tabou presque total dans les médias locaux", explique-t-elle.

Haxhiaj souligne que le fait que certains commandants serbes soupçonnés d’être responsables de crimes au Kosovo soient en liberté – comme Ljubisa Dikovic, un ancien commandant des forces armées yougoslaves au plus fort du conflit au Kosovo – crée le sentiment, au sein de la population d'origine albanaise du Kosovo, que la partie serbe n'est pas traitée aussi durement que l'UCK. "Des choses terribles sont arrivées aux Albanais de souche au Kosovo qui n'ont toujours pas d'épilogue judiciaire. Cela conduit à ce que tout soit vu sous l'angle ethnique par la population, y compris les Chambres spécialisées, dont le mandat est si exclusivement axé sur l'UCK."

Le calme avant la tempête

Les documents divulgués ont permis à l'organisation de vétérans du Kosovo de montrer que les procureurs internationaux avaient sollicité l'aide de "la partie serbe" pour "incriminer les Albanais", y compris Adem Jashari, l'un des fondateurs de l'UCK. Cela est normal dans tout processus d'enquête, mais Jashari est largement considéré comme un héros national. De nombreux bâtiments, dont l'aéroport de la capitale Pristina, portent son nom. 46 membres de sa famille élargie, y compris des femmes et de jeunes enfants, ont été tués lorsque les forces serbes ont encerclé leur lieu d’habitation, à Prekaz en 1998, en représailles au rôle de Jashari au sein de l'UCK. Pour le Kosovar lambda, chercher des preuves contre Jashari est impardonnable - de nombreux volontaires ont rejoint l'UCK en réponse à la brutalité du massacre de la famille Jashari.

Outre la capacité du procureur à s'assurer que les témoins sont toujours prêts à participer à de futurs procès, une autre conséquence des fuites pourrait être que le président Thaci et d'autres figures clés de l'UCK puissent ainsi compter sur une réaction publique, voire des manifestations, si et quand ils seront convoqués ou arrêtés par les KSC.