Belgique : le changeur d'argent, le milicien et l’intellectuel rwandais

Une série d’arrestations a eu lieu ces derniers mois en Europe, visant des Rwandais accusés de participation au génocide de 1994. Après Félicien Kabuga en France, trois personnalités ont été arrêtées en Belgique, en octobre, et une autre aux Pays-Bas (lire encadré). Qui sont-ils ?

Belgique : le changeur d'argent, le milicien et l’intellectuel rwandais
Avec trois nouvelles arrestations de Rwandais soupçonnés de génocide, la Belgique vole en tête des pays européens. © JusticeInfo.net
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Pays européen ayant à ce jour mené le plus grand nombre de jugements en rapport avec le génocide des Tutsis de 1994 au Rwanda, la Belgique a interpellé trois nouveaux suspects début octobre, qui ont été placés en détention pendant que l’instruction se poursuit.

Les suspects ont été arrêtés lors de « trois perquisitions effectuées (les) 29 et 30 septembre 2020, dans les arrondissements judiciaires de Bruxelles et du Hainaut », a annoncé dans un communiqué le Parquet fédéral, le 6 octobre. Les enquêtes portent, précise-t-il, sur « des faits de violations graves du droit international humanitaire, commis au Rwanda lors du génocide des Tutsis en 1994, à Kigali » pour lesquels « plusieurs commissions rogatoires internationales ont été exécutées » au Rwanda.

« Chez Basabose » le tout Kigali venait

Le plus connu d’entre eux est Pierre Basabose. Ancien membre de l’armée rwandaise, il fut notamment le chauffeur du colonel Elie Sagatwa, beau-frère et secrétaire particulier de l’ex-président Juvénal Habyarimana, dont l’assassinat, le 6 avril 1994, fut le détonateur du génocide des Tutsis. Sagatwa a lui aussi été tué dans l’attentat.

Au début des années 1990, Basabose était surtout connu pour le bureau de change qu’il tenait en face du marché principal de Kigali. Après sa retraite de l’armée, il s’était converti aux affaires et avait connu une fulgurante prospérité grâce au soutien de la famille présidentielle.

« Quand on rentrait d’une mission à l’étranger, la première chose à faire, après le repos, c’était d’aller chez Basabose, changer en francs rwandais les dollars ou euros qui restaient dans la poche. Il y avait certainement d’autres changeurs, mais moi je ne connaissais que Basabose », se souvient un ancien officier, devenu aujourd’hui un grand éleveur de volaille qui souhaite conserver l’anonymat.

Hauts fonctionnaires, journalistes de la presse gouvernementale, tous passaient « saluer » Basabose, au retour de leurs voyages. « Les années 1992-1993, au cours desquelles des délégations se succédaient presque chaque mois en Tanzanie pour des négociations avec les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR) ont été pour lui une aubaine », raconte une vieille dame qui travaillait dans une pharmacie à deux pas de « Chez Basabose ».

Basabose aurait distribué argent et armes

Mais quel rang tenait-il vraiment au sein de la communauté des affaires ? Faisait-il partie des grosses fortunes du pays ? Difficile à dire. On sait seulement qu’il mettait promptement la main à la poche pour appuyer des causes qui tenaient à cœur au président Habyarimana. En 1993, il devient ainsi, après le président, le deuxième actionnaire de la tristement célèbre Radio-télévision libre des mille collines, qui s’est illustrée par des appels à la haine ethnique avant et pendant le génocide.

Après le génocide et la chute du gouvernement intérimaire en juillet 1994, la principale préoccupation de Basabose est de mettre le pied sur le continent européen. Il arrive ainsi sur le territoire belge en 1995 en provenance d’Allemagne. Il se lance aussitôt dans le petit commerce, en vendant notamment de vieux livres, avant d’ouvrir une boutique, une fois installé à Molenbeek, une commune de Bruxelles. En Belgique, il a obtenu le statut de réfugié politique et avait selon nos informations entamé les démarches pour acquérir la citoyenneté. Une procédure qui se heurtait à l’enquête ouverte à son encontre.

Les détails de son mandat d’arrêt ne sont pas connus, mais des sources au parquet général du Rwanda affirment que Basabose a distribué durant le génocide argent et armes à des miliciens de Gatenga et Gikondo, quartiers de la capitale Kigali, pour les encourager à tuer les Tutsis. Jean Flamme, l’avocat de Basabose rétorque pour sa part que le parquet de Belgique prolonge « la justice du vainqueur » commencée, selon lui, par l’ex-Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), et « participe à la fabrication de dossiers telle qu’organisée par le parquet rwandais en passant par des témoins préparés ».

Twahirwa, le président courroucé

Le deuxième suspect arrêté en Belgique, un ancien chef milicien nommé Séraphin Twahirwa, est également un proche de l’ex-famille présidentielle. « Quoique très sommairement instruit, il avait un bon poste au ministère des Travaux publics, raconte un de ses anciens collègue au ministère. Son père était cousin du très puissant Protais Zigiranyirazo, le beau-frère du président. Surnommé « Monsieur Z », Zigiranyirazo a été acquitté par le TPIR.

C’est en 1993 que ses voisins de quartier mesurent le vrai poids de Twahirwa. Il est arrêté par la gendarmerie, en relation avec un homicide présumé commis par des gardiens de son domicile de Gatenga. La nouvelle parvient aux oreilles du chef de l’État, qui convoque immédiatement le ministre de la Défense. Dans son livre « Rwanda : du Parti-État à l’État-garnison », le ministre James Gasana raconte sa comparution le 10 juin 1993 devant la plus haute autorité du pays, courroucée. « Le président me dit que j’ai lâché la gendarmerie contre un membre de sa parenté, et veut que je fasse libérer l’intéressé », écrit l’ancien ministre. « Je lui réaffirme que je ne peux pas interférer avec les procédures judiciaires dans lesquelles je n’avais pas de compétence. »

« Habyarimana ne sera pas enterré seul »

Se sentant menacé, Gasana fuit le pays. Twahirwa est libéré et revient triomphalement dans son quartier, décidé, plus que jamais, à prouver sa loyauté à la famille présidentielle. C’est avec cette disposition d’esprit qu’il apprend la mort, dans la soirée du 6 avril 1994, de son parent Habyarimana. Erasto Ntihabose qui habitait le quartier de Gatenga se souvient de l’avoir entendu au moins deux fois fulminer, fou de rage. « Le FPR et les Tutsis ont tué le père de la Nation. Ils doivent payer cher. Habyarimana ne sera pas enterré seul. » Twahirwa et ses Interahamwe seraient alors rapidement devenus les maîtres du quartier.

« Le 26 mai 1994, les troupes du FPR-Inkotanyi ont pris la plupart des localités de la ville de Kigali, dont Kicukiro et Gatenga, et ont sauvé des survivants Tutsi et d’autres personnes qui étaient encore entre les mains des tueurs. Gatenga était occupé par de nombreux Interahamwe dirigés par Twahirwa Séraphin », écrit Jean-Damascène Bizimana, secrétaire exécutif de la Commission nationale de lutte contre le génocide (CNLG) dans un document publié le 29 mai dernier.

Christophe Ndangali, « l’intellectuel »

Le troisième suspect arrêté en Belgique, Christophe Ndangali, a un profil très différent. L’ancien diplômé de la Faculté des Lettres de l’Institut pédagogique national a d’abord enseigné, avant d’entamer une longue carrière de cadre supérieur au ministère de l’Enseignement. En 1994, il était directeur de cabinet du ministre et membre du comité central du parti présidentiel, le MRND, dans sa préfecture natale de Byumba.

Après son arrivée en Belgique, il a travaillé dans le cabinet d’un avocat d’origine rwandaise, avant de faire des études de droit et ouvrir son propre cabinet. Parallèlement, l’intellectuel multipliait les interventions dans les médias rwandais en exil, et publiait des articles et des livres. Selon la CNLG, il fait partie d’un groupe d’intellectuels du nord du Rwanda qui ont incité au génocide des Tutsis dès 1993. Les autorités rwandaises l’accusent en outre d’avoir supervisé des massacres à certains barrages à Kigali, en 1994. Il a toujours clamé son innocence.

« Pas de lien » avec l’arrestation de Kabuga

L’interpellation des trois hommes en Belgique a suivi l’arrestation, cinq mois plus tôt, en France, de Félicien Kabuga qui est présenté comme le principal argentier du génocide. Kabuga narguait la justice internationale depuis plus de 20 ans. Pour mettre la main sur le vieux fugitif, le mécanisme onusien qui a pris le relais du TPIR a mis à contribution les services de police de plusieurs pays occidentaux, dont la Belgique.

« Je ne vois pas de lien direct », tranche le professeur Phil Clark, qui enseigne la politique internationale et comparative à l’université SOAS, à Londres. « Tout ceci s’inscrit dans une large politique rwandaise de recherche vigoureuse des suspects de génocide à travers le monde. C’est une haute priorité pour le Rwanda – inspirée de l’expérience d’Israël de continuer la chasse aux suspects de l’Holocauste des décennies après leurs crimes allégués », ajoute le chercheur, qui a beaucoup travaillé sur les procès liés au génocide des Tutsis.

Alors que Kabuga était un fugitif, les trois nouveaux suspects avaient des adresses connues en Belgique et vivaient au grand jour.

LES PAYS-BAS VONT-ILS EXTRADER JOSEPH MUGENZI ?

L’arrestation, le 27 octobre dernier, aux Pays-Bas, de Joseph Mugenzi, s’ajoute à celles survenues en Belgique. Très actif au sein de l’opposition rwandaise en exil, Mugenzi vivait aux Pays-Bas depuis 20 ans. Au Rwanda, il était employé de la Banque nationale du Rwanda (BNR) à Kigali, la capitale, où il possédait également une pharmacie.

Alors que les autorités judiciaires belges et françaises ont choisi de juger elles-mêmes les suspects arrêtés sur leur territoire, leurs homologues néerlandaises ont, de leur côté, procédé dans certains cas à des extraditions à la demande du Rwanda. Mugenzi sera-t-il alors renvoyé devant les juges de son pays d’origine, qui l’accuse d’avoir dressé une liste de Tutsis à tuer dans deux quartiers de la capitale en 1994 ? « Nous espérons qu’il sera extradé comme nous l’avions demandé en 2015 », a déclaré à la presse le porte-parole du parquet général de Kigali, Faustin Nkusi, le lendemain de l’arrestation. Pour les Pays-Bas, « les jugements (devant les juridictions néerlandaises) sont la vraie exception puisque la politique est très orientée vers le renvoi des dossiers de crimes d’atrocités vers les pays où les crimes ont eu lieu et où vivent les témoins, en particulier en Afrique », fait remarquer Thijs Bouwknegt, historien au NIOD Institute for War, Holocaust and Genocide Studies d’Amsterdam.