Dossier spécial « Rwanda, 25 ans après le génocide »

Rwanda : le génocide le plus jugé de l’histoire

Dans l'histoire de la justice, jamais crime de masse n’aura été autant jugé que le génocide des Tutsis du Rwanda, perpétré en 1994. Ni peut-être dans autant de lieux. Le Rwanda a créé plus de 12 000 tribunaux pour que personne n’échappe à sa part de responsabilité. Plus d’un million d’individus y ont été jugés. Tandis qu’un tribunal international installé par l’Onu a contribué à poursuivre les plus hauts responsables et qu’une dizaine de pays occidentaux ont également mené quelques procès symboliques. Et la tâche est sans fin.

Rwanda : le génocide le plus jugé de l’histoire
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Quand le Front patriotique rwandais (FPR) prend le pouvoir à Kigali, en juillet 1994, le système judiciaire n'existe plus. La plupart des magistrats ont été tués, d'autres sont partis en exil. Il n'y a plus ni gendarmerie, ni police judiciaire, ni structures judiciaires. Quelques semaines plus tard, les cachots communaux, les prisons à peine réhabilitées et d'autres centres de détention improvisés regorgent de dizaines de milliers de personnes accusées d'avoir participé au génocide des Tutsis – 600 000 à 1 million de morts, selon les estimations, entre avril et juillet 1994.

Deux ans plus tard, le Rwanda publie « la loi organique du 30 août 1996 sur l'organisation des poursuites des infractions constitutives du crime de génocide ou de crimes contre l'humanité, commises entre 1er octobre 1990 et le 31 décembre 1994 ». Il se dote ainsi d’une compétence temporelle plus vaste que celle du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), créé au lendemain du génocide par les Nations unies et qui ne couvre que la période du 1er janvier au 31 décembre 1994.

Sur l'histoire du génocide, deux opinions divergent quant à son commencement. Alors que la communauté internationale considère que le génocide des Tutsis a été perpétré à partir du 6 avril 1994, après l'assassinat du président hutu Juvénal Habyarimana, les nouvelles autorités rwandaises affirment, de leur côté, que les pogroms anti-Tutsis, organisés dès le déclenchement de la rébellion du FPR, en octobre 1990, font partie d'un plan génocidaire en place depuis de longues années.

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Une vingtaine d'exécutions publiques

La loi de 1996 crée au sein de chaque tribunal de première instance une chambre spécialisée chargée des affaires en rapport avec le génocide. Elle instaure la procédure d'aveu et de plaidoyer de culpabilité en échange de réductions de peines et répartit les accusés de génocide en catégories, selon la gravité des crimes allégués.

Fin 1996, les premiers procès commencent. Au nombre des principales difficultés, les observateurs relèvent notamment le manque d'avocats de la défense dans un grand nombre d'affaires. « La mise en pratique du droit de se défendre et plus particulièrement d'être assisté d'un défenseur de son choix, gratuit au besoin, n'a pas toujours été chose aisée dans le cadre du contentieux du génocide », constate l’ONG Avocats sans Frontières (ASF) dans son rapport « Le crime de génocide et les crimes contre l'humanité devant les tribunaux ordinaires du Rwanda », publié en 2004. « Au début des procès, certains sièges des anciennes chambres spécialisées s'étaient montrés réticents à accorder des remises aux justiciables qui, à la première audience, comparaissaient seuls et exprimaient le souhait d'être assistés d'un avocat. Les juges qualifiaient fréquemment une telle demande de manœuvre dilatoire », relève le rapport.

A l'époque, même les avocats rwandais hésitent à défendre les accusés de génocide. ASF met courageusement des avocats à la disposition de certains accusés et de certaines parties civiles mais la demande est de loin supérieure à l'offre. Dans quelques cas, les juges – qui n'étaient pas forcément des juristes de formation –renversent le fardeau de la preuve, exigeant de l'accusé qu’il prouve son innocence, note encore ASF.

Parmi ceux qui ont pu comparaître avec l'assistance d'un avocat figure Froduald Karamira. Karamira est présenté comme l'un des ténors du radicalisme hutu, l’inventeur de l’expression « Hutu Power » derrière laquelle vont se regrouper les tenants de l’extrémisme hutu. Le 14 février 1997, il est condamné à la peine de mort. Le 24 avril 1998, au petit matin, il est fusillé publiquement à Nyamirambo, un quartier de Kigali, près de son ancien domicile et du stade où il avait l'habitude de haranguer les foules. Une vingtaine d’autres condamnés à mort subissent le même sort ce jour-là dans le pays. Ce seront les seules exécutions judiciaires dans le Rwanda de l’après-génocide. Le pays finira par abolir le châtiment suprême en 2007, sans doute pour lever le principal obstacle aux extraditions depuis des pays tiers et aux renvois devant la justice rwandaise de certaines affaires du TPIR.

Huit personnes mises en accusation par le TPIR sont officiellement encore en fuite. En cas d’arrestation, cinq d’entre elles seraient renvoyées au Rwanda pour y être jugées.

Les huit hommes qui ont échappé au TPIR

« Retrouver et arrêter les fugitifs est une priorité pour mon Bureau. La coopération des États demeure essentielle pour que nous puissions nous acquitter de cette fonction résiduelle le plus rapidement possible », a déclaré, en décembre dernier, devant le Conseil de sécurité, Serge Brammertz, procureur du Mécanisme (MTPI) qui assure les fonctions restantes, dites « résiduelles », du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Vingt-cinq ans après le génocide, huit personnes mises en accusation par le TPIR sont officiellement encore en fuite.

La réinvention des gacaca

De nombreux autres jugements suivront, mettant en cause analphabètes ou universitaires, portefaix ou riches hommes d'affaires, mineurs ou majeurs, hommes ou femmes. On estime alors à environ 9000 le nombre de personnes jugées par ces chambres spécialisées. Mais le gouvernement est déjà bien conscient d'une chose : il lui faudrait plusieurs dizaines d'années, à un coût faramineux, pour juger tous les détenus (la Croix-Rouge internationale publiera le chiffre de 144 000 suspects de génocide en prison, dont des milliers périront avant d’être jugés).

C'est ainsi qu'en 1998 s'ouvrent des consultations sur l'opportunité de puiser dans la tradition rwandaise quand les sages du village, personnes réputées intègres, s'asseyaient sur le gazon (gacaca, en langue rwandaise) pour trancher les différends. Les tribunaux gacaca, version pénale contemporaine d’une tradition transformée et adaptée aux circonstances, sont en train de naître. Ils vont marquer l'histoire judiciaire mondiale.

La première loi sur ces tribunaux ancrés dans les communautés est publiée en mars 2001. Elle sera plusieurs fois modifiée pour répondre aux difficultés rencontrées dans son exécution et s’adapter, avec un pragmatisme certain, à l’évolution des besoins.

Les objectifs recherchés sont l'accélération des procès, la manifestation de la vérité à travers la participation de la communauté, et la réconciliation. L'aveu se trouve au centre du processus. Bénévoles, les personnes appelées à siéger dans les Gacaca seront élues au sein de leur communauté sur le seul critère de l'intégrité.

Les travaux de ces tribunaux démarrent le 18 juin 2002, avec le lancement de la phase de « collecte des informations » sur le déroulement du génocide, une sorte d'instruction menée publiquement, souvent sous un soleil de plomb, avec la participation de témoins et victimes. Les procès proprement dits s'ouvrent en mars 2005 dans quelques juridictions pilotes, avant de se généraliser par la suite à l'ensemble du pays.

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2 millions d’affaires, 1 million de personnes jugées

Ce sont ainsi plus de 12 000 tribunaux qui sont installés à travers le pays. A tous les échelons administratifs, dans toutes les communes, sur des milliers de collines, une gigantesque entreprise de justice se développe, sans précédent dans l’histoire.

Lorsque le président Paul Kagame procède à la clôture des Gacaca, en juin 2012, ces tribunaux auront entendu, selon un bilan officiel, le chiffre titanesque de 1 958 714 affaires visant 1 003 227 individus, dont la grande majorité ont été reconnus coupables. Coupable de quoi, cela n’est pas toujours très clair. D’après les statistiques des affaires (à différencier des individus, pour lesquels les données ne sont pas disponibles), 1 320 634 d’entre elles (soit 67,5 %) ont eu trait à des pillages et destructions de biens. Pour la catégorie des suspects de meurtres, tortures, outrages et violences physiques, un total de 577 528 affaires ont été jugées (29%). Le taux d’acquittement, 37 %, y est beaucoup plus élevé que dans les vols de biens (4%). Enfin, dans la première catégorie – celle des organisateurs, autorités et auteurs de violences sexuelles –, on compte 60 552 affaires jugées (3,5%), avec un taux de 12% d'acquittements.

« Il y a eu des peines d'emprisonnement allant de 5 à 10 ans, des peines de perpétuité totalisant 5 à 8 % des verdicts et des acquittements pour 20 à 30 % », précise alors le ministre de la Justice, Tharcisse Karugarama. « Le processus gacaca a réaffirmé la capacité des Rwandais à trouver des solutions à leurs propres problèmes », se félicite Paul Kagame, dans le plus grand stade du Rwanda. « La justice gacaca a été directement administrée par le peuple et au nom du peuple », poursuit le chef de l'Etat. Ce système « a bien servi le peuple rwandais et au-delà même de nos attentes. Il n'y avait pas meilleure alternative », ajoute-t-il, avec la fierté constante des solutions made in Rwanda.

Succès et périls d’une justice de masse

Dans un rapport publié en mai 2011, alors que les Gacaca avaient terminé l'essentiel des procès, l'organisation de défense des droits de l'homme Human Rights Watch (HRW) dresse un bilan plus « mitigé » de cette justice sur le gazon. Tout en reconnaissant que ce système « a connu certaines réussites » comme « la tenue de procès rapides avec la participation populaire, une réduction de la population carcérale, une meilleure compréhension de ce qui s'est passé en 1994 », HRW affirme avoir « constaté un large éventail de violations (des principes d'un) procès équitable ». L'organisation épingle notamment « des restrictions sur la capacité de l'accusé à établir une défense efficace ; de fausses accusations, dont certaines basées sur la volonté du gouvernement rwandais de faire taire les critiques ; du détournement du système Gacaca pour régler des comptes personnels ; d'intimidation de témoins à décharge par des juges ou par des autorités ». Selon HRW, des victimes de viols pendant le génocide auraient également souhaité que leurs affaires restent de la compétence des tribunaux ordinaires, « dotés d'une meilleure protection des renseignements personnels » (un amendement de 2008 a élargi la compétence des Gacaca aux crimes sexuels commis dans le cadre du génocide).

L'organisation reproche, enfin, au gouvernement rwandais de ne pas avoir inclus dans la compétence des Gacaca les crimes commis par des éléments du FPR. Pour le pouvoir, aucun risque « d’équivalence » entre ces crimes – que le procureur général Gerald Gahima qualifiera, dans un entretien en 2001, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité – et le génocide ne saurait être pris. Seul le génocide des Tutsis sera jugé.

Face à cette critique, le ministre Karugarama accuse l'organisation américaine de se moquer « des efforts de tous les Rwandais qui travaillent ensemble pour promouvoir la justice et la réconciliation ». Il appelle à tenir « compte de l'énormité des défis auxquels le Rwanda était confronté après le génocide ». Et insiste : « Le choix des gacaca par le Rwanda doit être considéré dans son contexte. Après le génocide, le pays était anéanti et avait très peu de gens ayant une formation juridique. Gacaca a été une réponse à cela. »

Le reste du monde fait sa part du travail

Parallèlement à l’œuvre judiciaire accomplie au Rwanda, la communauté internationale, soucieuse de se racheter après son abandon du Rwanda en 1994, établit un Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), installé à Arusha, en Tanzanie. Prévu avec un mandat de quatre ans renouvelable, il durera vingt-et-un ans, mettant en accusation 90 individus, pour en poursuivre effectivement 75 et en juger 73. Dont le seul non Rwandais à avoir été condamné pour incitation au génocide, l’Italo-Belge Georges Ruggiu, ancien agent de la sécurité sociale belge venu se perdre au Rwanda quelques mois avant le génocide pour terminer comme animateur au sein d’une radio, la RTLM, devenue célèbre dans le monde entier pour ses appels au meurtre et sa contribution sinistre aux massacres. Surtout, le TPIR permet d’arrêter et de juger plusieurs chefs de l’armée, de nombreux membres du gouvernement et dirigeants de partis politiques, des préfets et des bourgmestres (maires), des responsables de médias, d’église, de milices, en plus de quelques commerçants.

Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), créé en novembre 1994 par l’Onu et basé à Arusha (Tanzanie), a officiellement fermé ses portes en décembre 2015. En vingt ans, il a mis en accusation 89 Rwandais et 1 Belge pour leur rôle dans le génocide. 75 d’entre eux ont été effectivement poursuivis, dont 73 ont été jugés. 9 ont plaidé coupable et 14 ont été acquittés.

Les temps forts de vingt ans de procès au TPIR

Enfin, depuis vingt ans, au nom du principe dit de « compétence universelle », une dizaine de pays – Suisse, Belgique, France, Suède, Allemagne, Norvège, Pays-Bas, Finlande, Etats-Unis et Canada – ont jugé 22 responsables du génocide. D’autres procès sont notamment en attente en Belgique et en France.

La fin des Gacaca et la fermeture du TPIR ne marquent cependant pas la fin des procès de génocide, crime imprescriptible. Au Rwanda, une loi a été votée pour la gestion judiciaire de l’après-gacaca. Conformément à ce texte, les nouvelles poursuites pour génocide se déroulent devant les tribunaux ordinaires. Ces procédures, qui se font rares et passent souvent inaperçues, impliquent notamment de suspects rentrés d’exil après la clôture des Gacaca. Par ailleurs, une chambre spéciale a été créée pour juger des accusés renvoyés ou extradés par des pays tiers ou remis par l’ex-TPIR qui a clos ses travaux fin 2015.

Expulsions, remises, transferts : qui a renvoyé des suspects de génocide pour qu’ils soient jugés, et vers où ?

Carte des transferts et extraditions

Ainsi le génocide des Tutsis du Rwanda aura été, de loin, le plus jugé de l’histoire, même s’il ne sera « jamais totalement jugé », comme l’a noté le juriste et essayiste Antoine Garapon, dans une récente préface au premier livre de François-Xavier Nsanzuwera, qui avait été le premier procureur général au lendemain des massacres. Une entreprise judiciaire unique et extraordinaire où le Rwanda, en particulier, a défié l’idée partout ailleurs admise qu’il ne peut y avoir de justice de masse après un crime de masse.


Les informations et données rassemblées dans ce dossier proviennent de la couverture des journalistes de Justiceinfo et de leurs recherches. Comme indiqué, elles sont complétées par d'autres sources : rapport des juridictions gacaca, rapports Human Rights Watch et ASF, TPIR.