Gilbert Naccache, la mémoire de Cristal

Dissident politique et juif, Gilbert Naccache a longtemps subi répression et attaques antisémites  de la part du pouvoir et de ses concitoyens tunisiens. Ce militant de gauche, ancien prisonnier politique et considéré par certains comme « un monument de la résistance tunisienne », est mort le 26 décembre. Sans avoir vu l’issue du procès qui le concernait, du fait des lenteurs de la justice transitionnelle en Tunisie.

Gilbert Naccache, la mémoire de Cristal
Photo de couverture du livre de Gilbert Naccache "Cristal" paru en 1982 aux éditions Salammbô. © Jacques Perez
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« La vérité, quoi qu’on fasse, est révolutionnaire », déclare-t-il lors d’une audience publique, en novembre 2016. Fin septembre, Joseph Gilbert Naccache, militant tunisien de gauche et ancien prisonnier politique, devait assister à la troisième séance de ce procès des jeunes Perspectivistes de 1968, dont il était l’un des symboles, devant la chambre pénale spécialisée de Tunis. Mais deux juges ayant été mutés à la suite de la rotation annuelle des magistrats, la chambre de Tunis avait reporté toutes ses audiences. La suite du procès n’a pas eu lieu et Gilbert Naccache, « Papy » pour ses amis, 82 ans, est décédé le 26 décembre sur son lit d’hôpital, à Paris, des suites de complications vasculaires cérébrales.

L’écriture pour combattre l’amnésie

Gilbert Naccache
Gilbert Naccache, lors d'une séance de dédicace au 22e Maghreb des Livres, 13 et 14 février 2016.

Gilbert Naccache, dissident politique résilient, n’a jamais cédé à la haine, ni à la rancœur malgré la répression qu’il a subie de la part du régime de Bourguiba et les attaques, notamment racistes, qu’il a affrontées tout au long de sa vie. A côté de l’humour et de l’amitié, l’écriture a probablement représenté, pour lui, la meilleure thérapie. Il s’y est livré avec la liberté, l’intelligence et la sincérité qui le distinguaient et qui ont fait de lui « un homme d'une stature intellectuelle désormais rare », selon l’éditeur Karim Ben Smail, ou encore « un monument de la résistance tunisienne », selon Vincent Geisser, politologue français. « Pour combattre cette espèce de seconde mort, pour rendre ce qui caractérise l’humanité, à savoir cette chaîne ininterrompue de connaissances à travers les générations, je n’ai que la parole, la parole écrite surtout », note Naccache dans l’avant-propos d’un livre de souvenirs paru en 2009, « Qu’as-tu fait de ta jeunesse ? ».

S’il publie aussi « Le Ciel est par-dessus le toit » en 2005, « Vers la démocratie ? » en 2011, et « Le Manchot » en 2013, son chef d’œuvre reste « Cristal ». Un récit, puissant et très personnel, paru en 1982, dont les divers chapitres ont été consignés clandestinement sur l’emballage de paquets de cigarettes d’une marque locale bas de gamme, Cristal. Une manière de narguer la prison et ses gardiens, qui veillaient pourtant à ce que toute correspondance sortie des geôles de Bourguiba subisse une haute surveillance, une fouille intégrale. Dans cet ouvrage, Naccache nous fait découvrir le sinistre univers de la prison civile de Tunis, puis celle de Borj Erroumi, creusée dans les grottes de la montagne de Bizerte, où il a passé, en tout, près de dix ans de sa vie. Son témoignage, détaillé, est le premier du genre sur l’univers carcéral tunisien des années 60 et 70. Quasiment cinématographique, sa description des geôles, du pavillon des condamnés à mort qui vivent en sursis en attendant l’heure fatidique, des privations, des relations entre les détenus, et de la vie quotidienne dans ce microcosme est fouillée, précise et très imagée.

Double peine  pour dissidence et origines juives

Ancien trotskyste, membre du Parti communiste tunisien, Gilbert Naccache adhère tardivement au groupe des Perspectivistes. Mais cet engagement va lui valoir trois arrestations en mars 1968, février 1972 et décembre 1973. Dans ses écrits, il reviendra sur l’université des années 60, « restée un lieu de relative démocratie, comme une enclave libre au milieu d’un territoire occupé ». Portés par les idéaux de ces fébriles années où, partout dans le monde, l’irruption de la jeunesse ouvrait des brèches et accusait des ruptures, les jeunes révolutionnaires tunisiens ne pensaient pas que la répression du régime allait s’abattre sur eux d’une manière aussi féroce.

« Après une campagne de presse qui nous avait parue folle, où certains n’avaient pas hésité à réclamer la peine de mort pour nous, nous sommes passés devant une Cour de sûreté de l’État spécialement créée à notre intention », écrit-il dans Cristal. « Et à notre stupéfaction, on nous infligea des peines qui, totalisées, car il y avait de nombreux chefs d’inculpation, atteignaient seize ans de prison pour Nourredine [Noureddine Ben Khedher, son grand ami et compagnon de cellule]... Cinq ans sur ce total pour avoir rappelé par écrit la théorie marxiste de l’État, « complot contre la Sureté de l’État », alors que les classiques marxistes se vendaient librement en librairie ! »

Sa vie durant, Gilbert Naccache a subi une double sanction pour dissidence et origines juives. Malgré son engagement sans merci pour les libertés publiques en Tunisie et sa décision de retourner à Tunis, en 1962, pour participer à l’édification du jeune État indépendant après des études d’agronomie à Paris, il raconte avoir toujours été perçu comme un étranger. Une double peine qu’il savait éluder par une pirouette linguistique, une plaisanterie, ou une injure dans le dialecte tunisien.

Un militant engagé de la justice transitionnelle

Au début des années 2000, Naccache est contraint de quitter la Tunisie pour la France. Son fils, alors adolescent, ne peut plus supporter les insultes antisémites, qu’il affronte quotidiennement. Naccache revient dans son pays avec la révolution de 2011. L’ancien trotskyste aura gardé son utopie et sa pureté révolutionnaire jusqu’au bout. Il prend part à la réflexion sur une nouvelle constitution respectueuse des libertés publiques, ainsi qu’aux premiers débats balbutiants sur la justice transitionnelle. Gilbert Naccache et sa femme, Azza Ghanmi, féministe et militante des droits humains, sont présents lors des sit-in de protestation des blessés et des familles des martyrs de la révolution. Ils sont parmi les animateurs les plus actifs du groupe « Vérité et Justice », créé par une partie du public présent à l’audience du Tribunal militaire du 12 avril 2014. Ce jour-là, la Cour d’appel militaire prononce des non-lieux et des sentences légères contre 53 hauts cadres de la sécurité, accusés d’avoir usé de la force contre les manifestants pacifistes de la période révolutionnaire. Un verdict qui génère chez le couple un sentiment diffus de frustration. Au printemps 2015, le groupe « Vérité et Justice » prend l’initiative de faire tourner une pétition contre les intentions de réconciliation économique du président de la République Béji Caied Essebsi. Puis, le 17 novembre 2016, lors de l’inauguration des auditions publiques devant l’Instance vérité et dignité (IVD), Naccache témoigne.

Les Tunisiens qui suivent cet événement sur la télévision découvrent alors le passionnant parcours de cet homme avide de liberté, d’égalité et de dignité. Un homme qui n’a pourtant jamais revendiqué le moindre statut de héros. 

Témoignage de Gilbert Naccache devant l'Instance Commission et Vérité

« Gilbert Naccache est mort. Au suivant »

Les hommages ont plu à l’annonce du décès de Gilbert Naccache. Certains sont allés jusqu’à réclamer des funérailles nationales en son honneur. L’ancien prisonnier politique et intellectuel a été inhumé le 30 décembre, selon ses vœux, au cimetière des Libres penseurs de Bourjel, à Tunis. Dans un cimetière archicomble, sa mort a uni toutes les familles de la gauche tunisienne, illustrant l’impact de ce résistant sur des générations de militants de ce courant de pensée. Walid Kasraoui, gravement blessé lors de la révolution, qui poursuit depuis quinze jours, avec d’autres, une grève de la faim dont l’objectif est la publication officielle de la liste des blessés et des martyrs des évènements du 17 décembre 2010-14 janvier 2011, s’est exclamé, dans une oraison funèbre : « Gilbert, tu as été plus solidaire avec nous que l’État qui est le nôtre. Nous ne sommes pas venus ici portés par nos jambes pour te rendre ce dernier hommage, car nous les avons perdues au moment de la révolution. C’est notre cœur, qui nous a amenés jusqu’ici. »

Mais ces hommages s’accompagnent d’une amertume. « Gilbert Naccache est mort. Au suivant », s’est lamenté Elmy Khadri, prisonnier d’opinion islamiste dans les années 90 et président de l’Association Karama (Dignité), qui milite pour la reddition des comptes sur les graves crimes commis dans le passé. Aux yeux de beaucoup, Naccache part, comme tant d’autres victimes, avant que le très long processus judiciaire de justice transitionnelle ne lui rende justice et ne ferme ses plaies béantes.  La prochaine audience du procès qui concernait Naccache est prévue le 1er février. Pour lui, si justice il y a un jour, elle sera posthume.