Dossier spécial « L'humanité à l'heure du crime colonial »

Au Canada, les tombes des enfants autochtones secouent la conscience nationale

Depuis deux mois, les Canadiens redécouvrent avec stupeur les détails d’un passé violent. Durant plus d’un siècle, de nombreux enfants autochtones sont morts dans des pensionnats où on les scolarisait de force. L’identification de centaines de tombes a fait resurgir cette sombre mémoire coloniale. L'événement secoue l’Église et les responsables politiques.

Au Canada, les tombes des enfants autochtones secouent la conscience nationale
Sur les lieux d'anciens pensionnats, comme ici à Mani-u tenam, les communautés autochtones accrochent aujourd'hui chaussures et vêtements d'enfants pour se souvenir des abus subis.© Pascale Guéricolas
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Le 27 mai, la nouvelle éclate. La nation Tk’emlups te Secwépemc, en Colombie-Britannique, découvre les traces de tombes anonymes sur le site d’un ancien pensionnat autochtone, situé dans cette communauté. Des relevés effectués par un géo-radar, qui permet de capturer des images du sous-sol sans creuser, détectent la présence d’environ 200 sépultures non identifiées à Kamloops, dans l’Ouest canadien, là où de nombreux élèves autochtones ont été scolarisés entre 1890 et 1969. Nouveau coup de tonnerre le 23 juin, toujours dans l’Ouest, à Marieval, au Saskatchewan. Cette fois, il s’agirait de 751 tombes mises au jour par le géo-radar près d’un autre pensionnat, situé dans la communauté Coweness.

Plusieurs autres découvertes macabres ont suivi depuis, notamment près de Vancouver. On dénombre actuellement près de 1 300 de ces sépultures oubliées, tout près des établissements où des communautés religieuses appuyés par les gouvernements de l’époque, qui ont tenté pendant des décennies d’assimiler 150 000 jeunes autochtones. Cette mise au jour d’un passé longtemps occulté a provoqué une vague d’indignation sans précédent, d’un bout à l’autre du Canada.

Brusquement, les citoyens de ce pays pacifique ont pris conscience de la violence subie par plusieurs générations d’autochtones, arrachées à leur famille et à leur culture pour vivre dans une autre langue. Pire, la police a souvent aidé les prêtres et les communautés religieuses à s’emparer des jeunes enfants pour les expédier à des centaines de kilomètres de chez eux. Victimes de maladies infantiles et de mauvais traitements, des milliers d’entre eux n’ont jamais revu leurs parents.

Une commission vérité, et puis rien

En 2015, la Commission vérité et réconciliation (CVR) a entendu les témoignages de ceux et de celles qui ont vécu dans ces pensionnats, d’une côte à l’autre du pays. Défaits, en larmes, effondrés, ces rescapés ont raconté les sévices subis, confié leurs peurs. Ils ont expliqué comment le système tentait « de tuer l’Indien dans l’enfant ». Le but : faire de ces descendants des peuples de la forêt et de la toundra des Canadiens comme les autres.

Le rapport final de la Commission estimait à 3 125 élèves le nombre d’enfants morts dans ces institutions. Depuis, ce bilan provisoire a été porté à 6 000 décès, répartis dans 140 pensionnats entre 1880 et 1997. Six des recommandations finales de la CVR concernaient d’ailleurs ces enfants disparus, pour que leurs familles connaissent enfin les circonstances de leur décès et le lieu de leur sépulture.

Et depuis ? Rien. Aucun plan d’action pour fournir des renseignements sur celles et ceux que leurs parents ont attendu en vain à l’arrêt du train ou du bus, à la fin de l’année scolaire. Aucun dossier d’archives transmis aux frères, sœurs, cousins et voisins qui ont perdu un membre de la parenté ou un ami. Le vide et le silence, comme si cette histoire accablante n’avait jamais existé.

Futures fouilles à l’ancien pensionnat de Sept-îles

Pourtant, lorsque la nouvelle de la découverte des tombes anonymes est tombée, Shan Dak Puana a presque poussé un soupir de soulagement. « Enfin nous avons les preuves de ce qu’on raconte depuis des années », s’exclame cette militante infatigable des droits des autochtones, qui vit dans la communauté innue de Uashat, près de Sept-îles, un port le long du fleuve Saint-Laurent, au Québec. « Jusque-là, les gouvernements ne nous écoutaient pas. Beaucoup de non-autochtones faisaient preuve de déni. J’espère que, désormais, les gens vont se montrer empathiques et comprendre les énormes problèmes sociaux qui découlent de la colonisation et du passage dans les pensionnats. »

Jean-Guy Pinette, une des victimes du pensionnat de Mani-u tenam, près de Sept-îles. ©Pascale Guéricolas

Ce mal de vivre, cette difficulté à conjuguer l’identité blanche imposée par la scolarisation forcée et l’identité autochtone, Jean-Guy Pinette peut en parler pendant des heures. En arrivant à 7 ans au pensionnat proche de Sept-îles, à des centaines de kilomètres de chez lui, il a tout perdu. Sa langue, sa culture, son lien privilégié avec ses grands-parents. Cinquante ans plus tard, il contemple le terrain gazonné de Mani-u tenam, où se trouvaient jadis les deux bâtiments qui logeaient les jeunes garçons et les jeunes filles arrachés à leur famille. Tous fréquentaient l’école juste en face, devenue depuis un dispensaire. « Encore aujourd’hui, certains ex-pensionnaires se sentent mal quand ils entrent dans ce bâtiment », raconte le sexagénaire. « L’odeur, les lieux, leur rappellent les traumatismes qu’ils ont vécu. »

Les élus de la communauté envisagent d’ailleurs de démolir cet édifice, pour faire enfin table rase du passé. C’est le sort qu’a subi, en 2013, un petit bâtiment lié au pensionnat. Réunis en cercle autour des ruines noircies, les survivants ont pleuré, crié, raconté au reste du village ce qu’ils avaient vécu entre ces murs. Intervenant spirituel auprès des jeunes, Jean-Guy Pinette croit beaucoup à l’impact de ce genre d’événement. Au cours des prochains mois, des recherches utilisant un géo-radar, comme celui à l’œuvre sur les sites dans l’Ouest canadien, doivent avoir lieu sur le terrain de l’ancien établissement, non loin de plage. Il s’agit de savoir si les tombes abritant les restes d’enfants décédés dans les années 40 ou 50 s’y trouvent.

« Il faut que cette histoire soit connue pour qu’on cesse d’être des victimes »

« Cela risque de rouvrir nos plaies encore vives », confie Jean-Guy Pinette, « on va avoir mal. Mais on va aussi se donner de l’amour, on va se donner de la force. Cela va permettre aux ex-pensionnaires d’expliquer aux plus jeunes ce qui s’est passé. De leur faire comprendre pourquoi leurs grands-parents ou leurs parents qui ont vécu au pensionnat consomment de la drogue ou de l’alcool. Il faut que cette histoire soit connue pour qu’on cesse d’être des victimes. »

À quelques kilomètres du site, Maricham Kapesh mise, elle, sur l’approche traditionnelle comme les cercles de guérison ou les tentes de sudation pour aider les membres de sa communauté à affronter leurs démons intérieurs. « Il nous faut nous rebâtir comme peuple », affirme cette septuagénaire qui a passé huit ans de sa vie dans le même pensionnat que Jean-Guy Pinette. « J’ai été une des premières dans ma communauté à dénoncer les agressions sexuelles subies au pensionnat. On voulait me faire taire car je m’attaquais à l’Église », poursuit-elle. « Finalement, la découverte des tombes montre que la vérité finit toujours par se savoir. Les Québécois, en particulier les jeunes, doivent entendent notre histoire de notre bouche. Cela va nous permettre un jour de bâtir des liens et de penser à la réconciliation. »

La directrice du programme en études autochtones à l’Université de Montréal, Marie-Pierre Bousquet, partage cette analyse. En dirigeant un ouvrage sur l’histoire des pensionnats au Québec, elle a pu constater que très peu de gens écoutaient la parole des autochtones. « Actuellement, tout le monde a l’air de tomber des nues en découvrant la présence de ces tombes non identifiées », constate l’anthropologue. « Pourtant, plusieurs rapports de commissions, écrits par des experts, documentent depuis longtemps la disparition d’enfants. Est-ce que les politiciens, comme [le premier ministre canadien] Justin Trudeau qui pleure devant les caméras, les ont lus ? ».

L’Eglise pointée du doigt

Marie-Pierre Bousquet se réjouit de l’élan d’empathie actuel envers les autochtones, qui pousse des citoyens à venir rencontrer les communautés pour partager leur peine. Événement sans précédent, plusieurs villes à travers le Canada n’ont pas célébré la fête nationale, le 1er juillet, pour réfléchir à la façon dont cette nation s’est bâtie. Mais la chercheuse, habituée des archives des congrégations religieuses, sait aussi que le travail qui s’amorce risque de prendre du temps – beaucoup de temps. « Le géo-radar que l’on utilise sur les sites des anciens pensionnats ne fournit pas des images de grande qualité du sol », explique-t-elle. « Il faut ensuite que des archéologues, des bio-anthropologues, des archivistes collaborent. Cela demande beaucoup de ressources. Sans compter que des corps se dégradent rapidement dans la terre, au bout de quelques décennies. »

Les Oblats, une congrégation religieuse qui a géré un grand nombre de pensionnats à travers le Canada pendant plus d’un siècle, s’engagent désormais à collaborer aux recherches dans leurs archives. Même si trouver les boîtes correspondant au registre des enfants disparus dans de multiples établissements n’est pas une tâche toujours aisée, quand le souci du classement n’existait pas. Sans parler de nombreuses archives dont on ignore tout simplement où elles se trouvent.

Depuis la découverte des tombes anonymes, l’Église est pointée du doigt. Beaucoup de voix s’élèvent au Canada, dont celle du premier ministre, pour exiger des excuses du Pape. Une demande qui figurait déjà dans les recommandations de la CVR, il y a six ans.

« J’espère que le gouvernement fédéral ne va pas en profiter pour se dédouaner de son inaction envers les autochtones », s’exclame Marie-Pierre Bousquet. En effet, la scolarisation forcée des enfants et le démantèlement des familles faisaient partie d’un plan précis des autorités canadiennes pour assimiler les autochtones. Et le rapport de dépendance dans lesquels vivent ces communautés existe encore aujourd’hui, notamment à travers la Loi sur les Indiens, mise en place en 1876 et qui régit leur rapport au territoire.

Photo d'archives de l'ancien pensionnat de Mani-u tenam. © DR

Au Québec, les opprimés oppresseurs

Pour la juriste Fannie Lafontaine, qui a participé en 2019 à l’analyse du rapport sur l’Enquête sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (ENFFADA), les événements actuels secouent l’imaginaire. Ils aident la population à comprendre la violence coloniale et la réalité du génocide, dit-elle. Sans parler des injustices qui se perpétuent de nos jours.

« Voir des tombes anonymes ouvre l’esprit de certaines personnes qui niaient encore ces événements », explique cette professeure de droit à l’Université Laval, à Québec. « Cela fait longtemps que les autochtones d’ici évoquent le génocide colonial qu’ils ont subi, une idée difficile à accepter pour les gens qui en bénéficient sans l’avoir vécu. » Cette tension entre colonisés et colonisateurs se fait particulièrement sentir au Québec. Depuis les années 60, les Québécois nationalistes dénoncent le colonialisme perpétré par les élites anglophones depuis la Conquête, à la fin du 18e siècle, un élément moteur pour réclamer davantage d’autonomie vis-à-vis du gouvernement fédéral. Dans ce contexte, difficile pour les Québécois de se considérer comme des oppresseurs des autochtones. Au point que l’imaginaire collectif célèbre volontiers les alliances historiques entre les Premières nations et les Français arrivés aux 17e ou 18e siècle, tandis que les Anglais se seraient montrés, eux, davantage belliqueux.

Depuis quelques semaines, cette vision idyllique des relations entre le Québec et sa population autochtone se nuance. Certains prennent conscience que la réalité des pensionnats a marqué aussi cette province, même s’ils se sont mis en place un peu plus tard que dans le reste du Canada. « Pour la première fois, les Canadiens reconnaissent que les autochtones ont subi des meurtres, car ils disposent de preuves matérielles », analyse Guy Lanoue, directeur du Département d’anthropologie à l’Université de Montréal. « Jusque-là, leur récit n’était pas pris en compte car aucune institution politique ne les défendait. Désormais, des avocats, des chercheurs autochtones, outillés avec les mêmes armes que les Blancs, peuvent revendiquer cette histoire. »

Une révolution ? Pas encore…

Le politologue Thierry Rodon espère comme d’autres que le capital de sympathie envers les Premières nations et les Inuits, suscité par la découverte des tombes, puisse devenir un élément important pour transformer les relations de pouvoirs au Canada. D’autant plus que le respect des minorités et la décolonisation font partie des sujets de discussion en ce début de 21e siècle, particulièrement chez les jeunes. Mais il souligne que pour devenir davantage autonomes et retrouver leur dignité, les autochtones doivent pouvoir développer leur territoire. Or, pour l’instant, la quasi-totalité de celui-ci appartient toujours au gouvernement fédéral, un élément qui peut être décisif dans un pays qui tire une grande partie de sa richesse de ses ressources naturelles.

« Certaines négociations ont lieu depuis des années, mais les autorités canadiennes peuvent les rompre unilatéralement à leur guise », décrit ce titulaire de la Chaire de recherche sur le développement durable du Nord, à l’Université Laval. « D’autre part, beaucoup de programmes subventionnés destinés aux autochtones ont été coupés en 1996, lors de la lutte contre le déficit public. Et les réinvestissements ne sont pas suffisants pour fournir assez de logements, ou encore l’accès à l’eau potable. » Tout cela lui fait dire que le mouvement actuel de sympathie envers les autochtones ne ressemble pas encore à une révolution.

Richard Kistabish, un survivant du pensionnat que l’Onu a choisi pour participer à un comité pour la défense des langues autochtones à travers le monde, espère que les gouvernements et les institutions religieuses vont enfin reconnaître que les Premières nations et les Inuits sont exclus de la société. « Ils doivent nous dire la vérité », insiste ce militant ashinabé. « Actuellement, ils coupent des arbres, creusent des mines, sans rien remplacer. »

Soulignant les connaissances, les valeurs, et les facultés d’adaptation dont faisaient preuve les premiers habitants de l’Amérique du Nord, avant que les Européens n’arrivent, le septuagénaire rêve de restaurer la mémoire de ses parents et de ses ancêtres. Une fois cette histoire racontée, il sera temps d’imaginer un présent et un avenir, dit-il.

Déjà, concernant les tombes les autorités politiques semblent avoir mieux saisi le message des Premières nations et des Inuits, qui représentent environ 3,8% de la population canadienne. Tant le gouvernement fédéral que les gouvernements provinciaux ont clairement indiqué que la décision de fouiller ou non les sites des anciens pensionnats relevait de chaque communauté. Ils ont alloué des fonds spéciaux pour amorcer les recherches et, comme à Sept-îles, la discussion s’engage au sein de chaque nation pour savoir comment procéder. Pour l’instant, l’exhumation d’éventuels restes humains ne semble pas être une priorité. On entend davantage parler de la nécessité de donner une sépulture à ces enfants selon les rites propres à chaque communauté. Une façon, peut-être, d’accomplir un deuil resté en suspens pendant de longues décennies.