OPINION

Uruguay : une loi au profit des auteurs de crimes contre l’humanité?

Aux quatre coins du globe, des criminels invoquent le Coronavirus pour tenter de sortir de prison. En Uruguay, un groupe de sénateurs va plus loin : il propose une loi permettant d’assigner à résidence tous les condamnés âgés de plus de 65 ans, au bénéfice direct d’au moins vingt-six anciens militaires ou civils condamnés pour crimes contre l’humanité.

Eduardo Ferro
L'ex-colonel Eduardo Ferro (pris en photo en 2007 à Montevideo) aujourd'hui âgé de 73 ans pourrait bénéficier d'une libération anticipée, tout comme vingt-six autres militaires et civils emprisonnés pour des crimes graves en Uruguay. © Pablo Porciuncula / AFP
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Actuellement, un projet de loi accordant l'assignation à résidence à toutes les personnes condamnées âgées de plus de 65 ans est examiné au Sénat uruguayen. Il a été présenté par trois sénateurs du parti d’extrême droite Cabildo Abierto, membre de la coalition au gouvernement. Ce parti regroupe de très nombreux militaires et il est présidé par un ancien commandant en chef de l’armée, le général Guido Manini Ríos. Il défend la dictature civico-militaire dont il n’a jamais condamné les crimes contre l’humanité.

Si cette loi était adoptée, elle bénéficierait immédiatement aux vingt-six anciens militaires et civils qui sont en prison, condamnés définitivement ou prévenus, pour des crimes contre l’humanité et dont la situation est habilement ciblée par les termes du projet. Les quatorze autres condamnés pour ce genre de crimes en Uruguay sont déjà assignés à résidence. Cette loi bénéficierait aussi immédiatement aux dizaines d’anciens tortionnaires et assassins dont les procès, longtemps empêchés ou très ralentis par la législation transitionnelle, en sont encore, presque cinquante ans après les faits, au stade des enquêtes préliminaires : ils seraient assurés d’une impunité presque totale et définitive. Ce serait aussi le cas de tous ceux, la majorité, qui ont réussi jusqu’à maintenant à échapper complètement à la justice.

Torture systématique et disparitions forcées

Les crimes commis sont pourtant nombreux et gravissimes. En Uruguay, un petit pays de trois millions d’habitants, la répression féroce des mouvements politiques et syndicaux a fait, pendant les années noires (1968-1985), près de 7 000 prisonniers politiques, tous violemment et méthodiquement torturés. On compte 197 détenus disparus et plus de 200 assassinats politiques. Treize enfants ont été victimes de disparition forcée. 380 000 uruguayens ont été contraints à l’exil pendant cette période.

Lors du coup d’État du 27 juin 1973, les militaires avaient laissé en place le président élu Juan María Bordaberry qui gouvernait déjà sous régime d’exception, tout comme son prédécesseur dès 1968. Comme dans les autres dictatures associées au sein du plan Condor à l’époque (Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Paraguay et Uruguay) la doctrine ultra-répressive de « sécurité nationale » s’est imposée dans tous les domaines : éducation, culture, information, étaient sévèrement contrôlées, les activités syndicales et politiques, interdites. Les arrestations arbitraires, difficiles à dénombrer, étaient généralisées. La terreur était un mode de gouvernement.

Les militaires doivent quitter le pouvoir en mars 1985, suite à un plébiscite perdu en 1980. Leur départ a été très soigneusement négocié avec les partis, pour assurer, en échange de l’amnistie des prisonniers politiques, l’impunité des criminels d’État.

Une trentaine d’auteurs condamnés

Une loi « de caducité de la prétention punitive de l’État » qui interdit les poursuites contre des militaires et des policiers pour des délits commis dans l’exercice de leurs fonctions pendant la période de facto est adoptée dès décembre 1986. Son abrogation, soumise au referendum en 1989 puis en 2009, n’a pas été obtenue.  La terreur avait laissé des séquelles durables. Cette loi d’impunité a bloqué toute possibilité d’enquête et de poursuites concernant les crimes de la dictature pendant plus de vingt ans.

A partir de 1996, des Marches du Silence massives défilent à Montevideo tous les 20 mai, date anniversaire de l’assassinat en 1976 des parlementaires Zelmar Michelini et Héctor Gutiérrez Ruiz. Elles expriment l’exigence de la société uruguayenne tout entière: « Où sont-ils ? » qui n’a pas cessé depuis.

Grâce à la ténacité des familles des victimes qui ont toujours réclamé vérité et justice, des défenseurs des droits humains et de quelques avocats et magistrats courageux, les premières enquêtes démarrent, difficilement, au début des années 2000. Suivent les inculpations de quelques hauts dignitaires de la dictature pour des assassinats politiques et des disparitions forcées : les dictateurs Bordaberry et Gregorio Alvarez, le ministre des Affaires étrangères Juan Carlos Blanco…

En octobre 2011, cinq ans après l’arrivée de la gauche au pouvoir en Uruguay, une « loi interprétative de la loi de caducité » est adoptée. Elle exclut de la loi de caducité les crimes contre l’humanité, imprescriptibles. Cette loi rend possibles des enquêtes et des inculpations, mais les avocats défenseurs ont multiplié depuis dix ans les recours pour ralentir les procédures dont seule une faible proportion a pu aboutir. Les témoins, comme les coupables et les victimes, vieillissent ou meurent, les preuves s’effacent et ceux qui savent refusent de parler. Une trentaine de répresseurs seulement, dont aucun n’a manifesté le moindre regret pour les actes commis, a reçu une condamnation définitive.

Créé en 2018, le Parquet spécialisé en Crimes contre l’humanité a cependant permis d’augmenter l’efficacité de la justice, en centralisant les affaires de même nature. Beaucoup de recours dilatoires ont par ailleurs atteint leurs limites et, en 2021, un nombre record de condamnations définitives à des peines de prison ou d’inculpations avec prison préventive – treize- a été prononcé. L’extradition depuis l’Espagne de l’ex colonel Eduardo Ferro, resté fugitif plusieurs années en Europe, a été obtenue. Le tribunal Suprême de Rome a confirmé la condamnation à perpétuité d’un autre répresseur, Jorge Troccoli, résidant en Italie, en même temps que celles de treize autres uruguayens jugés en absence.

Une initiative contraire au droit international

Mais les tenants de l’impunité et les nostalgiques de la dictature ne baissent pas les bras et ce projet de loi en est une nouvelle preuve. Les arguments avancés : pandémie, surpopulation carcérale, ne sont pas recevables. Les prisonniers pour crimes contre l’humanité sont détenus dans de très bonnes conditions dans une prison spéciale, Domingo Arenas. Leur nombre est négligeable en rapport aux 14 000 prisonniers uruguayens. Quant aux raisons humanitaires et de santé, la loi autorise déjà la détention en établissement de soins ou l’assignation à résidence pour raisons de santé et beaucoup de ces criminels en ont déjà bénéficié ou en bénéficient toujours.

Cette initiative a pour objectif, en atténuant la sanction pénale imposée à la fraction déjà très réduite de bourreaux condamnés en Uruguay, de nier grossièrement l’extrême gravité des atrocités commises et de diminuer l’importance des peines de prison relatives aux condamnations, qui est une garantie indispensable de la non-répétition de ces crimes.

La longue impunité déjà très large de ces crimes, à propos de laquelle l’Etat uruguayen a été mis en garde à plusieurs reprises par la Cour interaméricaine des droits humains (CIDH) en serait encore renforcée. Cinq rapporteurs spéciaux du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme viennent d’écrire aux autorités uruguayennes. Ils leur rappellent que, si cette loi était adoptée, elle serait contraire au droit international et à différents traités de droits humains, dont la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, que l’Uruguay a signés et ratifiés.

Le président uruguayen Luis Alberto Lacalle Pou et plusieurs membres en vue de la majorité actuelle, au sein de laquelle les tenants déterminés de l’impunité des crimes de la dictature occupent une place stratégique, ont pris position publiquement en faveur de ce projet qu’ils veulent faire approuver avant la fin de l’année 2021.

Notre association ¿Dónde Están?-Où sont-ils? dénonce ce projet et rejoint en cela tous les collectifs qui s’opposent en Uruguay à l’impunité des crimes de la dictature et travaillent avec acharnement depuis des dizaines d’années pour la vérité et la justice.

Elena SalgueiroELENA SALGUEIRO

Ancienne professeure, Elena Salgueiro est née en Uruguay et vit en France depuis 1971. Elle a été membre, à partir de 1972, du Comité de défense des prisonniers politiques en Uruguay qui a fonctionné à Paris jusqu’à la fin de la dictature en 1985. Elle est depuis 2018 présidente de l’association ¿Dónde Están ?-Où sont-ils ?, créée en 1997, qui travaille en France pour les disparus et contre l’impunité en Uruguay.

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