Tunisie : une loi de "réconciliation", en rupture avec la justice transitionnelle

La corruption, la fraude fiscale et le détournement de biens publics peuvent désormais être amnistiés en Tunisie. Le président Kaïes Saïed a usé, le 21 mars, de ses pouvoirs exécutifs étendus pour signer un décret-loi sur la réconciliation pénale. Celle-ci vient compléter la loi adoptée en 2017 sous la présidence de Béji Caïd Essebsi. Suscitant, elle aussi, un tôlé dans la société civile.

Des magistrats et avocats tiennent des pancartes et banderolles sur lesquelles on peut lire
Sit in des magistrats et avocats devant le Tribunal de première instance de Tunis, le 10 février, suite à la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature, qui avait refusé de valider la loi dite de réconciliation pénale du président tunisien Kaïes Saïed. © Olfa Belhassine
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« Nous avons choisi ce jour pour nous pencher sur un projet ambitieux, et j'ai souhaité que ce soit justement le jour de la fête de l'Indépendance, pour présenter (…) le projet de décret-loi sur la réconciliation pénale. Afin que le peuple puisse récupérer l'argent qui lui a été volé, au lieu de se contenter des affaires judiciaires en instance devant les tribunaux, et qui n'ont pas permis à notre peuple de récupérer grand-chose », annonçait le président tunisien Kaïes Saïed, le 20 mars 2022.

L’ancien professeur de droit constitutionnel ajoutait : « Ces fonds, que nous récupérerons nous les reverserons aux pauvres et aux régions défavorisées et ce, par ordre de priorité allant des plus démunis aux moins défavorisés ». Dès le lendemain, le décret présidentiel relatif à la réconciliation pénale a été publié au Journal officiel.

Essebsi l’avait rêvé, Saïed l’a fait

Ainsi, Saïed a fait ce dont Essebsi avait rêvé. Après plus de deux années de conflit avec la société civile, son prédécesseur Béji Caïd Essebsi (2014-2019) avait réussi à faire adopter une loi dont les ambitions ont été révisées à la baisse au moment de son adoption, en septembre 2017. Il avait dû, alors, mettre de côté la possibilité d’amnistier comme il le souhaitait les hauts commis de l’État soupçonnés de malversations mais aussi les hommes d’affaires et les auteurs d’infractions fiscales.

Wahid Ferchichi, professeur de droit public, était membre de la commission technique chargée en 2012 de mettre en place un projet de loi portant sur la justice transitionnelle tunisienne. Il se souvient de ce collègue discret et solitaire, qui a pris gout à la politique avec la révolution de 2011 et qui assistait à certaines de leurs réunions : « Saïed n’a pas beaucoup changé. Depuis 2012 la réconciliation pénale l’obsède. Il n’arrêtait pas de la défendre au cours de nos débats ».

Rediriger les fruits de la fraude vers les régions

Depuis la chute de Ben Ali, ce projet de loi de « réconciliation nationale » revient telle une arlésienne dans la bouche des politiques. Saïed en parle depuis son élection à la magistrature suprême, en 2019.

La nouvelle loi permet l’octroi d’une amnistie à tout homme ou femme d’affaires demandeur de « réconciliation financière » ayant un dossier judiciaire en examen devant une juridiction tunisienne pour corruption, pots de vin, crime de change, crime douanier et détournement de biens publics. La condition pour en bénéficier est de rembourser ou d’investir les montants litigieux dans le développement régional, suivant une priorisation des régions selon leur taux de pauvreté.

Un projet en accord parfait avec la volonté affichée de Saïd de changer le système politique tunisien en inversant la pyramide des pouvoirs. Ce qu’il nomme « la construction démocratique par la base », qu’il affirme mettre en œuvre depuis qu’il est devenu seul maître à bord de l’État en décrétant l’état d’exception le 25 juillet 2021, en gelant le parlement et en limogeant le chef du gouvernement.

Dissolution du Conseil supérieur de la magistrature

Un décret-loi, en date du 22 septembre 2021, accorde au président des pouvoirs sans précédent. Ce décret comprend la suspension de la Constitution de 2014 à l’exception de son préambule et des deux premiers chapitres, relatifs aux dispositions générales et aux droits et libertés, la possibilité pour le président de légiférer dans tous les domaines, l’impossibilité de recours pour inconstitutionnalité des décrets lois, et la désignation par le président d’un gouvernement dont il dirige le conseil hebdomadaire. Saïed s’est appuyé sur ce décret-loi de super président pour mettre en place « sa » loi relative à la réconciliation pénale.

Mais il y a eu un couac. Le 27 décembre dernier, le ministère de la Justice a saisi le Conseil supérieur de la magistrature pour avis concernant ce projet de loi. L’organisme indépendant refuse de le valider. Il rappelle qu’une loi relative à la justice transitionnelle a constitué des chambres criminelles spécialisées, qui traitent parmi leurs dossiers ceux en rapport avec la corruption et les malversations financières. Le Conseil fait remarquer qu’un décret-loi ne peut en aucun cas annuler et remplacer une loi organique votée par la majorité du parlement. Le 6 février, Saïed annonce la dissolution du Conseil et son remplacement par un « Conseil provisoire » dont il a nommé la plupart des membres.

« Un tribunal d’exception », selon Bensedrine

Une même logique semble s’appliquer au décret-loi sur la réconciliation pénale composé de 51 articles. Une commission chargée de la réconciliation pénale sera formée auprès de la présidence de la République. Ses membres, huit en tout, seront nommés par décret présidentiel. Le chef de L’État a le droit de révoquer ses membres. 

Le bénéficiaire de la réconciliation devra, dès le début du processus, payer 50 % de la somme subtilisée à l’État et fixée par la commission ou 50 % du coût de réalisation d’un projet de développement régional correspondant au même montant. La présentation de cette première tranche permettra à chaque individu concerné de profiter d’une réconciliation dite provisoire stoppant les poursuites judiciaires. La réconciliation ne sera finale que suite au paiement de l’intégralité de la somme exigée dans un délai n’excédant pas les trois mois. Ceci conduira à l’annulation des poursuites et des peines prononcées contre l’auteur de malversations financières.

Sihem Bensedrine, ancienne présidente de l’Instance vérité et dignité (IVD), tire la sonnette d’alarme : « Manquant de transparence et d’indépendance, la commission ne dispose ni des outils, ni du cadre juridiques pour rendre les sentences requises sur un crime ou un délit de corruption. Il s’agit d’un tribunal d’exception, qui n’offre aucune garantie judiciaire ».

De leur côté trente ONG de la société civile et internationale ont protesté, dans un communiqué publié la semaine passée où elles comparaient cette nouvelle législation à la loi sur la réconciliation administrative qu’avait fait adopter l’ex président Essebsi en 2017, qui « n’a en rien libéré l’esprit d’initiative de l’administration comme pourtant promis par ses défenseurs », cite le communiqué.

Et les principes de non répétition des violations ?

Les organisations de la société civile dénoncent la non-conformité du décret-loi avec les principes de la justice transitionnelle, à savoir la révélation de la vérité, la redevabilité et la réforme des institutions, qui garantissent la non répétition des violations. « Ce qui va ancrer la culture de l’impunité, déjà très diffuse dans plusieurs systèmes de l’État », commentent les Ongs.

Est-ce à dire que les chambres spécialisées seront suspendues ? « Non », indique Ahmed Aloui, officier au bureau du Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme de Tunis. « Saïed compte par contre leur retirer les dossiers en lien avec les hommes d’affaires soupçonnés d’exactions financières. Une procédure qui risque d’entraîner une augmentation de la corruption », ajoute-t-il. Aloui rappelle que la justice transitionnelle a démontré que des liens indissociables existaient pendant la période de la dictature entre les violations des droits humains et la corruption. En outre, ajoute-t-il, ce genre d’initiatives entrave le processus de la justice transitionnelle et remet en question ses objectifs, à savoir les réformes institutionnelles et les garanties de non répétition.

« La Tunisie avec ce décret reniera-t-elle toutes les conventions internationales qu’elle a signées et notamment celles se rapportant à la lutte contre la corruption ? », s’interroge l’officier des droits de l’homme. La réponse doit être « non », selon lui. « Car même si les mécanismes de la justice transitionnelle ne figurent plus dans la ‘nouvelle’ constitution, du référendum à venir du 25 juillet 2022, les engagements de la Tunisie, les traités qu’elle a ratifiés, ont une valeur supra-législative », dit Alaoui.

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