Tunisie:l'enfer des prisons

Tunisie:l'enfer des prisons©Héla Ammar
Prison
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Hèla Ammar, juriste et artiste photographe vient de consacrer un livre de récits et d’images* à un sujet sur lequel planait jusque là une foule de tabous et d’interdits : l’espace carcéral tunisien. Un univers de la déchéance humaine, de l’(in)justice et de la maltraitance qu’elle restitue avec un sens aigu de la vérité doublé de sa sensibilité d’artiste. La transition démocratique peine à pénétrer au cœur des prisons. Hèla Ammar fait partie des cinq artistes tunisiens qui exposent actuellement au Mucem (Marseille) leurs « Fragments d’une Tunisie contemporaine » (du 13 mai au 28 septembre 2015). Rencontre. Le site de la photographe.

 

C’est un fait inédit en Tunisie qu’un citoyen de la société civile accède à l’intérieur de l’espace carcéral. Qu’est ce qui vous a mené sur le chemin de douze prisons ?

-En février 2011, j’ai fait partie de la Commission nationale d’investigation sur les faits et abus commis pendant la révolution, dont la mission consistait à enquêter sur les violations des droits de l’homme perpétrées du 17 décembre 2010, moment du soulèvement populaire, jusqu’au 23 octobre 2011, date des élections de l’Assemblée constituante. Je devais auditionner les responsables pénitentiaires ainsi que les détenus au sujet des incendies, décès et mutineries qui ont eu lieu dans les prisons tunisiennes pendant la révolution. A l’époque, la commission a eu carte blanche : on pouvait rencontrer les détenus dans leurs chambrée, visiter les moindres recoins des prisons et même prendre des photos. Hèla Ammar

Une réelle brèche de liberté s’était ouverte. Le personnel pénitencier ne demandait qu’a témoigner de ses pénibles conditions de travail et les détenus voulaient que le monde extérieur découvre la réalité du cadre où ils étaient confinés. Mais une année après en retournant dans les couloirs de la mort pour mener une enquête commandée par une association abolitionniste, il ne nous était plus permis ni de visiter les prisonniers dans leur espace intime, ni de prendre des photos. L’ambiance avait changé : la désillusion s’est installée de nouveau dans les prisons et les arrestations des premiers salafistes remplissaient l’espace d’une grande tension.

Que s’est-il vraiment passé dans les prisons du pays au moment de la révolution ?

-Dotés de télévisions dans les chambrées, les détenus étaient informés de tout ce qui se déroulait dans la rue le 14 janvier 2011, à savoir les appels à l’aide des citoyens, la psychose des snipers, les incendies dans les postes de police. Les prisonniers ont été gagnés par la peur eux aussi et ont profité du relâchement sécuritaire pour attaquer les gardiens avec les lattes en fer de leurs lits, brûler leurs paillasses, se ruer vers la sortie et tenter de défoncer les portes de leurs cellules. Des bombes lacrymogènes ont été jetées à l’intérieur des chambrées, des balles réelles tirées par les forces de sécurité. Des prisonniers ont été tués, d’autres mutilés, d’autres encore soit grièvement blessés ou brulés vifs. Les mutineries dans plusieurs prisons ont fait près de 300 morts et blessés. Plus tard, des représailles contre les mutins ont eu lieu, torture, réclusion solitaire, privation de soins adéquats, intimidation…Les familles des personnes décédées ont reçu des dédommagements comme pour les martyrs de la révolution. On a considéré que l’Etat avait failli à son obligation de veiller à la sécurité des prisonniers.

Comment se présentent les conditions de vie à l’intérieur des prisons tunisiennes ?

-Les prisons ressemblent à des squats aménagés à la hâte. Ce sont d’anciennes fermes coloniales ou des bâtiments très anciens mal éclairés, sales, puants, froids et humides en hivers et suffocants en été. Ils ne répondent pas aux normes de sécurité. D’où les possibilités de mutineries. Les prisons tunisiennes sont surencombrées, elles reçoivent le double de leur capacité d’accueil. Contrairement aux dispositions de la loi tunisienne et des textes internationaux, les primo délinquants sont mêlés aux récidivistes, aux détenus en état d’arrestation préventive, aux criminels dangereux et aux condamnés à de longues peines. D’un lieu de repentance, la prison devient alors l’école du crime d’autant plus qu’cause de la surpopulation, les ateliers de formation ne fonctionnent pas. « C’est ici que nous avons tout appris », affirment dans leurs récits les jeunes récidivistes.

Vous avez poursuivi votre voyage à travers les prisons en visitant le couloir de la mort. L’enfer carcéral, le vrai, se situe-t-il à ce niveau là ?

-Lors de ma première visite en 2011, les condamnés à mort étaient regroupés dans un pavillon situé entre celui des homosexuels et celui des tuberculeux. Ils n’avaient aucun rapport avec l’extérieur : pas de couffin de victuailles ramené par la famille, pas de droit de visite, pas de courrier. Ils incarnaient les oubliés de la terre. C’est comme s’ils étaient donnés pour morts dès l’instant de leur sentence. Même leurs familles ne pouvaient pas savoir s’ils étaient encore vivants. Voilà deux ans, l’ex président de la République Moncef Marzouki a commué la peine de mort en perpétuité et les condamnés à la peine capitale logent aujourd’hui avec les autres condamnés et bénéficient des mêmes droits. Leurs conditions se sont améliorées peu à peu. La Tunisie a signé le 20 décembre 2012 un moratoire sur la peine de mort. Une décision importante certes mais qui n’a aucun caractère contraignant. La seule solution viable à cette cause, qui mobilise une partie de la société civile tunisienne, est l’abolition de la peine de mort.

Pourquoi à votre avis torture, humiliations et maltraitance continuent à être le lot quotidien des prisonniers y compris après la révolution et les changements politiques que connait la Tunisie ?

-Malheureusement en Tunisie comme dans tous les pays qui ont vécu sous une dictature, on pense encore que pour châtier les détenus, la prison ne se doit pas être seulement un espace de privation de liberté, mais aussi un lieu de l’humiliation incarnée. Cette banalisation de la violence révèle une défaillance dans l’apprentissage des droits de l’homme. Pourtant aujourd’hui une bonne partie du personnel pénitentiaire, qui lui aussi souffre de pénibles conditions financières et de travail, insiste sur sa volonté de bénéficier de stages de perfectionnement ou de recyclage afin de gérer autrement les prisons. « Nous n’avons que la violence comme moyen pédagogique pour imposer le respect de la loi et maintenir l’ordre. Que faire d’autre devant l’explosion du nombre des détenus ? », s’interrogent-ils. Aujourd’hui, il faudrait changer tout le dispositif de l’espace carcéral : revoir le cadre de détention, mettre en place des peines alternatives visant la petite délinquance, donner toute son importance à la réinsertion pour réduire le taux de la récidive, réformer le statut des agents pénitentiaires. Tout est à refaire. Absolument tout. Un accord a été signé en 2012 entre le ministère de la Justice et des organisations de la société civile pour que ces dernières puissent accéder à l’intérieur des prisons et suivre l’état des détenus. Il faudrait que les rapports élaborés périodiquement par ces associations soient rendus publics afin d’en finir avec la loi du silence imposée jusque là sur l’espace carcéral !

Pouvez-vous nous présenter votre parti-pris artistique ? Pourquoi cette option dans votre livre pour le noir et blanc et pour la superposition des images ?

- Le noir et blanc est souvent utilisé pour les formes documentaires. Tel un témoignage intemporel, il franchit la frontière du temps. Le noir et blanc reflète parfaitement ce que j’ai ressenti à l’intérieur des prisons : j’y suis entrée comme on traverse les murs, les notions d’espace et de temps s’effacent. Sans la superposition des images, qui préserve l’anonymat des personnes et des lieux, mes photos se seraient rapprochées d’un certain voyeurisme. Elles auraient enlevé aux détenus le peu de dignité qu’ils s’acharnaient à garder. D’autre part, ce que je voyais en passant d’une cellule à l’autre, d’une souffrance à l’autre, s’ajoutait à mes chocs émotionnels, d’où la superposition aux clichés de la réclusion ce regard de femme, celui d’un modèle avec lequel je travaille. Autant les textes de l’ouvrage laissent libre cours à la parole des détenus et des gardiens, autant les photos sont le reflet de mon regard et de ma subjectivité sur l’espace carcéral.

 

 

*« Corridors », de Héla Ammar. Cérès Editions, Tunis, 2015. 129 pages, 28 DT