OPINION

La commission vérité centrafricaine peut-elle échapper aux mauvais augures ?

Le parlement centrafricain se réunit cette semaine pour voter, entre autres, le projet de loi sur la Commission vérité, justice, réconciliation et réparations (CVJRR) chargée d’« établir la vérité sur les graves événements nationaux depuis 1959 ». Mais la CVJRR n’est pas la première commission à s’affronter à cette immense tâche en Centrafrique. Or, plusieurs facteurs lui font courir le risque de subir le même échec que la Commission de 2003, explique Enrica Picco, chercheuse et spécialiste de la Centrafrique.

La commission vérité centrafricaine peut-elle échapper aux mauvais augures ?
C'est en 2015, au forum de Bangui, qu'est née l'idée de la Commission vérité, justice, réconciliation et réparations. © Pacome Pabandji / AFP
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Nous sommes le 15 septembre 2003 et la Commission vérité et réconciliation (CVR) ouvre ses travaux à Bangui. La République Centrafricaine (RCA) vient de sortir d’une crise longue et violente : entre 2001 et 2003, les affrontements entre les troupes fidèles au président Ange-Félix Patassé et celles qui soutiennent la rébellion de son ancien chef d’état-major, François Bozizé, ont secoué une grande partie du pays. Pour la première fois, le changement au sommet de l’État n’a pas été une simple question interne à l’armée centrafricaine. Les deux prétendants au pouvoir ont pu compter sur l’appui de combattants étrangers et de mercenaires : Patassé a reçu le soutien de troupes libyennes, de rebelles congolais sous le contrôle de Jean-Pierre Bemba et de mercenaires tchadiens guidés par Abdulaye Miskine ; Bozizé, de son côté, a été renforcé par des soldats de la garde présidentielle du Tchadien Idriss Déby et par des mercenaires de ce même pays. Cette lutte pour le pouvoir a provoqué le déplacement forcé d’une centaine de milliers de civils, ainsi que des assassinats, des violences sexuelles de masse et des pillages, commis à la fois par les forces de l’armée centrafricaine (FACA) et par les combattants étrangers.

La CVR fait alors partie du dialogue national que le nouveau président, François Bozizé, a dû lancer sous la pression de la communauté internationale pour légitimer sa prise de pouvoir. Les assises du dialogue se sont divisées en six commissions, axées principalement sur les enjeux politiques, sécuritaires, économiques et sociaux. La CVR a des objectifs très ambitieux – parmi lesquels « établir une comptabilité précise des faits qui gangrènent la société centrafricaine depuis les années 60 jusqu'à ce jour » et « promouvoir l'entente et la réconciliation nationale véritable » – mais du temps et des pouvoirs très limités pour les atteindre. Malgré tout, en quinze jours seulement, les membres de la commission réussissent à faire un diagnostic assez précis des causes de la « situation catastrophique » du pays et des responsabilités de chaque chef d’État depuis l’indépendance, en proposant des solutions à court, moyen et long terme aux principaux problèmes identifiés. Ils auditionnent également huit personnes, parmi lesquelles le premier ministre de Bozizé, Abel Goumba, et l’ancien président David Dacko. Dans son rapport final, la CVR suggère de poursuivre ses travaux au-delà du dialogue national, afin de recevoir les plaintes des victimes, continuer les auditions, chercher des financements pour les réparations et voter une loi d’amnistie.

Le risque d’un engagement vide de contenu

Aujourd’hui, les Centrafricains qui se souviennent de l’expérience de la CVR ne sont pas nombreux, et les raisons en sont assez évidentes. Le dialogue national de 2003 faisait partie d’une opération de légitimation du nouveau président auprès des pays de la région et des partenaires qui devaient financer la reconstruction et les réformes, notamment la France. Il s’agissait d’un dialogue entre vainqueurs, puisque l’ancien président Patassé avait été exclu du processus à cause d’une plainte pour crimes de guerre déposée contre lui devant la Cour pénale internationale (CPI). En outre, la CVR était loin d’avoir l’autorité pour enquêter sur les violations graves de droits de l’homme commises par les troupes fidèles au nouveau président. Au lieu de se fonder sur la participation des victimes et l’établissement des faits et des responsabilités, la réconciliation nationale ne s’est finalement appuyée que sur un seul acte : la demande de pardon du général Bozizé pour les « dérapages » de la rébellion qui l’avait porté au pouvoir. Dans ce contexte, évidemment, la recommandation de poursuivre les travaux de la CVR était restée lettre morte.

Tant à Rome en 2017 qu’à Khartoum en 2019, la CVJRR a représenté le compromis parfait entre l’amnistie et la lutte contre l’impunité, un engagement vide de contenu qui pouvait mettre d’accord toutes les parties au conflit sans toucher leurs intérêts.

Les circonstances qui ont amené, aujourd’hui, à la création de la Commission vérité, justice, réconciliation et réparations (CVJRR) sont sans doute différentes de celles de 2003. Le projet de la Commission a été proposé pour la première fois en 2015, lors du Forum de réconciliation nationale qui avait réuni à Bangui plus de 600 représentants des partis politiques, des groupes armés, de la société civile et des confessions religieuses, en provenance de tout le pays. A son origine, la CVJRR est donc l’expression sincère de la volonté des Centrafricains de tourner une page très sombre de leur histoire, celle du coup d’État de 2013 et des affrontements intercommunautaires qui l’ont suivi. Mais au cours des années suivantes, la Commission s’est progressivement éloignée de ses origines et s’est transformée en un outil politique indispensable aux élites pour les négociations de paix. Tant à Rome en 2017 qu’à Khartoum en 2019, la CVJRR a représenté le compromis parfait entre l’amnistie et la lutte contre l’impunité, un engagement vide de contenu qui pouvait mettre d’accord toutes les parties au conflit sans toucher leurs intérêts.

Base sociale étroite et pressions politiques

C’est à cause de cette évolution que les enseignements de la Commission de 2003 redeviennent d’une grande actualité. En effet, les deux éléments qui ont marqué l’échec de cette première commission ne sont pas moins pertinents aujourd’hui. D’abord, la CVJRR pourrait manquer de la base sociale nécessaire pour atteindre ses objectifs. La consultation populaire nationale qui s’est déroulée en juillet 2019 n’a, en effet, couvert qu’une partie très limitée du territoire, principalement la capitale et ses alentours. Les populations les plus vulnérables, celles qui vivent dans les zones sous contrôle des groupes armés ainsi que le million de Centrafricains qui se sont déplacés à l’intérieur du pays ou se sont réfugiés dans les pays voisins, n’ont pas été consultés. En outre, même si le projet de loi inclut des équipes mobiles, la CVJRR reste extrêmement centralisée à Bangui, ce qui est la garantie presque certaine d’oublier le reste des Centrafricains si l’on prend en considération les conditions des routes et des transports dans le pays.

Cette centralisation de la CVJRR augmente aussi son exposition à tous types de pressions politiques. La RCA se prépare aux élections présidentielles, fixées en décembre 2020, dans un contexte politique explosif : d’un côté, les partis de l’opposition au président Touadera se sont réunis dans une plateforme qui regroupe une quinzaine d’acteurs politiques dont les premières démonstrations ont été réprimées par la force par les autorités ; de l’autre, malgré les sanctions onusiennes et le mandat d’arrêt international émis contre lui, le retour à Bangui de l’ancien président Bozizé et sa possible candidature aux présidentielles pourrait déstabiliser complètement une scène politique où Touadera tenait son deuxième mandat pour acquis.

Avec un mandat aussi ambitieux que celui de la Commission de 2003, la CVJRR devra se prononcer sur la responsabilité de plusieurs leaders politiques centrafricains qui occupent des fonctions institutionnelles, ce qui pourrait se révéler impossible en l’absence d’une vraie volonté politique de renouvèlement des élites du pays. L’appui technique et financier des institutions internationales – qui avait d’ailleurs manqué en 2003 – ne sera pas suffisant pour que la CVJRR atteigne ses objectifs. Le cas de la Centrafrique risque ainsi de démontrer que la multiplication des institutions de justice – aux côtés des tribunaux ordinaires, de la Cour pénale spéciale, de la CPI – ne se traduit pas nécessairement par une lutte plus efficace contre l’impunité.

Enrica PiccoENRICA PICCO

Enrica Picco est avocate et chercheuse, spécialiste de l’Afrique centrale et ancienne membre du Groupe d’Experts des Nations Unies sur la Centrafrique. Avec une quinzaine d’années d’expérience sur le terrain (principalement avec Médecins sans Frontières), Enrica Picco a combiné des postes de gestion avec des recherches et conférences. Elle travaille actuellement avec un large éventail d’institutions, notamment les Nations unies, des ONG internationales et des groupes de réflexion. Elle est également l’auteure de plusieurs articles pour des journaux et des revues académiques et maître de conférence à l’Université Ramon Llull de Barcelone. Ses recherches se concentrent sur les dynamiques de conflit, les déplacements de population et les questions de justice.