Autochtones au Canada : le prix de la réconciliation

Plus de quatre ans après le rapport de la Commission vérité et réconciliation, dans lequel la protection de l’enfance était un des éléments phares, le gouvernement canadien rechigne à payer pour les victimes autochtones des politiques menées par le Canada depuis des dizaines d’années dans ce dossier. La colère gronde et, le 12 février, l'Assemblée des Premières nations a déposé un recours collectif exigeant 10 milliards de dollars de compensation.

Autochtones au Canada : le prix de la réconciliation
À Manawan (communauté située au nord de Montréal, au Québec), en juin 2019, des familles de la Première nation Attikamek tiennent une cérémonie en hommage à leurs enfants disparus, envoyés à l'hôpital sans leurs parents et qui ne sont jamais revenus. © Marie-Laure Josselin
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La protection de l’enfance était le premier appel à l’action de la Commission vérité et réconciliation du Canada (CVR) qui a rendu son rapport en décembre 2015. Elle avait, après avoir entendu plus de 6 000 témoins dont la plupart était des rescapés des pensionnats, eu du mal à accepter que de tels actes ait pu se produire « dans un pays tel que le Canada qui se targue d’être le bastion de la démocratie, de la paix et de la gentillesse partout dans le monde », et rappelé que des enfants avaient subi des « sévices, physiques et sexuels, et sont décédés » dans ces pensionnats. Mais plus de quatre ans plus tard, la question de l'indemnisation des enfants autochtones victimes de placement en institutions vient mettre à mal la réconciliation officiellement prônée par le premier ministre Justin Trudeau.

Entre la fin du 19e siècle et 1996, plus de 150 000 enfants autochtones avaient été arrachés à leur famille, leur culture, leur terre et placés dans des pensionnats, essentiellement dirigés par des communautés religieuses. « Le colonialisme du Canada dans ses relations avec les peuples autochtones remonte à bien loin. Cette histoire, et les politiques de génocide culturel et d’assimilation qui y sont rattachées, ont laissé de profondes cicatrices dans les vies de nombreux Autochtones, sur les communautés autochtones ainsi que sur la société canadienne dans son ensemble, et ont eu des effets dévastateurs sur les relations entre les Autochtones et les non-Autochtones. Les préjudices se sont accumulés sur une très longue période et les relations se sont détériorées au même rythme, et il faudra du temps pour cicatriser les plaies du passé », concluait le rapport final de la CVR, qui pointait du doigt les pensionnats autochtones comme instrument privilégié de cette politique, dont les effets devaient être réparés.

Afin d’éviter que les nouvelles générations soient, elles aussi, déracinées de leur milieu, la CVR proposait donc de réformer la protection de l’enfance. Elle demandait au gouvernement fédéral, notamment, d’affecter « des ressources suffisantes pour permettre aux collectivités autochtones et aux organismes de protection de l’enfance de garder les familles autochtones ensemble (…) et de garder les enfants dans des environnements adaptés à leur culture, quel que soit l’endroit où ils habitent. »

Premiers efforts budgétaires

Depuis, des fonds ont été débloqués. Selon Ottawa, les investissements dans les services de protection de l'enfance des premières nations ont atteint environ 1,2 milliards de dollars canadiens entre 2016 et 2018. Le budget 2018 prévoyait un nouvel investissement d’1,4 milliards de dollars sur six ans. Depuis 2016, le gouvernement a également débloqué 679,9 millions de dollars dans l'application du principe dit « de Jordan », qui vise à s’assurer que tous les enfants des premières nations vivant au Canada aient accès aux produits, services et soutien nécessaires pour combler tous leurs besoins en matière de santé, services sociaux et éducation. Et en janvier 2020, une loi est entrée en vigueur, qui permet la prise en charge des enfants autochtones par leur propre communauté.

Mais malgré cela, la protection de la jeunesse est toujours un sujet épineux et la question de la compensation des enfants perdus par ce système depuis 2006 fait grincer des dents. Car les enfants des Premières nations restent très surreprésentés dans le système de services à l’enfance. Une situation qualifiée de « crise humanitaire » par le gouvernement fédéral. Selon le recensement de 2016, alors qu’ils représentent 7,7 % de la population nationale de moins de 15 ans, ils comptaient pour 52,2 % des enfants placés en famille d’accueil.

27 000 euros par enfant

Si les conclusions de la CVR concernaient les enfants des pensionnats autochtones, un autre événement est venu accentuer la pression sur le gouvernement et lui rappeler qu’il pouvait faire mieux. Un an après que la CVR eut rendu son rapport, le Tribunal canadien des droits de la personne a rendu une décision qualifiée d’« historique » par l’Assemblée des Premières nations et la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières nations, qui avaient déposé plainte contre le gouvernement dès février 2007. Cette décision a ordonné aux Affaires autochtones, un ministère du gouvernement fédéral, de modifier le programme des Services à l’enfance des Premières nations, « de mettre fin à ses actes discriminatoires » et de « cesser d’appliquer sa définition étroite du principe de Jordan ». La ministre des Affaires autochtones de l’époque, Carolyn Bennett, reconnaissait que « l'un des problèmes, c'est que les services ont été rendus de façon inégale d'un bout à l'autre du pays. Non seulement l'argent est insuffisant, mais il est mal ou inégalement distribué ». Mais le tribunal ne prononçait pas de mesures précises de réparation des victimes.

En septembre 2019, nouveau coup de tonnerre : ce même tribunal ordonne alors au gouvernement fédéral de verser 40 000 dollars canadiens (27 000 euros), soit le maximum prévu par la loi, à chaque enfant ayant été placé dans le système de protection de l’enfance à partir du 1er janvier 2006. Dans son ordonnance, qui découle de sa décision de 2016, le tribunal indique que « le Canada s'est concentré sur des considérations financières plutôt que sur l'intérêt supérieur des enfants des Premières nations et sur le respect de leurs droits fondamentaux ». Le tribunal ordonne également l'indemnisation de chaque « parent ou grand-parent » responsable d'enfants inutilement retirés de leur foyer.

Selon plusieurs estimations, environ 54 000 enfants seraient concernés, soit au moins 2 milliards de compensations à payer pour le gouvernement. Sans compter celles ordonnées pour les parents et grands-parents.

Réconciliation ou question financière ?

Après ce jugement, la réjouissance des Autochtones a été de courte durée. Le premier ministre Trudeau, pourtant acquis à la cause de la réconciliation, a décidé de contester cette décision. « Je ne veux plus jamais entendre un libéral parler de réconciliation. Plus jamais ! », réagissait, le 4 octobre sur Twitter, le député néo-démocrate sortant de la Nation crie, Roméo Saganash. « Personne n’a été surpris, » commente l’avocate en droit autochtone Jacynthe Ledoux, « on s’attendait à ce que le gouvernement canadien aille en appel de cette décision, qu’il se batte bec et ongles pour ne pas payer la compensation. C’est un jugement difficile pour le Canada. Cela semble être une question financière. »

Trudeau, bien qu’il se dise d’accord sur le besoin de « compenser ceux qui ont été blessés », invoque la nécessité de répondre à cette question : « Mais comment bien les compenser, comment le faire de la bonne façon ? » Le gouvernement souhaiterait plutôt conclure un règlement dans le cadre d’une action collective distincte, engagée début 2019. Ottawa estime que la décision du tribunal limite les familles qui pourraient recevoir une indemnisation et parle d’un jugement « incohérent ».

Pour le chef de l’Assemblée des Premières nations Perry Pellegarde, « Ottawa aurait pu s’attaquer à un système défaillant et rétablir les inégalités, mais il ne l’a pas fait. Faire appel de cette décision est blessant et injuste ». Le député néo-démocrate Charlie Angus, qui alerte sur les conditions des Autochtones depuis des années, appuie dans le même sens : « Le gouvernement Trudeau a refusé de respecter les appels de la Commission vérité et réconciliation. Des enfants sont morts dans ce système brisé, mais le gouvernement continue de se battre pour nier la justice. »

En décembre, Angus a déposé une motion au Parlement pour, dit-il, « demander au gouvernement de mettre fin à sa guerre juridique et de négocier une indemnisation équitable ». « Elle a reçu l’appui de tous les partis, y compris du gouvernement libéral. Mais ils continuent d’ignorer le Parlement et le tribunal avec leurs tactiques juridiques », affirme-t-il.

Les réactions se sont multipliées. « Le Canada poursuit sa révision judiciaire dans le but d’annuler toute compensation financière », s’insurge alors la directrice générale de la Société de soutien à l'enfance et à la famille des Premières Nations, Cindy Blackstock. « On n’est pas à l’ère de la réconciliation, avec cette démarche, c’est une pierre de plus dans le mur de l’indifférence canadienne », soupire Me Ledoux. Les démarches de contestation du gouvernement sont « inacceptables d’un point de vue moral et éthique », déclare la directrice générale d’Amnesty International Canada francophone, France-Isabelle Langlois. Qui reste optimiste : « Le gouvernement n’a pas intérêt à laisser traîner le dossier et le conflictualiser. Sa position de départ est d’aller vers la réconciliation et le dédommagement et il est de bonne foi. Mais il y a le côté financier, on comprend entre les lignes que cela représente beaucoup d’argent. On a bon espoir que cela aille dans la bonne direction et qu’il va y avoir compensation, mais comment, et quand ? »

Recours-pression

En janvier, les négociations sur la façon de compenser ces enfants ont semblé avancer et toutes les parties ont accepté de reporter au 21 février la date-limite pour une réponse d’Ottawa aux demandes de compensation. Mais à quelques jours de cette date butoir, l’Assemblée des Premières nations a décidé d’intenter un recours collectif fédéral en vue de réclamer des dommages et intérêts, également, pour les enfants qui ne sont pas visés par la décision du Tribunal canadien des droits de la personne.

Pour Me Ledoux, rien d’anormal à ce qu’il y ait « une interaction entre les tables de négociation et le recours aux tribunaux. Quand les négociations bloquent ou sont au ralenti, il faut parfois voir les recours en justice comme un moyen de faire avancer les négociations et non pas comme une fin de discussion ».  Pour France-Isabelle Langlois, ce recours est tout de même « un signal fort envoyé à l’effet qu’il doit y avoir réparation et compensation. Cela fait partie du processus ».

Comme l’avait noté la CVR, « connaître la vérité a été difficile, mais se réconcilier le sera davantage ».