Dossier spécial « Justice transitionnelle : le grand défi colombien »

Comment Covid-19 peut faire dérailler les réparations en Amazonie colombienne

La pandémie de Covid-19 dévaste l'ensemble du bassin amazonien, au moment même où l'un des plus ambitieux programmes de réparations pour les peuples autochtones de cette région reculée de la forêt tropicale est sur le point de démarrer. Un programme qui est le résultat d’un débat sans précédent, pendant quatre ans, entre 26 communautés indigènes et l'État.

Comment Covid-19 peut faire dérailler les réparations en Amazonie colombienne
En pleine pandémie de Covid-19, un Huitoto colombien navigue sur la rivière Takana, à Leticia. © Tatiana de Nevo / AFP
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La Colombie a commencé à dédommager les victimes de son conflit armé plusieurs années avant que l'accord de paix de 2016 avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) ne donne un élan supplémentaire à ces efforts. Depuis un projet de loi historique de 2011 qui a reconnu les victimes du conflit armé, le pays a travaillé sur plusieurs façons de les dédommager, notamment par une compensation économique, la restitution des terres et la réhabilitation psycho-sociale. Le mois dernier, la Colombie a franchi le seuil des 9 millions de victimes enregistrées - soit un cinquième de sa population. Mais sachant que seulement 13,8 % des victimes éligibles ont à ce jour été indemnisées, les responsables politiques s'accordent de plus en plus pour dire que le processus d'indemnisation prendra plus de dix ans.

Cela est particulièrement évident dans les régions qui ont toujours échappé au radar de l'État. L'Amazonie colombienne est l'une des mieux préservées d'Amérique du Sud, en partie parce que le conflit, qui a duré 52 ans, a maintenu ses forêts tropicales humides isolées du reste du pays. Mais, paradoxalement, l'idée s’est ancrée que la guerre n'a jamais atteint ses habitants. Dans un contexte d'inquiétude généralisée face à l'augmentation de la déforestation, cette idée est aujourd'hui remise en question. Comme l'a indiqué Justice Info, des scientifiques et des juristes ont documenté les effets de la guerre sur les parcs nationaux et les gardiens de parcs, et font pression sur la justice transitionnelle pour qu'elle ouvre un dossier sur l'environnement.

Le gouvernement colombien est également à l'origine d'un ambitieux plan de réparations pour les communautés autochtones vivant en Amazonie, qui est prêt à démarrer après quatre ans de négociations avec elles. Mais aujourd’hui, Covid-19 frappe particulièrement fort le bassin amazonien et menace de faire dérailler ces efforts.

Un débat sans précédent avec 26 groupes indigènes

En 2015, les communautés indigènes ont entamé des discussions avec des fonctionnaires de l'Unité des victimes - l'institution gouvernementale chargée des réparations - sur ce à quoi pourraient ressembler les réparations. Elles ont eu une demande audacieuse : elles ont voulu un processus décisionnel collectif unique qui rassemblerait tous les peuples indigènes d'un département de la taille de la Bulgarie, dont certains vivent à 580 kilomètres les uns des autres.

Cette conversation sans précédent s'est engagée avec un noyau de 40 dirigeants de 16 organisations indigènes, dont 14 associations d'autorités indigènes traditionnelles (juridiquement connues sous le nom d'AATI) et deux conseils urbains de la ville de Leticia. Au total, ils représentent 38 000 personnes issues de 26 groupes indigènes différents. Le simple fait de se réunir a été un exploit logistique, dans une région sans voie routière et où beaucoup ont dû se déplacer pendant des jours en bateau à moteur. Certains ont même dû se rendre à Bogota, la capitale colombienne située dans les Andes, avant de prendre un avion de retour pour à Leticia, au sud, sur les rives du fleuve Amazone.

Pour compliquer encore les choses, ces communautés n'étaient pas même enregistrées comme victimes. Entre 2017 et 2018, des fonctionnaires ont visité toutes les réserves indigènes réparties sur le fleuve Amazone et ses deux principaux affluents, recueillant des informations sur la façon dont elles avaient été touchées par la guerre. Les dirigeants autochtones ont également conclu un accord avec le ministère de l'Intérieur pour s'assurer que la consultation préalable, légalement obligatoire et mise en place pour protéger les minorités ethniques, se déroulerait en même temps. Les communautés ont même versé 60 000 dollars de leur propre poche.

Une famille de Huitoto colombiens portant des masques chirurgicaux
Une famille de Huitoto colombiens, à Leticia. La pandémie de Covid-19 frappe particulièrement les peuples autochtones d'Amazonie, dont certains sont en danger d'extinction. © Tatiana de Nevo / AFP

Une guerre invisible en Amazonie

"L’idée générale était que ces villes avaient reçu des victimes fuyant d'autres lieux, mais qu'aucune n'avait été directement victime. Certaines personnes ne comprennent toujours pas pourquoi nous avons conçu un effort de sensibilisation aussi ambitieux, car elles pensent toujours que le conflit armé n’a jamais atteint [cette région]", explique Yenny Beltrán, membre de « l'équipe ethnique » de l'Unité des victimes.

Les séances de groupe ont révélé qu'un grand nombre de jeunes ont été recrutés de force par les FARC, que les violences sexuelles contre les femmes indigènes étaient courantes, que les communautés vivant près des gisements d'or et de coltan étaient attaquées et que leur matériel radio et de santé étaient fréquemment pillés par les rebelles.

Leurs récits révèlent une violence qui était jusqu’ici restée invisible. Pour la plupart des Colombiens, la violence en Amazonie est une page dans les livres d'histoire qui raconte comment l'extraction du caoutchouc, au début des années 1900 (menée par des tailleurs péruviens mais tolérée par les autorités colombiennes), a connu un boom sur fond de violations des droits de l'homme à l'encontre de milliers d'indigènes. Leur situation, dénoncée par le diplomate irlandais Roger Casement, a donné lieu à une enquête parlementaire au Royaume-Uni contre la Peruvian Amazon Company - ou Arana House - qui a dû mettre fin à ses activités. Bien que, en 2012, Juan Manuel Santos ait été le premier président colombien à demander pardon pour ces faits, peu de dirigeants politiques ont reconnu que la violence à l’encontre des autochtones s'est poursuivie au cours du siècle suivant.

Les formes de réparation indigènes

Finalement, en 2019, chaque organisation a défini quelles formes spécifiques de réparation collective ont du sens pour elle, conformément à l'idée de l'accord de paix de donner la priorité aux formes de réparation pouvant atteindre des groupes entiers et pas seulement des individus. Elles comprennent notamment le soutien à la médecine et aux rituels traditionnels, le renforcement des langues autochtones et la transmission orale des connaissances des anciens, la réparation des grandes huttes aux toits de chaume - connues sous le nom de malokas - au cœur de la vie communautaire, et l’aide à la gouvernance territoriale avec des bateaux et du matériel radio.

"Nous avons examiné quels procédés communautaires avaient été interrompus par le conflit, en cherchant à les poursuivre et en choisissant des mesures renforçant ce que nous appelons le pollen de la vie, ce qui peut éviter que notre pensée et nos paroles meurent", explique Rufina Román, une dirigeante du peuple Uitoto, dans le canyon d'Araracuara, sur le fleuve Caquetá. Son organisation Crima, qui regroupe 1 800 personnes des peuples Uitoto, Andoke, Nonuya et Muinane, s'est concentrée sur les danses traditionnelles, des « semaines de la langue » et la finalisation de leur "plan de vie", la feuille de route de leur communauté.

De nombreux groupes ethniques dont le nombre diminue se sont concentrés sur la revitalisation de leur langue maternelle. "Nous n'avons nulle part où nous adresser lorsqu'un enfant étudie notre dialecte ou lorsqu'un adulte a une question à poser. Ici, tout au plus 10 % d'entre nous parlent l'un ou l'autre de nos deux dialectes", explique Jarvis Bernanza, chef de l'organisation Pani, qui regroupe cinq communautés situées plus en aval, à la frontière du parc national de Cahuinari. L'un de leurs principaux projets est la création de dictionnaires Bora-Espagnol et Miraña-Espagnol.

Bien que ces communautés amazoniennes ne représentent qu'une fraction du programme de réparations collectives de la Colombie (qui compte 578 groupes, dont 65% appartiennent à des minorités ethniques), l'ensemble du processus contribue à repenser la notion de réparations pour les peuples autochtones. "Les deux parties ont eu beaucoup à apprendre. De leur côté, parce que l'Etat colombien vient souvent nous voir sans comprendre notre contexte. De notre côté, parce que nous voyons une volonté politique et la possibilité de parvenir à des accords", explique Rufina Román.

Une pandémie en Amazonie

L'arrivée de Covid-19 en Amazonie a déjà retardé le début de ces réparations et constitue une menace existentielle pour nombre de ces communautés. La proximité et les connexions fluviales avec le Brésil, épicentre régional de la pandémie, ont fait que le département de l'Amazonie connaît 2 % des décès et des cas confirmés dans tout le pays, alors qu'il abrite moins de 0,1 % de la population colombienne.

Ce qui est peut-être le plus inquiétant, c'est que Covid-19 menace des communautés considérées comme menacées d'extinction physique et culturelle. Deux des 31 indigènes qui sont morts de Covid-19 appartiennent à des groupes ethniques de moins de 300 membres. L'un d'entre eux est Antonio Bolívar, un vieil Ocaina devenu célèbre au niveau national pour son rôle dans le film "Embrace of the Serpent", nominé aux Oscars, dans lequel il jouait un chaman qui guidait les scientifiques Theodor Koch-Grünberg et Richard Evans Schultes en Amazonie. Il était l'un des 285 derniers Ocainas en Colombie, bien qu'un groupe plus important se trouve encore au Pérou. Un autre aîné est décédé, l'un des 197 Tarianos colombiens (ils sont quelque 1 900 au Brésil).

Au moins quatre autres groupes ethniques comptant moins de 500 membres ont également enregistré des cas confirmés, notamment les Jiw, les Karapana, les Yagua et - ce qui est le plus préoccupant - les Matapis, 71 membres, qui vivent sur les rivières Mirití-Paraná et Apaporis. Au total, au 26 juin, 998 cas avaient été détectés parmi 40 peuples différents.

"Un exemple de la façon dont nous pouvons travailler avec les autorités"

Même si les communautés sur le fleuve Amazone ont été les plus touchées, le nouveau coronavirus a également été détecté dans des zones de jungle isolées plus au nord. Le 2 juillet, trois cas ont été confirmés à La Chorrera, une localité située sur le fleuve Igará-Paraná, au nord de la frontière péruvienne, où une autre des 16 organisations est basée. Deux personnes ont été transportées par avion à Pasto pour y recevoir des soins médicaux, car il n'y a pas d'unité de soins intensifs dans la région.

En raison de la pandémie, certains sont déjà en train de revoir leurs priorités en matière de réparation. "La maladie n'a pas pu entrer parce que notre garde indigène a travaillé dur pour la prévenir, en vérifiant que les gens utilisaient des masques, en s'assurant que les sept personnes présentant des symptômes restent isolées et en contrôlant qu'aucun étranger ne s'approche", explique Romelio Pinto, dont l'organisation Azcaita regroupe 3 700 Indiens Tikuna principalement, à quelques kilomètres seulement de Leticia, ville durement touchée. Selon lui, leur décision d'allouer des fonds de réparation pour nourrir des familles des gardiens non armés, leur permettant de travailler à la prévention du Covid-19, a porté ses fruits.

Crima, au centre de Caquetá, fait pression sur le gouvernement pour qu'il achète des bateaux à moteur, car ceux-ci peuvent servir d'ambulance au cas où un patient doit être transporté d'une communauté située à six heures de route à l’aérodrome où il peut prendre un avion vers un hôpital de Bogota. A travers ce manque d'installations et de personnel de santé, "la pandémie montre l'abandon des territoires amazoniens par l'État", comme le dit Rufina Román.

"Si Covid arrive dans nos communautés, il serait mortel. Un groupe comme les Miraña, qui ne comptent que 280 personnes, pourrait être décimé. Cela pourrait les conduire à disparaître", affirme Jarvis Bernanza, avant de marteler sa confiance dans le programme de réparations qu'ils ont contribué à concevoir. "Nous n'avions jamais eu un tel processus avec l'État colombien. Cette voie que nous avons tracée, avec toutes ses difficultés et ses satisfactions, est un exemple de la façon dont nous pouvons travailler avec les autorités."

LE CANDIDAT DE DUQUE À LA CPI

Sans annonce publique, le gouvernement colombien a nommé, à la mi-mai, un proche allié politique du président Iván Duque pour l'un des six sièges de juges à la Cour pénale internationale (CPI) qui seront attribués en décembre.

Andrés Barreto, actuellement à la tête de l'Agence colombienne de régulation de la compétitivité et l'un des huit candidats d'Amérique latine et des Caraïbes, est un avocat de 40 ans avec une formation en droit international mais aucune expérience en droit pénal. Ami d'enfance de Duque, il a été son chef de cabinet au Congrès, puis son trésorier et conseiller juridique pour sa campagne électorale de 2018. Auparavant, il a travaillé au ministère colombien des Affaires étrangères et a participé à la rédaction de la demande de Duque auprès de la CPI, en 2017, de poursuivre du président vénézuélien Nicolás Maduro.

La candidature présentée par Duque intervient à un moment singulier. Le mois dernier, des membres de son parti ont annoncé qu'ils chercheraient, une fois de plus, à modifier la Juridiction spéciale pour la paix, tribunal issu de l'accord de paix de 2016, arguant que les militaires et les policiers qui font l'objet d'une enquête pour violation des droits de l'homme ne devraient pas être jugés par le même tribunal que celui qui juge les anciens rebelles des FARC. Mais leur stratagème politique pourrait se retourner contre eux, car les exécutions extrajudiciaires commises par ces officiers sont l'une des questions centrales de l'examen préliminaire en cours du Bureau du Procureur de la CPI sur la Colombie. L’année dernière, la tentative de Duque de modifier le système de justice transitionnelle a entraîné, comme l'a dit Justice Info, une série de revers politiques qui ont sapé son leadership.

Ce n'est pas la première fois que Duque propose un allié proche pour un organisme international de défense des droits de l'homme. En 2019, son candidat Éverth Bustamante, un ancien collègue du Sénat et ancien membre de la guérilla du M-19 qui a signé un accord de paix il y a trois décennies, a perdu l'élection pour un siège à la Commission interaméricaine des droits de l'homme. Un groupe d'experts de haut niveau avait exprimé des inquiétudes quant à son manque de connaissances en matière de droit international des droits de l'homme et à ses liens politiques avec le gouvernement.