Au Congo, braver la peur pour réclamer justice et réparation

Des centaines de victimes se sont constituées parties civiles au procès de Fréderic Masudi Alimasi, dit « Koko di koko ». Ce chef milicien comparaît depuis fin septembre pour crimes contre l’humanité, devant un tribunal militaire de Bukavu, en République démocratique du Congo. Malgré l’insécurité et les menaces, les victimes sont venues réclamer « justice et réparation ».

Au Congo, braver la peur pour réclamer justice et réparation©Claude SENGENYA
A Bukavu, l’identité des témoins victimes de viols est protégée par des combinaisons avec cagoule.
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Bukavu. Palais de la justice militaire. Mercredi 23 octobre 2019. Sur la dizaine de dossiers figurant au rôle, un seul semble mobiliser tout le monde, des avocats aux délégués des organisations de défense des droits de l’homme, en passant par les journalistes et les étudiants en droit. Ils sont des dizaines à affluer dans la salle d’audience, dès 9 heures du matin, pour suivre ce procès dans cette ville de l’Est de la République démocratique du Congo (RDC). Le dossier 1448/019 concerne le chef milicien Fréderic Masudi Alimasi, dit « Koko di koko », et ses quatre acolytes. Ils sont poursuivis pour viols, meurtres, tortures, esclavage sexuel, privation de liberté, pillage et destruction de biens, actes pouvant constituer des crimes contre l’humanité. Des atrocités commises par la milice Raia Mutomboki, entre février et août 2018, dans les territoires de Shabunda et Mwenga. Environ 350 victimes sont enregistrées, selon l’organisation TRIAL International, dont plus de 190 ont subi des violences sexuelles.

« Je m’attendais à des monstres »

A 11 heures, quand la police d’audience fait venir les cinq prévenus, l’assistance est agitée. Tout le monde veut connaître « Koko di koko ». Mais dix minutes plus tard, quand le président du tribunal, le major Kabila Kangoyi, appelle nommément les prévenus, le public est déçu. « Ce sont ces simples messieurs qui ont terrorisé Shabunda et Mwenga ? Pas possible ! Je m’attendais à des monstres », s’étonne Egide Abalawi, journaliste à Bukavu. « Notre gouvernement ne devrait pas se laisser saboter par des gens de cette parure », commente Christopher, étudiant en droit, dont la surprise est égale.

Le chef milicien
Le chef milicien "Koko di koko" prend la parole au micro, entouré des 4 autres accusés de la milice Raia Mutomboki. © Claude SENGENYA

En guise de monstre, l’assistance se trouve plutôt en face d’un homme mince, aux gros yeux, qui apparaît détendu dans sa blouse bleu foncé de prisonnier, bordée de jaune. Après environ un mois d’audiences foraines à Shabunda et Mwenga, au plus près des victimes, le tribunal militaire est retourné à Bukavu pour la phase finale de cette affaire. L’audience de ce 23 octobre est consacrée à l’audition des dernières victimes.

Le calvaire des femmes de Shabunda et Mwenga

Comme la soixantaine de victimes qui ont défilé devant les juges à Kitutu et Kigulube, dans le Sud-Kivu profond, les deux dernières qui sont conviées à Bukavu décrivent à leur tour les actes atroces qu’elles ont, selon elles, subis de la part de Raia Mutomboki, la milice de Koko di Koko. « Moi, ils m'ont trouvée en route, alors qu'ils traînaient déjà d'autres otages », raconte la première, qui avait 15 ans et demi au moment des faits et comparaît sous le nom de code BK/23/A. « Nous avons passé deux semaines en brousse, violentées à longueur de journée par tout bourreau qui nous désirait. Koko di Koko, étant le chef, m'a couchée avant de me céder à son subalterne. Des femmes distribuées comme des objets. C'était pénible le temps passé à leurs côtés, parce qu'obligées à fuir à tout  moment qu'on nous annonçait l'approche des militaires. Un jour, ils ont enlevé des ponts et nous ont obligées à traverser sur la corde une rivière profonde. Si vous manquez d’équilibre, vous tombez dedans, et la rivière devient votre tombe. »

Celle qui souhaite qu’on l’appelle Rebecca, pour préserver son anonymat, est devenue une héroïne. Le lendemain de sa comparution, JusticeInfo l’a rencontrée à Panzi, l’hôpital créé par le prix Nobel de la paix Denis Mukwege. Depuis une semaine, elle y bénéficie d’une prise en charge médicale et psychosociale. Rebecca n’avait que 16 ans lorsque Koko di koko et sa bande l’ont arrachée à son mari, juste une semaine après leur mariage, pour la transformer en esclave sexuelle, raconte-t-elle. Neuf mois de calvaire. « Un triste jour du 8 février 2018 que je ne saurais oublier dans ma vie. Ils sont venus attaquer notre village de Kabikokole. C’était sauve qui peut. Malheureusement, moi et trois autres femmes, nous n’avons pas su nous échapper, ils nous ont prises en otage et nous ont rendues esclaves sexuelles. Koko di koko a couché chacune de nous, avant de nous rétribuer à ses lieutenants. Moi, personnellement, me violer était une punition. Quand ils ont fini à me prendre par force, il [Koko di koko] est venu, m’a regardée dans les yeux avec moquerie et m’a dit qu’il a fait ça pour me sanctionner de n’avoir pas accepté de faire l’amour avec lui quand il vivait encore à Kigulube comme policier », témoigne-t-elle.

Des victimes en manque de soins

Selon Panzi, elles sont 214 victimes de violences sexuelles à s’être constituées parties civiles. John Leki, psychologue à Panzi, les a toutes rencontrées. Il évoque toutes les victimes, femmes et hommes : « Ces miliciens se servaient des machettes pour fouetter leurs victimes. A Kigulube, certaines ont leurs faces déjà paralysées. D’autres ont leurs mains coupées, les testicules broyées. Il y a des hommes tellement troublés après avoir été contraints de coucher avec leurs sœurs, belles-sœurs et belles-mères. Ils et elles nécessitent une prise en charge. »

Fin octobre, seules deux victimes avaient rejoint Panzi pour se faire soigner. John Leki craint pour la santé de plus de 200 autres qui demeurent éparpillées sans soins dans les villages de Shabunda et Mwenga. « Il s’agit de villages qui n’ont ni hôpital, ni centre de santé. Or, pour les victimes des viols, il est conseillé qu’elles rejoignent les structures sanitaires 72 heures seulement après les faits. Notre hiérarchie étudie la possibilité de les ramener à Panzi, mais je crains déjà que de nombreuses victimes soient atteintes de maladies sexuellement transmissibles, comme le VIH Sida », s’inquiète-t-il.

Menaces et insécurité

Toutes n’ont pas non plus pris le risque de venir témoigner devant le tribunal. D’après Charles Cikura, coordonnateur du collectif des avocats des parties civiles, nombre d’entre elles ont été empêchées de venir témoigner devant les juges. « A Kigulube, où nous avons été, certaines ont été empêchées par un certain Bozi, qui était la deuxième personnalité de la brigade que commandait Koko di Koko », accuse-t-il. « Il avait envoyé ses éléments voir des témoins qui devaient venir déposer devant le tribunal et avait menacé de les tuer. Beaucoup de victimes ont hésité, d’autres se sont camouflées pour témoigner », dit l’avocat.

John Leki appuie : « A Kigulube, perdu au milieu de la forêt, presque tout le monde est victime de Koko di Koko parce que c’est là où était érigé le quartier général de sa milice. Beaucoup ont eu peur de venir témoigner. Après l’engouement le premier jour de l’audience, la salle d’audience se vidait progressivement lorsque certains habitants ciblés commençaient à recevoir sur mobile des messages venant des miliciens Raia Mutomboki, menaçant de les enlever au retour du tribunal s’ils osaient déposer contre leur ancien chef. Les audiences foraines se sont déroulées dans un climat de psychose et d’insécurité. »

Fréderic Masudi Alimasi, alias Koko di Koko, commandait l’une des 18 brigades que comptait la faction Raia Mutomboki d’un prénommé « Donat ». En tant que commandant de brigade, il n’aurait eu le contrôle que sur environ dix combattants, comme le confirme d’ailleurs Rebecca. « Sur près de 10 personnes, seules cinq sont arrêtées. Où sont les autres ? Libres. Certes, la brigade que commandait  Koko di koko aurait disparu, mais cela n’entache en rien l’influence de Raia Mutomboki sur Shabunda et Mwenga. Ils demeurent les maîtres dans de nombreux villages », explique Josaphat Musamba Bussy, chercheur au Groupe  d’études sur les conflits et la sécurité humaine du Sud-Kivu.

Mesures de protection

Le collectif des avocats des parties civiles assure pourtant que ces manœuvres de la milice n’affectent en rien le travail de justice. « Une soixantaine de victimes ont témoigné. Et parmi les victimes empêchées, il y en avait qui avaient déjà été entendues au niveau pré-juridictionnel. Elles ont fait des déclarations. On va s’en tenir aux procès-verbaux qui avaient été établis à l’occasion. Il n’y a rien à s’inquiéter, surtout que nous les avons, de notre côté, vues et elles nous ont mandatés pour les représenter en justice », veut rassurer Charles Cikura.

Le tribunal a opté pour des mesures spéciales de protection. Les victimes et témoins sont désignés par des noms de code. Des combinaisons en tissu, recouvrant tout le corps, avec cagoule en forme de tête d’animal [NDLR : notre photo], leur garantissent l’anonymat, ainsi que le recours à des appareils de distorsion de la voix lors des auditions. Mais lors de certains récits des victimes, les prévenus ont pu se souvenir des événements et identifier les victimes avec exactitude.

Le 25 octobre, les avocats des parties civiles ont défilé devant les juges militaires pour démontrer en quoi tous ces actes étaient constitutifs de crimes contre l’humanité. « Monsieur le président, ces prévenus devant vous ont mené des attaques systématiques et généralisées contre des civils à Shabunda et Mwenga. Cela se manifeste par l’ampleur du nombre des personnes et villages victimes. Ils ont violé des femmes, torturé des hommes, ils ont exercé le pouvoir de droit de propriété sur les victimes. Il s’agit bien de crimes contre l’humanité », a dénoncé l’avocate Adèle Bisharwa. « Vous les avez écoutés dire qu’ils avaient décidé d’aller mener une expédition punitive contre les populations à Kabikokole. Ils se sont donc réunis, ont peaufiné des stratégies, y compris celle de la destruction des ponts pour empêcher les militaires d’intervenir. Allez comprendre, monsieur le président, qu’il ne s’agissait pas d’actes isolés, mais plutôt coordonnés et menés en pleine collaboration, chacun dans son rôle. Eh bien, ils sont tous coupables ! », a plaidé son confère David Bugamba.

Mise en cause l’armée et de l’État

Maître Bugamba est également coordonnateur de la clinique juridique de Panzi. Il est allé jusqu’à incriminer l’Etat congolais, l’accusant d’avoir failli à sa mission régalienne de protéger les civils. « Où était l’État quand on attaquait cette dizaine de villages ? Quand on violait nos sœurs ? Lors d’une audience, vous avez entendu un lieutenant de l’armée arguer qu’ils ne savaient pas intervenir, faute d’effectifs. Une triste révélation : lors de l’attaque de Kabikokole, ce village n’était protégé que par un policier sans arme. Pourquoi, monsieur le président, cette légèreté dans la sécurité de nos concitoyens ? », a-t-il demandé. « A Kitutu, l’épouse du chef de village nous a révélé que la population de Kabikokole, ayant été informée de la venue des miliciens, avait alerté les militaires cantonnés dans le village voisin de Lubushwa. Mais ces derniers n’ont rien fait pour empêcher cette expédition punitive des miliciens. Et quand ces derniers revenaient de Kabikokole pour Wameli, ils ont croisé, chemin faisant, les forces loyalistes congolaises qui, au lieu d’attaquer des miliciens, se sont plutôt contentées de partager les butins de guerre », a dénoncé Maître Bugamba. « Vous devez condamner [l’État congolais] à cause de sa négligence et irresponsabilité pour n’avoir pas su protéger la population. »

Au final, les parties civiles demandent au tribunal de condamner les prévenus à verser des dommages et intérêts variant entre 5 000 et 50 000 dollars américains par victime (5 000 pour les victimes de pillages et autres actes inhumains, 20 000 pour les victimes de viols et de torture, 30 000 pour celles d’esclavage sexuel, 40 000 pour la disparition forcée, 50 000 pour le meurtre). Elles ont également demandé au tribunal de condamner l’État congolais à assurer « la prise  en charge médicale et psychosociale des victimes pendant une période nécessaire dans les structures sanitaires étatiques les plus proches des victimes ». Réquisitoire, réplique de la défense et verdict sont attendus d’ici la fin de la semaine.